Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4) - Жорж Санд 5 стр.


Il en résulta que Marie-Aurore de Saxe ne fut jamais que de nom l'épouse de son premier mari; car ils ne se virent plus qu'au milieu des fêtes princières qu'ils reçurent en Alsace, garnison sous les armes, coups de canon, clefs de la ville présentées sur un plat d'or, harangues des magistrats, illuminations, grands bals à l'hôtel-de-ville; que sais-je? tout le fracas de vanité par lequel le monde semblait vouloir consoler cette pauvre petite fille d'appartenir à un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle devait fuir comme la mort.

Ma grand'mère m'a souvent raconté l'impression que lui fit, au sortir du cloître, toute la pompe de cette réception. Elle était dans un grand carrosse doré tiré par quatre chevaux blancs; monsieur son mari était à cheval avec un habit chamarré très magnifiquement. Le bruit du canon faisait autant de peur à Aurore que la voix de son mari. Une seule chose l'enivra, c'est qu'on lui apporta à signer, avec autorisation royale, la grâce des prisonniers. Et tout aussitôt une vingtaine de prisonniers sortirent des prisons d'Etat et vinrent la remercier. Elle se mit alors à pleurer, et peut-être la joie naïve qu'elle ressentit lui fut-elle comptée plus tard par la Providence, lorsqu'elle sortit de prison après le 9 thermidor.

Mais, peu de semaines après son arrivée en Alsace, au beau milieu d'une nuit de bal, M. le gouverneur disparut; madame la gouvernante dansait, à trois heures du matin, lorsqu'on vint lui dire tout bas que son mari la priait de vouloir passer un instant chez lui. Elle s'y rendit; mais, à l'entrée de la chambre du comte, elle s'arrêta interdite, se rappelant combien son jeune frère l'abbé lui avait recommandé de n'y jamais pénétrer seule. Elle s'enhardit dès qu'on ouvrit la chambre et qu'elle y vit de la lumière et du monde. Le même valet qui avait parlé le jour du mariage soutenait en ce moment le comte de Horn dans ses bras. On l'avait étendu sur son lit: un médecin se tenait à côté. «Monsieur le comte n'a plus rien à dire à madame la comtesse, s'écria le valet de chambre en voyant paraître ma grand'mère; emmenez, emmenez madame!» Elle ne vit qu'une grande main blanche qui pendait sur le bord du lit et qu'on releva vite pour donner au cadavre l'attitude convenable. Le comte de Horn venait d'être tué en duel d'un grand coup d'épée.

Ma grand'mère n'en sut jamais davantage. Elle ne pouvait guère rendre d'autre devoir à son mari que de porter son deuil; mort ou vivant, c'était toujours de l'effroi qu'il lui avait inspiré.

Je crois, si je ne me trompe, que la Dauphine vivait encore à cette époque, et qu'elle replaça Marie-Aurore dans un couvent. Que ce fût tout de suite ou peu après, il est certain que la jeune veuve recouvra bientôt la liberté de voir sa mère, qu'elle avait toujours aimée, et qu'elle en profita avec empressement9.

Les demoiselles de Verrières vivaient toujours ensemble dans l'aisance, et menant même assez grand train, encore belles et assez âgées pourtant pour être entourées d'hommages désintéressés. Celle qui fut mon arrière-grand'mère était la plus intelligente et la plus aimable. L'autre avait été superbe; je ne sais plus de quel personnage elle tenait ses ressources. J'ai ouï dire qu'on l'appelait la Belle et la Bête.

Elles vivaient agréablement, avec l'insouciance que le peu de sévérité des mœurs de l'époque leur permettait de conserver, et cultivant les Muses, comme on disait alors. On jouait la comédie chez elles, M. de la Harpe y jouait lui-même ses pièces encore inédites. Aurore y fit le rôle de Mélanie avec un succès mérité. On s'occupait là exclusivement de littérature et de musique. Aurore était d'une beauté angélique, elle avait une intelligence supérieure, une instruction solide, à la hauteur des esprits les plus éclairés de son temps, et cette intelligence fut cultivée et développée encore par le commerce, la conversation et l'entourage de sa mère. Elle avait, en outre, une voix magnifique, et je n'ai jamais connu de meilleure musicienne. On donnait aussi l'opéra-comique chez sa mère. Elle fit Colette dans le Devin du village, Azémia dans les Sauvages, et tous les principaux rôles dans les opéras de Grétry et les pièces de Sedaine. Je l'ai entendue cent fois dans sa vieillesse chanter des airs des vieux maîtres italiens, dont elle avait fait depuis sa nourriture plus substantielle: Leo, Porpora, Hasse, Pergolèse, etc. Elle avait les mains paralysées et s'accompagnait avec deux ou trois doigts seulement sur un vieux clavecin criard. Sa voix était chevrotante, mais toujours juste et étendue; la méthode et l'accent ne se perdent pas. Elle lisait toutes les partitions à livre ouvert, et jamais depuis je n'ai entendit mieux chanter ni mieux accompagner. Elle avait cette manière large, cette simplicité carrée, ce goût pur et cette distinction de prononciation qu'on n'a plus, qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Dans mon enfance, elle me faisait dire avec elle un petit duetto italien, de je ne sais plus quel maître:

Non mi dir, bel idol mio,
Non mi dir ch'io son ingrato.

Elle prenait la partie du ténor, et quelquefois encore, quoiqu'elle eût quelque chose comme soixante-cinq ans, sa voix s'élevait à une telle puissance d'expression et de charme, qu'il m'arriva un jour de rester court et de fondre en larmes en l'écoutant. Mais j'aurai à revenir sur ces premières impressions musicales, les plus chères de ma vie. Je vais retourner maintenant sur mes pas et reprendre l'histoire de la jeunesse de ma chère bonne maman.

Parmi les hommes célèbres qui fréquentaient la maison de ma mère, elle connut particulièrement Buffon, et trouva dans son entretien un charme qui resta toujours frais dans sa mémoire. Sa vie fut riante et douce autant que brillante, à cette époque. Elle inspirait à tous l'amour ou l'amitié. J'ai nombre de poulets en vers fades que lui adressèrent les beaux esprits de l'époque, un entre autres de La Harpe, ainsi tourné:

Des Césars, à vos pieds, je mets toute la cour10.
Recevez ce cadeau que l'amitié présente,
Mais n'en dites rien à l'amour...
Je crains trop qu'il ne me démente!

Ceci est un échantillon de la galanterie du temps. Mais Aurore traversa ce monde de séductions et cette foule d'hommages sans songer à autre chose qu'à cultiver les arts et à former son esprit. Elle n'eut jamais d'autre passion que l'amour maternel, et ne sut jamais ce que c'était qu'une aventure. C'était pourtant une nature tendre, généreuse et d'une exquise sensibilité. La dévotion ne fut pas son frein. Elle n'en eut pas d'autre que celle du dix-huitième siècle, le déisme de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire. Mais c'était une ame ferme, clairvoyante, éprise particulièrement d'un certain idéal de fierté et de respect de soi-même. Elle ignora la coquetterie, elle était trop bien douée pour en avoir besoin, et ce système de provocation blessait ses idées et ses habitudes de dignité. Elle traversa une époque fort libre et un monde très corrompu sans y laisser une plume de son aile; et condamnée par un destin étrange à ne pas connaître l'amour dans le mariage, elle résolut le grand problème de vivre calme et d'échapper à toute malveillance, à toute calomnie.

Je crois qu'elle avait environ vingt-cinq ans lorsqu'elle perdit sa mère. Mlle de Verrières mourut un soir, au moment de se mettre au lit, sans être indisposée le moins du monde et en se plaignant seulement d'avoir un peu froid aux pieds. Elle s'assit devant le feu, et tandis que sa femme de chambre lui faisait chauffer sa pantoufle, elle rendit l'esprit sans dire un mot ni exhaler un soupir. Quand la femme de chambre l'eut chaussée, elle lui demanda si elle se sentait bien réchauffée, et n'en obtenant pas de réponse, elle la regarda au visage et s'aperçut que le dernier sommeil avait fermé ses yeux. Je crois que dans ce temps-là, pour certaines natures qui se trouvaient en harmonie complète avec l'humeur et les habitudes de leur milieu philosophique, tout était agréable et facile, même de mourir.

Aurore se retira dans un couvent: c'était l'usage quand on était jeune fille ou jeune veuve, sans parens pour vous piloter à travers le monde. On s'y installait paisiblement, avec une certaine élégance, on y recevait des visites, on en sortait le matin, le soir même, avec un chaperon convenable. C'était une sorte de précaution contre la calomnie, une affaire d'étiquette et de goût.

Mais pour ma grand'mère, qui avait des goûts sérieux et des habitudes d'ordre, cette retraite fut utile et précieuse. Elle y lut prodigieusement, et entassa des volumes d'extraits et de citations que je possède encore, et qui me sont un témoignage de la solidité de son esprit et du bon emploi de son temps. Sa mère ne lui avait laissé que quelques hardes, deux ou trois portraits de famille, celui d'Aurore de Kœnigsmark entre autres, singulièrement logé chez elle par le maréchal de Saxe, beaucoup de madrigaux et de pièces de vers inédits de ses amis littéraires (lesquels vers inédits méritaient bien de l'être), enfin le cachet du maréchal et sa tabatière, que j'ai encore et qui sont d'un très joli travail. Quant à sa maison, à son théâtre et à tout son luxe de femme charmante, il est à croire que les créanciers se tenaient prêts à fondre dessus, mais que, jusqu'à l'heure sereine et insouciante de sa fin, la dame avait trop compté sur leur bonne éducation pour s'en tourmenter. Les créanciers de ce temps-là étaient en effet fort bien élevés. Ma grand'mère n'eut pas le moindre désagrément à subir de leur part; mais elle se trouva réduite à une petite pension de la Dauphine, qui même manqua tout d'un coup un beau jour. Ce fut à cette occasion qu'elle écrivit à Voltaire et qu'il lui répondit une lettre charmante, dont elle se servit auprès de la duchesse de Choiseul11.

Mais il est probable que cela ne réussit point, car Aurore se décida, vers l'âge de trente ans, à épouser M. Dupin de Francueil, mon grand-père, qui en avait alors soixante-deux.

M. Dupin de Francueil, le même que Jean-Jacques Rousseau, dans ses Mémoires, et Mme d'Epinay, dans sa Correspondance, désignent sous le nom de Francueil seulement, était l'homme charmant par excellence, comme on l'entendait au siècle dernier. Il n'était point de haute noblesse, étant fils de M. Dupin, fermier-général, qui avait quitté l'épée pour la finance. Lui-même était receveur général à l'époque où il épousa ma grand'mère. C'était une famille bien apparentée et ancienne, ayant quatre in-folio de lignage bien établi par grimoire héraldique, avec vignettes coloriées fort jolies. Quoi qu'il en soit, ma grand'mère hésita longtemps à faire cette alliance, non que l'âge de M. Dupin fût une objection capitale, mais parce que son entourage, à elle, le tenait pour un trop petit personnage à mettre en regard de Mlle de Saxe, comtesse de Horn. Le préjugé céda devant des considérations de fortune, M. Dupin étant fort riche à cette époque. Pour ma grand'mère, l'ennui d'être séquestrée au couvent dans le plus bel âge de sa vie, les soins assidus, la grâce, l'esprit et l'aimable caractère de son vieux adorateur, eurent plus de poids que l'appât des richesses; après deux ou trois ans d'hésitation, durant lesquels il ne passa pas un jour sans venir au parloir déjeuner et causer avec elle, elle couronna son amour et devint Mme Dupin12.

Elle m'a souvent parlé de ce mariage si lentement pesé et de ce grand-père que je n'ai jamais connu. Elle me dit que pendant dix ans qu'ils vécurent ensemble, il fut, avec son fils, la plus chère affection de sa vie; et bien qu'elle n'employât jamais le mot d'amour, que je n'ai jamais entendu sortir de ses lèvres à propos de lui ni de personne, elle souriait quand elle m'entendait dire qu'il me paraissait impossible d'aimer un vieillard. «Un vieillard aime plus qu'un jeune homme, disait-elle, et il est impossible de ne pas aimer qui vous aime parfaitement. Je l'appelais mon vieux mari et mon papa. Il le voulait ainsi, et ne m'appelait jamais que sa fille, même en public. Et puis, ajoutait-elle, est-ce qu'on était jamais vieux dans ce temps-là? C'est la révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. Votre grand-père, ma fille, a été beau, élégant, soigné, gracieux, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d'une humeur égale jusqu'à l'heure de sa mort. Plus jeune, il avait été trop aimable pour avoir une vie aussi calme, et je n'eusse peut-être pas été aussi heureuse avec lui, on me l'aurait trop disputé. Je suis convaincue que j'ai eu le meilleur âge de sa vie, et que jamais jeune homme n'a rendu une jeune femme aussi heureuse que je le fus; nous ne nous quittions pas d'un instant, et jamais je n'eus un instant d'ennui auprès de lui. Son esprit était une encyclopédie d'idées, de connaissances et de talens qui ne s'épuisa jamais pour moi. Il avait le don de savoir toujours s'occuper d'une manière agréable pour les autres autant que pour lui-même. Le jour il faisait de la musique avec moi; il était excellent violon, et faisait ses violons lui-même, car il était luthier, outre qu'il était horloger, architecte, tourneur, peintre, serrurier, décorateur, cuisinier, poète, compositeur de musique, menuisier, et qu'il brodait à merveille. Je ne sais pas ce qu'il n'était pas. Le malheur, c'est qu'il mangea sa fortune à satisfaire tous ces instincts divers et à expérimenter toutes choses; mais je n'y vis que du feu, et nous nous ruinâmes le plus aimablement du monde. Le soir, quand nous n'étions pas en fête, il dessinait à côté de moi, tandis que je faisais du parfilage, et nous nous faisions la lecture à tour de rôle: ou bien quelques amis charmans nous entouraient et tenaient en haleine son esprit fin et fécond par une agréable causerie. J'avais pour amies de jeunes femmes mariées d'une façon plus splendide, et qui pourtant ne se lassaient pas de me dire qu'elles m'enviaient mon vieux mari.

«C'est qu'on savait vivre et mourir dans ce temps-là, disait-elle encore: on n'avait pas d'infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même et sans faire la grimace: on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n'avait pas ces préoccupations d'affaires qui gâtent l'intérieur et rendent l'esprit épais. On savait se ruiner sans qu'il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d'inquiétude et de désir. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu'il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que dans son lit, entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. On était philosophe, on ne jouait pas l'austérité, on l'avait parfois sans en faire montre. Quand on était sage, c'était par goût, et sans faire le pédant ou la prude. On jouissait de la vie, et quand l'heure de la perdre était venue, on ne cherchait pas à dégoûter les autres de vivre. Le dernier adieu de mon vieux mari fut de m'engager à lui survivre longtemps et à me faire une vie heureuse. C'était la vraie manière de se faire regretter que de montrer un cœur si généreux.»

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