J'ai déjà dit que Dupin de Francueil mon grand-père, ayant été marié deux fois, avait eu, de sa première femme, une fille qui se trouvait être par conséquent sœur de mon père et beaucoup plus âgée que lui. Elle avait été mariée à M. Valet de Villeneuve, financier, et ses deux fils, René et Auguste, étaient par conséquent les neveux de mon père, bien que l'oncle et les neveux fussent à peu près du même âge.
Quant à moi, je suis leur cousine, et leurs enfans sont mes neveux et nièces à la mode de Bretagne, bien que je sois la plus jeune de cette génération. Ce renversement de l'âge, qui convient ordinairement au degré ascendant de la parenté, faisait toujours un effet bizarre pour les personnes qui n'étaient pas bien au courant de la filiation. A présent, quelques années de différence ne s'aperçoivent plus; mais quand j'étais un petit enfant, et que de grands garçons et de grandes demoiselles m'appelaient ma tante, on croyait toujours que c'était un jeu. Par plaisanterie, mes cousins, habitués à appeler mon père leur oncle, m'appelaient leur grand'tante, et mon nom prêtant à cet amusement, toute la famille, vieux et jeunes, grands et petits, m'appelaient ma tante Aurore.
Cette famille demeurait alors et a demeuré depuis, pendant une trentaine d'années, dans une même maison qui lui appartenait, rue de Grammont. C'était une nombreuse famille, comme on va voir, et dont l'union avait quelque chose de patriarcal. Au rez-de-chaussée, c'était Mme de Courcelles, mère de Mme de Guibert. Au premier, Mme de Guibert, mère de Mme René de Villeneuve. Au second, M. et Mme René de Villeneuve avec leurs enfans. Dix ans après l'époque de ma vie que je raconte, Mlle de Villeneuve ayant épousé M. de La Roche-Aymon, demeura, au troisième, et la vieille Mme de Courcelles vivait encore sans défaillance et sans infirmités, lorsque les enfans de Mme de La Roche-Aymon furent installés avec leurs bonnes au quatrième étage; ce qui faisait en réalité, avec le rez-de-chaussée, cinq générations directes vivant sous le même toit. Et Mme de Courcelles pouvait dire à Mme de Guibert ce mot proverbial si joli: Ma fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.
Toutes ces femmes s'étant mariées très jeunes et étant toutes jolies ou bien conservées, il était impossible de deviner que Mme de Villeneuve fût grand'mère et Mme de Guibert arrière-grand'mère. Quant à la trisaïeule, elle était droite, mince, propre, active. Elle montait légèrement au quatrième pour aller voir les arrière-petits-enfans de sa fille. Il était impossible de ne pas éprouver un grand respect et une grande sympathie en la voyant si forte, si douce, si calme et si gracieuse. Elle n'avait aucun travers, aucun ridicule, aucune vanité. Elle est morte sans faire de maladie, par une indisposition subite à laquelle son grand âge ne put résister. Elle était encore dans toute la plénitude de ses facultés.
Je ne dirai rien de Mme de Guibert, veuve du général de ce nom, qui a eu des talens et du mérite. J'ai très peu connu sa veuve, qui vivait un peu à part du reste de sa famille: je n'ai jamais bien su pourquoi? on la disait mariée secrètement avec Barrère. Ce devait être une personne d'idées et d'aventures étranges. Mais il régnait une sorte de mystère autour d'elle, et je suis si peu curieuse que je n'ai jamais songé à m'en enquérir.
Quant à M. et à Mme René de Villeneuve, j'en parlerai plus tard, parce qu'ils sont liés plus directement à l'histoire de ma vie.
Auguste, frère de René, et trésorier de la ville de Paris, demeurait rue d'Anjou, dans un bel hôtel, avec ses trois enfans: Félicie, qui était un ange de beauté, de douceur et de bonté, et qui, phthisique comme sa mère, est morte jeune en Italie, où elle avait épousé le comte Balbo, le même dont les écrits et les opinions très modérément progressives ont fait quelque bruit en Piémont dans ces derniers temps; Louis, qui est mort aussi au sortir de l'adolescence, et Léonce, qui a été préfet de l'Indre et du Loiret sous Louis-Philippe.
Celui-là aussi était un enfant d'une charmante figure, très spirituel et très railleur. Je me souviens d'un bal d'enfans que donna sa mère! c'est la première et la dernière fois que je vis cette bonne et charmante Laure de Ségur, pour qui mon père avait tant de respect et d'affection. Elle portait une robe rose garnie de jacinthes, et me prit auprès d'elle sur le divan où elle était couchée, pour regarder tristement ma ressemblance avec mon père. Elle était pâle et brûlante de fièvre. Ses enfans ne pressentaient nullement qu'elle fût à la veille de mourir. Léonce se moquait de toutes ces petites filles endimanchées. Les toilettes de ce temps-là étaient parfois bien singulières, et je ne crois pas que les gravures du temps nous les aient toutes transmises. Je n'ai du moins retrouvé nulle part une robe de réseau de laine rouge à grandes mailles, un véritable filet à prendre de poisson, que Félicie avait, et qui me paraissait fantastique. Cela se portait sur une robe de dessous en satin blanc, et se terminait en bas par une frange de houppes de laine tombant de chaque maille. Cela venait d'Italie, et c'était très estimé.
Ce qui me frappa le plus, ce fut une petite fille dont je n'ai jamais su le nom et que Léonce taquinait beaucoup. Elle était déjà coquette comme une petite femme du monde, et elle n'avait guère que mon âge, sept ou huit ans. Léonce lui disait qu'elle était laide, pour la faire enrager, et elle enrageait si bien qu'elle pleurait de colère. Elle vint auprès de moi et me dit: «N'est-ce pas que c'est faux, et que je suis très jolie? Je suis la plus jolie et la mieux habillée de tout le bal, maman l'a dit.» D'autres enfans, qui étaient autour de nous, excités par l'exemple de Léonce, lui dirent qu'elle se trompait et qu'elle était la plus laide. Elle était si furieuse qu'elle faillit s'étrangler avec son collier de corail qu'elle tirait violemment autour de son cou, et qui, heureusement, finit par se rompre.
Je fus frappée de ce naïf dépit, de ce véritable désespoir d'enfant, comme d'une chose fort extraordinaire. Mes parens avaient dit cent fois devant moi que j'étais une superbe petite fille, et la vanité ne m'était pas venue pour cela. Je prenais cela pour un éloge donné à ma bonne conduite, car toutes les fois que j'étais méchante, on me disait que j'étais affreuse. La beauté pour les enfans me semblait donc avoir une acception purement morale. Peut-être n'étais-je point portée par nature à l'adoration de moi-même; ce qu'il y a de certain, c'est que ma grand'mère, tout en faisant de grands efforts pour me donner le degré de coquetterie qu'elle me souhaitait, m'ôta le peu que j'en aurais pu avoir. Elle voulait me rendre gracieuse de ma personne, soigneuse de mes petites parures, élégante dans mes petites manières. J'avais eu jusque-là la grâce naturelle à tous les enfans qui ne sont point malades ou contrefaits. Mais on commençait à me trouver trop grande pour conserver cette grâce-là, qui n'est de la grâce que parce qu'elle est l'aplomb et l'aisance de la nature. Il y avait, dans les idées de ma bonne maman, une grâce acquise, une manière de marcher, de s'asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette, de présenter un objet; enfin, une mimique complète qu'on devait enseigner aux enfans de très bonne heure, afin que ce leur devînt, par l'habitude, une seconde nature. Ma mère trouvait cela fort ridicule, et je crois qu'elle avait raison. La grâce tient à l'organisation, et, si on ne l'a pas en soi-même, le travail qu'on fait pour y arriver augmente la gaucherie. Il n'y a rien de si affreux pour moi qu'un homme ou une femme qui se manièrent. La grâce de convention n'est bonne qu'au théâtre (précisément par la raison que j'ai donnée plus haut que la vérité dans l'art n'est pas la réalité).
Cette convention était un article de si haute importance dans la vie des hommes et des femmes de l'ancien beau monde, que les acteurs ont peine aujourd'hui, malgré toutes leurs études, à nous en donner une idée. J'ai encore connu de ces vieux êtres gracieux, et je déclare que, malgré leurs vieux admirateurs des deux sexes, je n'ai rien vu de plus ridicule et de plus déplaisant. J'aime cent fois mieux un laboureur à sa charrue, un bûcheron dépeçant un arbre, une lavandière enlevant sa corbeille sur sa tête, un enfant se roulant par terre avec ses compagnons. Les animaux d'une belle structure sont des modèles de grâce. Qui apprend au cheval ses grands airs de cygne, ses attitudes fières, ses mouvemens larges et souples, et à l'oiseau ses indescriptibles gentillesses, et au jeune chevreau ses danses et ses bonds inimitables? Fi de cette vieille grâce qui consistait à prendre avec art une prise de tabac et à porter avec prétention un habit brodé, une robe à queue, une épée ou un éventail. Les belles dames espagnoles manient ce dernier jouet avec une grâce indicible, nous dit-on, et c'est un art chez elles. C'est vrai, mais leur nature s'y prête. Les paysannes espagnoles dansent le boléro mieux que nos actrices de l'Opéra, et leur grâce ne leur vient que de leur belle organisation, qui porte son cachet avec elle.
La grâce, comme on l'entendait avant la Révolution, c'est-à-dire la fausse grâce, fit donc le tourment de mes jeunes années. On me reprenait sur tout, et je ne faisais pas un mouvement qui ne fût critiqué. Cela me causait une impatience continuelle, et je disais souvent: Je voudrais être un bœuf ou un âne, on me laisserait marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais: au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de derrière et à donner la patte.»
A quelque chose malheur est bon, car c'est peut-être à l'aversion que cette petite persécution de tous les instans m'inspira pour le maniéré, que je dois d'être restée naturelle dans mes idées et dans mes sentimens. Le faux, le guindé, l'affecté me sont antipathiques, et je les devine, même quand l'habilité les a couverts du vernis, d'une fausse simplicité. Je ne puis voir le beau et le bon que dans le vrai et le simple, et plus je vieillis, plus je crois avoir raison de vouloir cette condition avant toutes les autres dans les caractères humains, dans les œuvres de l'esprit et dans les actes de la vie sociale.
Et puis, je voyais fort bien que cette prétendue grâce, eût-elle été vraiment jolie et séduisante, était un brevet de maladresse et de débilité physique. Toutes ces belles dames et tous ces beaux messieurs qui savaient si bien marcher sur des tapis et faire la révérence, ne savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans être accablés de fatigue. Ils ne savaient même pas ouvrir et fermer une porte, et ils n'avaient pas la force de soulever une bûche pour la mettre dans le feu. Il leur fallait des domestiques pour leur avancer un fauteuil. Ils ne pouvaient pas entrer et sortir tout seuls. Qu'eussent-ils fait de leur grâce sans leurs valets pour leur tenir lieu de bras, de mains et de jambes? Je pensais à ma mère qui, avec des mains et des pieds plus mignons que les leurs, faisait deux ou trois lieues le matin dans la campagne avant son déjeuner, et qui remuait de grosses pierres ou poussait la brouette aussi facilement qu'elle maniait une aiguille ou un crayon. J'aurais mieux aimé être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise comme celles que j'étudiais chaque jour en baillant dans une atmosphère de vieux musc?
O écrivains d'aujourd'hui, qui maudissez sans cesse la grossièreté de notre temps et qui pleurez sur les ruines de tous ces vieux chiffons; vous qui avez créé, en ce temps de royauté constitutionnelle et de démocratie bourgeoise, une littérature toute poudrée, à l'image des nymphes de Trianon, je vous félicite de n'avoir point passé votre heureuse enfance dans ces décombres de l'ancien bon ton! Vous avez été moins ennuyés que moi, ingrats qui reniez le présent et l'avenir, penchés sur l'urne d'un passé charmant que vous n'avez connu qu'en peinture!
CHAPITRE QUATRIEME
Idée d'une loi morale réglementaire des affections. Retour à Nohant. Année de bonheur. Apologie de la puissance impériale. Commencemens de trahison. Propos et calomnies des salons. Première communion de mon frère. Notre vieux curé; sa gouvernante. Ses sermons. Son voleur, sa jument. Sa mort. Les méfaits de l'enfance. Le faux Deschartres. La dévotion de ma mère. J'apprends le français et le latin.
Je m'ennuyais beaucoup, et pourtant je n'étais pas encore malheureuse. J'étais fort aimée, et ce n'est pas là ce qui m'a manqué dans ma vie. Je ne me plains donc pas de cette vie, malgré toutes ses douleurs, car la plus grande doit être de ne point inspirer les affections qu'on éprouve. Mon malheur et ma destinée furent d'être blessée et déchirée précisément par l'excès de ces affections qui manquaient tantôt de clairvoyance ou de délicatesse, tantôt de justice ou de modération. Un de mes amis, homme d'une grande intelligence faisait souvent une réflexion qui m'a toujours paru très frappante, et il la développait ainsi:
«On a fait des règles et des lois morales pour corriger ou développer les instincts, disait-il; mais on n'en a point fait pour diriger et éclairer les sentimens. Nous avons des religions et des philosophies pour régler nos appétits et réprimer nos passions; les devoirs de l'âme nous sont bien enseignés d'une manière élémentaire, mais l'âme a toutes sortes d'élans qui donnent toutes sortes de nuances et d'aspects particuliers à ses affections. Elle a des puissances qui dégénèrent en excès, des défaillances qui deviennent des maladies. Si vous consultez les amis, si vous cherchez un remède dans les livres, vous aurez différens avis et des jugemens contradictoires; preuve qu'il n'y a pas de règle fixe pour la morale des affections même les plus légitimes, et que chacun, livré à lui-même, juge à son point de vue l'état moral de celui qui lui demande conseil; conseil qui ne sert à rien, d'ailleurs, qui ne guérit aucune souffrance et ne corrige aucun travers. Par exemple, je ne vois pas où est le catéchisme de l'amour. Et pourtant l'amour, sous toutes les formes, domine notre vie entière: Amour filial, amour fraternel, amour conjugal, amour paternel ou maternel, amitié, bienfaisance, charité ou philanthropie. L'amour est partout, il est notre vie même. Eh bien! l'amour échappe à toutes les directions, à tous les exemples, à tous les préceptes. Il n'obéit qu'à lui-même, et il devient tyrannie, jalousie, soupçon, exigence, obsession, inconstance, caprice, volupté ou brutalité, chasteté ou ascétisme, dévoûment sublime ou égoïsme farouche, le plus grand des biens, le plus grand des maux, suivant la nature de l'âme qu'il remplit et possède. N'y aurait-il pas un catéchisme à faire pour rectifier les excès de l'amour, car l'amour est excessif de sa nature, et il l'est souvent d'autant plus qu'il est plus chaste et plus sacré. Souvent les mères rendent leurs enfans malheureux à force de les aimer, impies à force de les vouloir religieux, téméraires à force de les vouloir prudens, ingrats à force de les vouloir tendres et reconnaissans. Et la jalousie conjugale! où sont ses limites permises d'atteindre, défendues de dépasser? Les uns prétendent qu'il n'y a pas d'amour sans jalousie, d'autres que le véritable amour ne connaît pas le soupçon et la méfiance. Où est, sous ce rapport, la règle de conscience qui devrait nous enseigner à nous observer, à nous guérir nous-mêmes, à nous ranimer quand notre enthousiasme s'éteint, à le réprimer quand il s'emporte au delà du possible? Cette règle, l'homme ne l'a pas encore trouvée; voilà pourquoi je dis que nous vivons comme des aveugles, et que si les poètes ont mis un bandeau sur les yeux de l'amour, les philosophes n'ont pas su le lui ôter.»