Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд 5 стр.


Ainsi parlait mon ami, et il mettait le doigt sur mes plaies; car, toute ma vie, j'ai été le jouet des passions d'autrui, par conséquent leur victime. Pour ne parler que du commencement de ma vie, ma mère et ma grand'mère, avides de mon affection, s'arrachaient les lambeaux de mon cœur. Ma bonne, elle-même, ne m'opprima et ne me maltraita que parce qu'elle m'aimait avec excès, et me voulait parfaite selon ses idées.

Dès les premiers jours du printemps, nous fîmes les paquets pour retourner à la campagne. J'en avais grand besoin. Soit trop de bien-être, soit l'air de Paris, qui ne m'a jamais convenu, je redevenais languissante et je maigrissais à vue d'œil. Il n'aurait pas fallu songer à me séparer de ma mère: je crois qu'à cette époque, ne pouvant avoir le sentiment de la résignation et la volonté de l'obéissance, j'en serais morte. Ma bonne maman invita donc ma mère à revenir avec nous à Nohant, et comme je montrais à cet égard une inquiétude qui inquiétait les autres, il fut convenu que ma mère me conduirait avec elle, et que Rose nous accompagnerait, tandis que la grand'mère irait de son côté avec Julie. On avait vendu la grande berline, et on ne l'avait encore remplacée, vu un peu de gêne dans nos finances, que par une voiture à deux places.

Je n'ai point parlé dans ce qui précède de mon oncle Maréchal, ni de sa femme ma bonne tante Lucie, ni de leur fille ma chère Clotilde. Je ne me rappelle rien de particulier sur eux dans cette période de temps. Je les voyais assez souvent, mais je ne sais plus où ils demeuraient. Ma mère m'y conduisait, et même quelquefois ma grand'mère, qui recevait d'eux et qui leur rendait de rares visites. Les manières franches et ouvertes de ma tante ne lui plaisaient pas beaucoup; mais elle était trop juste pour ne pas reconnaître le devoûment vrai qu'elle avait eu pour mon père, et les excellentes et solides qualités du mari et de la femme.

J'eus donc le plaisir de demeurer deux ou trois jours avec ma mère et Caroline, dans une intimité de tous les momens. Puis ma pauvre sœur retourna en pleurant à sa pension, où l'on mit, je crois, Clotilde avec elle pendant quelque temps pour la consoler; et nous partîmes.

Cette portion de l'année 1811 passée à Nohant fut, je crois, une des rares époques de ma vie où je connus le bonheur complet. J'avais été heureuse comme cela rue Grange-Batelière, quoique je n'eusse ni grands appartemens ni grands jardins. Madrid avait été pour moi une campagne émouvante et pénible; l'état maladif que j'en avais rapporté, la catastrophe survenue dans ma famille par la mort de mon père, puis cette lutte entre mes deux mères, qui avait commencé à me révéler l'effroi et la tristesse, c'était déjà un apprentissage du malheur et de la souffrance. Mais le printemps et l'été de 1811 furent sans nuages, et la preuve, c'est que cette année-là ne m'a laissé aucun souvenir particulier. Je sais qu'Ursule la passa avec moi, que ma mère eut moins de migraines que précédemment, et que s'il y eut de la mésintelligence entre elle et ma bonne maman, cela fut si bien caché, que j'oubliais qu'il pouvait y en avoir et qu'il y en avait eu. Il est probable que ce fut aussi le moment de leur vie où elles s'entendirent le mieux, car ma mère n'était pas femme à cacher ses impressions: cela était au-dessus de ses forces, et quand elle était irritée, la présence même de ses enfans ne pouvait l'engager à se contenir.

Il y eut aussi dans la maison un peu plus de gaîté qu'auparavant. Le temps n'endort pas les grandes douleurs, mais il les assoupit. Presque tous les jours, pourtant, je voyais l'une ou l'autre de mes deux mères pleurer à la dérobée, mais leurs larmes même prouvaient qu'elles ne pensaient plus à toute heure, à tout instant, à l'objet de leurs regrets. Les douleurs dans leur plus grande intensité n'ont pas de crises; elles agissent dans une crise permanente pour ainsi dire.

Mme de la Marlière vint passer un mois ou deux chez nous. Elle était fort amusante avec Deschartres, qu'elle appelait petit père et qu'elle taquinait du matin au soir. Elle n'avait pas, à coup sûr, autant d'esprit que ma mère, mais il n'y avait jamais de bile dans ses plaisanteries. Elle avait de l'amitié pour Deschartres sans être hostile à ma mère, à qui elle donnait même toujours raison. Cette vieille femme légère était bonne, facile à vivre, impatientante seulement par son caquet, son bruit, son mouvement, ses éclats de rire retentissans, ses bons mots un peu répétés et le peu de suite de ses propos comme de ses idées. Elle était d'une ignorance fabuleuse malgré le brillant de son caquet. C'était elle qui disait une épître à l'âme au lieu d'un épithalame, et Mistoufiè pour Méphistophélès. Mais on pouvait se moquer d'elle sans la fâcher. Elle riait aux éclats de ses bévues, et c'était d'aussi bon cœur que quand elle riait de celles des autres.

Les petits jardins, les grottes, les bancs de gazon, les cascades allaient leur train pendant toute la belle saison. Le parterre du vieux poirier, qui marquait à notre insu la sépulture de mon petit frère, reçut de notables améliorations. Un tonneau plein d'eau fut placé à côté, afin que nous puissions nous livrer aux travaux de l'arrosage. Un jour, je tombai la tête la première dans ce tonneau et je m'y serais noyée si Ursule ne fût venue à mon secours.

Nous avions chacune notre petit jardin dans ce jardin de ma mère, qui était lui-même si petit qu'il aurait bien dû nous suffire; mais un certain esprit de propriété est tellement inné dans l'être humain, qu'il faut à l'enfant quatre pieds carrés de terre pour qu'il aime réellement cette terre cultivée par lui, et dont l'étendue est proportionnée à ses forces. Cela m'a toujours fait penser que, quelque communiste qu'on pût être, on devait toujours reconnaître une propriété individuelle. Qu'on la restreigne ou qu'on l'étende dans une certaine mesure, qu'on la définisse d'une manière ou d'une autre selon le génie ou les nécessités des temps, il n'en est pas moins certain que la terre que l'homme cultive lui-même lui est aussi personnelle que son vêtement. Sa chambre ou sa maison est encore un vêtement, son jardin ou son champ est le vêtement de sa maison, et ce qu'il y a de remarquable, c'est que cette observation des instincts naturels, qui constate le besoin de la propriété dans l'homme, semble exclure le besoin d'une grande étendue de propriété. Plus la propriété est petite, plus il s'y attache, mieux il la soigne, plus elle lui devient chère. Un noble Vénitien ne tient certainement pas à son palais autant qu'un paysan du Berry à sa chaumière, et le capitaliste qui possède plusieurs lieues carrées en retire moins de jouissances que l'artisan qui cultive une giroflée dans sa mansarde. Un avocat de mes amis disait un jour en riant, à un riche client qui lui parlait à satiété de ses domaines: «Des terres? vous croyez qu'il n'y a que vous pour avoir des terres? J'en ai aussi, moi, sur ma fenêtre, dans des pots à fleurs, et elles me donnent plus de plaisir et moins de soucis que les vôtres.» Depuis, cet ami a fait un gros héritage; il a eu des terres, des bois, des fermes, et de soucis par conséquent.

En abordant l'idée communiste, qui a beaucoup de grandeur parce qu'elle a beaucoup de vérité, il faudrait donc commencer par distinguer ce qui est essentiel à l'existence complète de l'individu de ce qui est essentiellement collectif dans sa liberté, dans son intelligence, dans sa jouissance, dans son travail. Voilà pourquoi le communisme absolu, qui est la notion élémentaire, par conséquent grossière et trop forcée de l'égalité vraie, est une chimère ou une injustice.

En abordant l'idée communiste, qui a beaucoup de grandeur parce qu'elle a beaucoup de vérité, il faudrait donc commencer par distinguer ce qui est essentiel à l'existence complète de l'individu de ce qui est essentiellement collectif dans sa liberté, dans son intelligence, dans sa jouissance, dans son travail. Voilà pourquoi le communisme absolu, qui est la notion élémentaire, par conséquent grossière et trop forcée de l'égalité vraie, est une chimère ou une injustice.

Mais je ne pensais guère à tout cela, il y a trente-sept ans4! Trente-sept ans! Quelles transformations s'opèrent dans les idées humaines pendant ce court espace, et combien les changemens sont plus frappans et plus rapides à proportion dans les masses que chez les individus! Je ne sais pas s'il existait un communiste il y a trente-sept ans; cette idée aussi vieille que le monde n'avait pas pris un nom particulier, et c'est peut-être un tort qu'elle en ait pris un de nos jours, car ce nom n'exprime pas complétement ce que devrait être l'idée.

On n'en était pas alors à discuter sur de semblables matières. C'était la dernière, la plus brillante phase du règne de l'individualité. Napoléon était dans toute sa gloire, dans toute sa puissance, dans toute la plénitude de son influence sur le monde. Le flambeau du génie allait décroître; il jetait sa plus vive lueur, sa clarté la plus éblouissante sur la France ivre et prosternée. Des exploits grandioses avaient conquis une paix opulente, glorieuse, mais fictive, car le volcan grondait sourdement dans toute l'Europe, et les traités de l'empereur ne servaient qu'à donner le temps aux anciennes monarchies de rassembler des hommes et des canons. Sa grandeur cachait un vice originel, cette profonde vanité aristocratique du parvenu qui lui fit commettre toutes ses fautes, et rendit de plus en plus inutiles, au salut de la France, la beauté du génie et du caractère de l'homme en qui la France se personnifiait. Oui, c'était un admirable caractère d'homme, puisque la vanité même, le plus mesquin, le plus pleutre des travers, n'avait pu altérer en lui la loyauté, la confiance, la magnanimité naturelles. Hypocrite dans les petites choses, il était naïf dans les grandes. Orgueilleux dans les détails, exigeant sur des misères d'étiquette, et follement fier du chemin que la fortune lui avait fait faire, il ne connaissait pas son propre mérite, sa vraie grandeur. Il était modeste à l'égard de son vrai génie.

Toutes les fautes qui ont précipité sa chute comme homme de guerre et comme homme d'État, sont venues d'une trop grande confiance dans le talent ou dans la probité des autres. Il ne méprisait pas l'espèce humaine, comme on l'a dit, pour n'estimer que lui-même: c'est là un propos de courtisan dépité ou d'ambitieux secondaire jaloux de sa supériorité. Il s'est confié toute sa vie à des traîtres. Toute sa vie il a compté sur la foi des traités, sur la reconnaissance de ses obligés, sur le patriotisme de ses créatures. Toute sa vie il a été joué ou trahi.

Son mariage avec Marie-Louise était une mauvaise action et devait lui porter malheur. Les gens les plus simples et les plus tolérans sur la loi du divorce, ceux mêmes qui aimaient le plus l'empereur, disaient tout bas, je m'en souviens bien: «C'est un mariage d'intérêt. On ne répudie pas une femme qu'on aime et dont on est aimé.» Il n'y aura, en effet, jamais de loi qui sanctionne moralement une séparation pleurée de part et d'autre, et qui s'accomplit seulement en vue d'un intérêt matériel. Mais, tout en blâmant l'empereur, on l'aimait encore parmi le peuple. Les grands commençaient à le trahir, et jamais ils ne l'avaient tant adulé. Le beau monde était en fêtes. La naissance d'un enfant roi (car ce n'eût pas été assez pour l'orgueil du soldat de fortune que de lui donner le titre de Dauphin de France) avait jeté la petite bourgeoisie, les soldats, les ouvriers et les paysans dans l'ivresse. Il n'y avait pas une maison riche ou pauvre, palais ou cabane, où le portrait du marmot impérial ne fût inauguré avec une vénération feinte ou sincère. Mais les masses étaient sincères: elles le sont toujours. L'empereur se promenait à pied, sans escorte, au milieu de la foule. La garnison de Paris était de 12,000 hommes!

Pourtant la Russie armait. Bernadotte donnait le signal d'une immense et mystérieuse trahison. Les esprits un peu clairvoyans voyaient venir l'orage. La cherté des denrées frappées par le blocus continental effrayait et contrariait les petites gens. On payait le sucre 6 francs la livre, et, au milieu de l'opulence apparente de la nation, on manquait de choses fort nécessaires à la vie. Nos fabriques n'avaient pas encore atteint le degré de perfectionnement nécessaire à cet isolement de notre commerce. On souffrait d'un certain malaise matériel, et quand on était las de s'en prendre à l'Angleterre, on s'en prenait au chef de la nation, sans amertume il est vrai, mais avec tristesse.

Ma grand'mère n'avait point d'enthousiasme pour l'empereur. Mon père n'en avait pas eu beaucoup non plus, comme on l'a vu dans ses lettres. Pourtant, dans les dernières années de sa vie il avait pris de l'affection pour lui. Il disait souvent à ma mère: «J'ai beaucoup à me plaindre de lui, non pas parce qu'il ne m'a pas placé d'emblée aux premiers rangs; il avait bien autre chose en tête, et il n'a pas manqué de gens plus heureux, plus habiles et plus hardis à demander que moi: mais je me plains de lui, parce qu'il aime les courtisans, et que ce n'est pas digne d'un homme de sa taille. Pourtant, malgré ses torts envers la révolution et envers lui-même, je l'aime. Il y a en lui quelque chose, je ne sais quoi, son génie à part, qui me force à être ému quand mon regard rencontre le sien. Il ne me fait pas peur du tout, et c'est à cela que je sens qu'il vaut mieux que les airs qu'il se donne.»

Ma grand'mère ne partageait pas cette sympathie secrète qui avait gagné mon père, et qui, jointe à la loyauté de son âme, à la chaleur de son patriotisme, l'eussent certainement empêché, je ne dis pas seulement de trahir l'empereur, mais même de se rallier après coup au service des Bourbons. Il fallait que cela fût bien certain, d'après son caractère, puisque après la campagne de France, ma grand'mère, toute royaliste qu'elle était devenue, disait en soupirant: «Ah! si mon pauvre Maurice avait vécu, il ne m'en faudrait pas moins le pleurer à présent! Il se serait fait tuer à Waterloo ou sous les murs de Paris, ou bien il se serait brûlé la cervelle en voyant entrer les Cosaques.» Et ma mère m'en disait la même chose de son côté.

Pourtant ma grand'mère redoutait l'Empereur plus qu'elle ne l'aimait. A ses yeux c'était un ambitieux sans repos, un tueur d'hommes, un despote par caractère encore plus que par nécessité. Les plaintes, les critiques, les calomnies, les révélations fausses ou vraies, ne remplissaient pas alors les colonnes des journaux. La presse était muette: mais cette absence de polémique donnait aux conversations et aux préoccupations des particuliers un caractère de partialité et de commérage extraordinaire. La louange officielle a fait plus de mal à Napoléon que ne lui en eussent fait vingt journaux hostiles. On était las de ces dithyrambes ampoulés, de ces bulletins emphatiques, de la servilité des fonctionnaires et de la morgue mystérieuse des courtisans. On s'en vengeait en rabaissant l'idole dans l'impunité des causeries intimes, et les salons récalcitrans étaient des officines de délations, de propos d'antichambre, de petites calomnies, de plates anecdotes qui devaient plus tard rendre la vie à la presse sous la Restauration. Quelle vie! Mieux eût valu rester morte que de ressusciter ainsi, en s'acharnant sur le cadavre de l'empire vaincu et profané.

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