La chambre à coucher de ma grand'mère (car, je l'ai dit, elle ne tenait pas salon, et sa société avait un caractère d'intimité solennelle) fût devenue une de ces officines si, par son bon esprit et son grand sens, la maîtresse du logis n'eût fait, de temps en temps, ouvertement la part du vrai et du faux dans les nouvelles que chacun ou plutôt chacune y apportait: car c'était une société de femmes plutôt que d'hommes, et, au reste, il y avait peu de différence morale entre les deux sexes: les hommes y faisant l'office de vieilles bavardes. Chaque jour on nous apportait quelque méchant bon mot de M. de Talleyrand contre son maître, ou quelque cancan de coulisses. Tantôt l'empereur avait battu l'impératrice, tantôt il avait arraché la barbe du Saint-Père. Et puis, il avait peur; il était toujours plastronné. Il fallait bien dire cela pour se venger de ce que personne ne songeait plus à l'assassiner, si ce n'est quelque intrépide et fanatique enfant de la Germanie, comme Staps ou La Sahla. Un autre jour, il était fou; il avait craché au visage de M. Cambacérès. Et puis son fils, arraché par le forceps au sein maternel, était mort en voyant la lumière, et le petit roi de Rome était l'enfant d'un boulanger de Paris. Ou bien, le forceps ayant déprimé son cerveau, il était infailliblement crétin, et l'on se frottait les mains, comme si, en rétablissant l'hérédité au profit d'un soldat de fortune, la France devait être punie par la Providence de n'avoir pas su conserver ses crétins légitimes.
Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'au milieu de tous ces déchaînemens sournois contre l'empereur, il n'y avait pas un regret, pas un souvenir, pas un vœu pour les Bourbons exilés. J'écoutais avec stupeur tous ces propos; jamais je n'entendis prononcer le nom des prétendans inconnus qui trônaient à huis-clos on ne savait où, et quand ces noms frappèrent mes oreilles en 1814, ce fut pour la première fois de ma vie.
Ces commérages ne nous suivaient pas à Nohant, si ce n'est dans quelques lettres que ma grand'mère recevait de ses nobles amies. Elle les lisait tout haut à ma mère, qui haussait les épaules, et à Deschartres, qui les prenait pour paroles d'Évangile, car l'empereur était sa bête noire, et il le tenait fort sérieusement pour un cuistre.
Ma mère était comme le peuple: elle admirait et adorait l'empereur à cette époque. Moi, j'étais comme ma mère et comme le peuple. Ce qu'il ne faut jamais oublier ni méconnaître, c'est que les cœurs naïvement attachés à cet homme furent ceux qu'aucune reconnaissance personnelle et aucun intérêt matériel ne lièrent à ses désastres ou à sa fortune. Sauf de bien rares exceptions, tous ceux qu'il avait comblés furent ingrats. Tous ceux qui ne songèrent jamais à lui rien demander lui tinrent compte de la grandeur de la France.
Je crois que ce fut cette année-là ou la suivante qu'Hippolyte fit sa première communion. Notre paroisse étant supprimée, c'est à Saint-Chartier que se faisaient les dévotions de Nohant. Mon frère fut habillé de neuf ce jour-là. Il eut des culottes courtes, des bas blancs et un habit veste en drap vert-billard. Il était si enfant que cette toilette lui tournait la tête, et que s'il réussit à se tenir tranquille pendant quelques jours, ce fut dans la crainte, en manquant sa première communion, de ne pas endosser ce costume splendide qu'on lui préparait.
C'était un excellent homme que le vieux curé de Saint-Chartier mais dépourvu de tout idéal évangélique. Quoiqu'il eût un de devant son nom, je crois qu'il était paysan de naissance, ou bien, à force de vivre avec les paysans, il avait pris leurs façons et leur langage, à tel point qu'il pouvait les prêcher sans qu'ils perdissent un mot de son sermon; ce qui eût été un bien si ses sermons eussent été un peu plus évangéliques. Mais il n'entretenait ses fidèles que d'affaires de ménage, et c'était avec un abandon plein de bonhomie qu'il leur disait en chaire: «Mes chers amis, voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en parle bien à son aise. Il a un beau carrosse pour porter sa grandeur, et un tas de personnage pour se donner du mal à sa place. Mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni à hue ni à dia. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou sortir de l'église, et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez point et vous vous comportez comme des veaux qui entrent dans une étable. Il faut que je sois à tout, dans ma paroisse et dans mon église; c'est moi qui suis obligé de faire toute la police, de gronder les enfans et de chasser les chiens. Or, je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins sont gâtés, et si monseigneur était obligé de patauger, comme nous, deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand de cérémonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous... Oui dà, j'entends le père un tel qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve point... Ecoutez: que ceux qui ne sont pas contens, aillent... se promener. Vous en ferez ce que vous voudrez: mais quant à moi, je ne compte pas sortir dans les champs: je vous ferai votre procession autour de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe qui n'a duré que trop longtemps.» J'ai entendu de mes deux oreilles plus de deux cents sermons, dont celui-là est un specimen très atténué, et dont les formes sont restées proverbiales dans nos paroisses, particulièrement la formule de la fin qui était comme l'amen de toutes ses prédications et admonestations paternelles.
Il y avait à Saint-Chartier une vieille dame d'un embonpoint prodigieux, dont l'époux était maire ou adjoint de la commune. Elle avait eu une vie orageuse: novice, avant la révolution, elle avait sauté par dessus les murs du monastère pour suivre à l'armée un garde français ou un suisse; je ne sais par quelle suite d'aventures étranges elle était venue asseoir ses derniers beaux jours dans le banc des marguilliers de notre paroisse où elle avait apporté beaucoup plus des manières du régiment que de celles du cloître. Aussi la messe était-elle interrompue à chaque instant par ses bâillemens affectés et par ses apostrophes énergiques à M. le curé: «Quelle diable de messe, disait-elle tout haut. Ce gredin-là n'en finira pas! Allez au diable! disait le curé à demi-voix, en se retournant pour bénir l'auditoire: Dominus vobiscum.»
Ces dialogues, jetés à travers la messe et dans un style si accentué que je ne puis en donner qu'une très faible traduction, troublaient à peine la gravité de l'auditoire rustique, et comme ce furent les premières messes auxquelles j'assistai, il me fallut quelque temps pour comprendre que c'étaient des cérémonies religieuses. La première fois que j'en revins, ma grand'mère me demandant ce que j'avais vu: J'ai vu, lui dis-je, le curé qui déjeûnait tout debout devant une grande table, et qui, de temps en temps, se retournait pour nous dire des sottises.
Le jour où Hippolyte fit sa première communion, le curé l'avait invité à déjeûner après la messe. Comme ce gros garçon n'était pas trop ferré sur son catéchisme, ma grand'mère, qui désirait que la première communion fût, comme elle le disait, une affaire baclée, avait prié le curé d'user d'un peu d'indulgence, alléguant le peu de mémoire de l'enfant. M. le curé avait été indulgent, en effet, et Hippolyte fut chargé de lui porter un petit cadeau: c'était douze bouteilles de vin muscat. On se mit à table et on déboucha la première bouteille. Ma foi, fit le bon curé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du crû. C'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon, mettez-vous là: Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la seconde bouteille quand la première sera finie.
Ces dialogues, jetés à travers la messe et dans un style si accentué que je ne puis en donner qu'une très faible traduction, troublaient à peine la gravité de l'auditoire rustique, et comme ce furent les premières messes auxquelles j'assistai, il me fallut quelque temps pour comprendre que c'étaient des cérémonies religieuses. La première fois que j'en revins, ma grand'mère me demandant ce que j'avais vu: J'ai vu, lui dis-je, le curé qui déjeûnait tout debout devant une grande table, et qui, de temps en temps, se retournait pour nous dire des sottises.
Le jour où Hippolyte fit sa première communion, le curé l'avait invité à déjeûner après la messe. Comme ce gros garçon n'était pas trop ferré sur son catéchisme, ma grand'mère, qui désirait que la première communion fût, comme elle le disait, une affaire baclée, avait prié le curé d'user d'un peu d'indulgence, alléguant le peu de mémoire de l'enfant. M. le curé avait été indulgent, en effet, et Hippolyte fut chargé de lui porter un petit cadeau: c'était douze bouteilles de vin muscat. On se mit à table et on déboucha la première bouteille. Ma foi, fit le bon curé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du crû. C'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon, mettez-vous là: Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la seconde bouteille quand la première sera finie.
La servante et le sacristain prirent place et trouvèrent le vin fort gentil. En effet, Hippolyte ne se méfiait de rien, n'en ayant jamais eu à sa discrétion. Les convives le trouvèrent un peu chaud à la seconde bouteille, mais après essai, ils déclarèrent qu'il ne portait pas l'eau. On passa au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire, comme disait le curé, c'est à dire aux autres bouteilles du panier, et insensiblement le communiant, le curé, la servante et le sacristain se trouvèrent si gais, puis si graves, puis si préoccupés, qu'on se sépara sans trop savoir comment. Hippolyte revint seul par les prés, car depuis longtemps tous les paroissiens venus à la messe étaient rentrés chez eux. Chemin faisant, il se sentit la tête si lourde qu'il croyait voir danser les buissons. Il prit le parti de se coucher sous un arbre et d'y faire un bon somme. Après quoi, ses idées s'étant un peu éclaircies, il put revenir à la maison, où il nous édifia tous par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.
La servante du curé était une toute petite femme, propre, active, dévouée, tracassière et acariâtre: ce dernier défaut étant souvent comme un complément inévitable des qualités dont il est peut-être l'excès. Elle avait sauvé la vie et la bourse de son maître pendant la révolution. Elle l'avait caché, elle avait nié sa présence avec beaucoup de hardiesse et de sang-froid au temps de la persécution. Cela ne s'était point passé dans notre vallée noire, où les prêtres ni les seigneurs n'ont jamais été menacés sérieusement ni maltraités en aucune façon. Depuis ce temps, Manette gouvernait despotiquement son maître, et le faisait marcher comme un petit garçon. Ils sont morts à peu d'intervalle l'un de l'autre, dans un âge très avancé, et malgré leurs querelles et le peu d'idéal de leur vie, le temps qui ennoblit tout avait donné à leur affection mutuelle un caractère touchant. Manette voulait toujours que son maître fût exclusivement soigné et servi par elle; mais elle n'en avait plus la force, et lorsqu'il était malade, quand elle l'avait bien veillé et médicamenté, elle tombait malade à son tour. Alors, le curé prenait une autre servante pour que la vieille pût se reposer et se soigner. Mais à peine était-elle debout qu'elle était furieuse de voir une étrangère dans la maison. Elle n'avait pas de repos qu'elle ne l'eût fait renvoyer.
Mais plus elle allait, plus elle perdait ses forces. Elle se plaignait alors d'avoir trop d'ouvrage et de n'être point secondée. Et vite le curé de reprendre une aide qu'il fallait renvoyer de même au bout de huit jours. C'était une criaillerie perpétuelle, et le curé s'en plaignait à moi, car j'avais trente et quelques années qu'il vivait encore.. «Hélas! disait-il, elle me rend très malheureux, mais que voulez-vous? Il y a soixante et sept ans que nous sommes ensemble, elle m'a sauvé la vie, elle m'aime comme son fils, il faut bien que celui qui survivra ferme les yeux de celui qui partira le premier. Elle me gronde sans cesse, elle se plaint de moi comme si j'étais un ingrat: je tâche de lui prouver qu'elle est injuste, mais elle est si sourde qu'elle n'entend pas la grosse cloche!» Et, en disant cela, le vieux curé ne se doutait pas qu'il était sourd lui-même à ne pas entendre le canon.
Il n'était pas très aimé de ses paroissiens, et je pense qu'il y avait bien au moins autant de leur faute que de la sienne: car, quoi qu'on dise des touchantes relations qui existent dans les campagnes entre curés et paysans, rien n'est si rare, du moins depuis la révolution, que de voir les uns et les autres se rendre justice et se témoigner de l'indulgence. Le paysan exige du curé trop de perfection chrétienne: le curé ne pardonne pas assez au paysan son existence et les défauts de son éducation morale, qui sont un peu l'œuvre du catholicisme, venu en aide au despotisme pour le tenir dans l'ignorance et la crainte. Quoi qu'il en soit, notre curé avait de bonnes qualités. Il était d'une franchise et d'une indépendance de caractère qui ne se rencontrent plus guère dans la hiérarchie ecclésiastique. Il ne se mêlait pas de politique, il ne cherchait pas à exercer de l'influence pour plaire à tel personnage ou pour se préserver des rancunes de tel autre, car il était courageux, audacieux même par nature. Il aimait la guerre de passion, et se plaisait au récit des campagnes de nos soldats, disant que, s'il n'était pas prêtre, il voudrait être militaire. Certes, il tenait bien un peu de l'un et de l'autre, car il jurait comme un dragon et buvait comme un templier. «Je ne suis point un cagot, moi, disait-il, sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces hypocrites qui ont changé de manières depuis que le gouvernement nous protége. Je suis le même qu'auparavant et n'exige point que mes paroissiens me saluent plus bas, ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme si ce qui était permis hier ne devait plus l'être aujourd'hui. Je suis mauvaise tête, et je n'ai pas besoin de nouvelles lois pour me défendre. Si quelqu'un me cherche noise, je suis bon pour lui répondre, et j'aime mieux lui montrer mon poing que de le menacer des gendarmes et du procureur du roi. Je suis un vieux de la vieille roche, et je ne crois pas qu'avec leur loi contre le sacrilége ils aient réussi à faire aimer la religion. Je ne tracasse personne et ne me laisse guère tracasser non plus. Je n'aime pas l'eau dans le vin et ne force personne à en mettre. Si l'archevêque n'est pas content, qu'il le dise, je lui répondrai, moi! Je lui montrerai qu'on ne fait pas marcher un homme de mon âge comme un petit séminariste; et s'il m'ôte ma paroisse, je n'irai pas dans une autre. Je me retirerai chez moi. J'ai huit ou dix mille francs de placés. C'est assez pour ce qui me reste de temps à vivre, et je me moquerai bien de tous les archevêques du monde.»
En effet, l'archevêque étant venu donner la confirmation à Saint-Chartier, et déjeûnant chez le curé avec tout son état-major, monseigneur voulut plaisanter son hôte, qui ne se laissa point faire. «Vous avez quatre-vingt-deux ans, monsieur le curé, lui dit il, c'est un bel âge! Oui-dà, monseigneur, répliqua le curé, qui ne se faisait pas faute de quelques liaisons hasardées dans le discours: vous avez beau z-être archevêque, vous n'y viendrez peut-être point.» L'observation du prélat voulait dire au fond: Vous voilà si vieux que vous devez radoter, et il serait temps de laisser la place à un plus jeune. Et la réplique signifiait: Je ne la céderai point que vous ne m'en chassiez, et nous verrons si vous oserez faire cette injure à mes cheveux blancs.