On voit par là, et par l'éducation qui m'était donnée, ou plutôt par l'absence d'éducation religieuse raisonnée, que ma grand'mère n'était pas du tout catholique. Ce n'était pas seulement les dévots qu'elle haïssait, comme faisait ma mère, c'était la dévotion, c'était le catholicisme qu'elle jugeait froidement et sans pitié. Elle n'était pas athée, il s'en faut beaucoup. Elle croyait à cette sorte de religion naturelle enseignée et peu définie par les philosophes du dix-huitième siècle. Elle se disait déiste, et repoussait avec un égal dédain tous les dogmes, toutes les formes de religion. Elle tenait, disait-elle, Jésus-Christ en grande estime, et, admirant l'Évangile comme une philosophie parfaite, elle plaignait la vérité d'avoir toujours été entourée d'une fabulation plus ou moins ridicule.
Je dirai plus tard ce que j'ai gardé ou perdu, adopté ou rejeté de ses jugemens. Mais, suivant pas à pas le développement de mon être, je dois dire que, dans mon enfance, mon instinct me poussait beaucoup plus vers la foi naïve et confiante de ma mère que vers l'examen critique et un peu glacé de ma bonne maman. Sans qu'elle s'en doutât, ma mère portait de la poésie dans son sentiment religieux, et il me fallait de la poésie; non pas de cette poésie arrangée et faite après mûre réflexion, comme on essayait d'en faire alors pour réagir contre le positivisme du dix-huitième siècle, mais de celle qui est dans le fait même et qu'on sent dans l'enfance sans savoir ce que c'est et quel nom on lui donne. En un mot, j'avais besoin de poésie, comme le peuple, comme ma mère, comme le paysan qui se prosterne un peu devant le bon Dieu, un peu devant le diable, prenant quelquefois l'un pour l'autre et cherchant à se rendre favorables toutes les mystérieuses puissances de la nature.
J'aimais le merveilleux passionnément, et mon imagination ne trouvait pas son compte aux explications que m'en donnait ma grand'mère. Je lisais avec un égal plaisir les prodiges de l'antiquité juive et païenne. Je n'aurais pas mieux demandé que d'y croire. Ma grand'mère, faisant de temps en temps un court et sec appel à ma raison, je ne pouvais pas arriver à la foi. Mais je me vengeais du petit chagrin que cela me causait en ne voulant rien nier intérieurement. C'était absolument comme pour mes contes de fées, auxquels je ne croyais plus qu'à demi, en de certains momens et comme par accès.
Les nuances que revêt le sentiment religieux suivant les individus, est une affaire d'organisation, et je ne fais pas le procès à la dévotion comme ma grand'mère, à cause des vices de la plupart des dévots. La dévotion est une exaltation de nos facultés mentales, comme l'ivresse est une exaltation de nos facultés physiques. Tout vin enivre quand on boit trop, et ce n'est pas la faute du vin. Il y a des gens qui en supportent beaucoup et qui n'en sont que plus lucides; il en est d'autres qu'une petite dose rend idiots ou furieux, mais, en somme, je crois que le vin ne nous fait révéler que ce que nous avons en nous de bon ou de mauvais, et le meilleur vin du monde fait mal à ceux qui ont la tête faible ou le caractère irritable.
L'exaltation religieuse, sur quelque dogme qu'elle s'appuie, est donc un état de l'âme sublime, odieux ou misérable, selon que le vase où fermente cette brûlante liqueur est solide ou fragile. Cette surexcitation de notre être fait de nous des saints ou des persécuteurs, des martyrs ou des bourreaux, et ce n'est certainement pas la faute du christianisme si les catholiques ont inventé l'inquisition et les tortures.
Ce qui me choque dans les dévots en général, ce ne sont pas les défauts qui tiennent invinciblement à leur organisation, c'est l'absence de logique de leur vie et de leurs opinions. Ils ont beau dire, ils font comme faisait ma mère: ils en prennent et ils en laissent, et ils n'ont pas ce droit que ma mère s'arrogeait, avec raison, elle qui ne se piquait point d'orthodoxie. Quand j'ai été dévote, je ne me passais rien, et je ne faisais pas un mouvement sans m'en rendre compte et sans demander à ma conscience timorée s'il m'était permis de marcher du pied droit ou du pied gauche. Si j'étais dévote aujourd'hui, je n'aurais peut-être pas l'énergie d'être intolérante avec les autres, parce que le caractère ne s'abjure jamais; mais je serais intolérante vis-à-vis de moi-même, et l'âge mûr conduisant à une sorte de logique positive, je ne trouverais rien d'assez austère pour moi. Je n'ai donc jamais compris les dames du monde qui vont au bal, qui montrent leurs épaules, qui songent à se faire belles, et qui pourtant reçoivent tous leurs sacremens, ne négligent aucune prescription du culte, et se croient parfaitement d'accord avec elles-mêmes. Je ne parle pas ici des hypocrites, ce ne sont point des dévotes; je parle de femmes très naïves et à qui j'ai souvent demandé leur secret pour pécher ainsi sans scrupule contre leur propre conviction, et chacune me l'a expliqué à sa manière, ce qui fait que je ne suis pas plus avancée qu'auparavant.
Je ne comprends pas non plus certains hommes qui croient de bonne foi à l'excellence de toutes les prescriptions catholiques, qui en défendent le principe avec chaleur, et qui n'en suivent aucune. Il me semble que si je croyais tel acte meilleur que tel autre, je n'hésiterais pas à l'accomplir. Il y a plus, je ne me pardonnerais pas d'y manquer. Cette absence de logique chez des personnes que je sais intelligentes et sincères est quelque chose que je n'ai jamais pu m'expliquer. Cela s'expliquera peut-être pour moi quand je repasserai mes souvenirs avec ordre, ce qui m'arrivera, certes, pour la première fois de ma vie, en les écrivant, et je pourrai analyser la situation de l'âme aux prises avec la foi et le doute, en me rappelant comment je devins dévote et comment je cessai de l'être.
A sept ou huit ans, je sus à peu près ma langue. C'était trop tôt, car on me fit passer tout de suite à d'autres études, et on négligea de me faire repasser la grammaire. On me fit beaucoup griffonner; on s'occupa de mon style, et on ne m'avertit qu'incidemment des incorrections qui se glissaient peu à peu dans mon langage, à mesure que j'étais entraînée par la facilité de m'exprimer par écrit. Au couvent, il fut entendu que je savais assez de français pour qu'on ne me fît point suivre les leçons des classes; et, en effet, je me tirai fort bien à l'épreuve des faciles devoirs distribués aux élèves de mon âge; mais, plus tard, quand je me livrai à mon propre style, je fus souvent embarrassée. Je dirai comment, au sortir du couvent, je rappris moi-même le français, et comment, douze ans plus tard, lorsque je voulus écrire pour le public, je m'aperçus que je ne savais encore rien; comment je fis une nouvelle étude, qui, trop tardive, ne me servit guère, ce qui est cause que j'apprends encore ma langue en la pratiquant, et que je crains de ne la savoir jamais: la pureté, la correction seraient pourtant un besoin de mon esprit, aujourd'hui surtout, et ce n'est jamais par négligence ni par distraction que je pèche, c'est par ignorance réelle.
Le malheur vint de ce que Deschartres, partageant le préjugé qui préside à l'éducation des hommes, s'imagina que, pour me perfectionner dans la connaissance de ma langue, il lui fallait m'enseigner le latin. J'apprenais très volontiers tout ce qu'on voulait, et j'avalai le rudiment avec résignation. Mais le français, le latin et le grec qu'on apprend aux enfans prennent trop de temps: soit qu'on les enseigne par de mauvais procédés, ou que ce soient les langues les plus difficiles du monde, ou encore que l'étude d'une langue quelconque soit ce qu'il y a de plus long et de plus difficile pour les enfans: toujours est-il qu'à moins de facultés toutes spéciales, on sort du collége sans savoir ni le latin, ni le français, et le grec encore moins. Quant à moi, le temps que je perdis à ne pas apprendre le latin fit beaucoup de tort à celui que j'aurais pu employer à apprendre le français, dans cet âge où l'on apprend mieux que dans tout autre.
A sept ou huit ans, je sus à peu près ma langue. C'était trop tôt, car on me fit passer tout de suite à d'autres études, et on négligea de me faire repasser la grammaire. On me fit beaucoup griffonner; on s'occupa de mon style, et on ne m'avertit qu'incidemment des incorrections qui se glissaient peu à peu dans mon langage, à mesure que j'étais entraînée par la facilité de m'exprimer par écrit. Au couvent, il fut entendu que je savais assez de français pour qu'on ne me fît point suivre les leçons des classes; et, en effet, je me tirai fort bien à l'épreuve des faciles devoirs distribués aux élèves de mon âge; mais, plus tard, quand je me livrai à mon propre style, je fus souvent embarrassée. Je dirai comment, au sortir du couvent, je rappris moi-même le français, et comment, douze ans plus tard, lorsque je voulus écrire pour le public, je m'aperçus que je ne savais encore rien; comment je fis une nouvelle étude, qui, trop tardive, ne me servit guère, ce qui est cause que j'apprends encore ma langue en la pratiquant, et que je crains de ne la savoir jamais: la pureté, la correction seraient pourtant un besoin de mon esprit, aujourd'hui surtout, et ce n'est jamais par négligence ni par distraction que je pèche, c'est par ignorance réelle.
Le malheur vint de ce que Deschartres, partageant le préjugé qui préside à l'éducation des hommes, s'imagina que, pour me perfectionner dans la connaissance de ma langue, il lui fallait m'enseigner le latin. J'apprenais très volontiers tout ce qu'on voulait, et j'avalai le rudiment avec résignation. Mais le français, le latin et le grec qu'on apprend aux enfans prennent trop de temps: soit qu'on les enseigne par de mauvais procédés, ou que ce soient les langues les plus difficiles du monde, ou encore que l'étude d'une langue quelconque soit ce qu'il y a de plus long et de plus difficile pour les enfans: toujours est-il qu'à moins de facultés toutes spéciales, on sort du collége sans savoir ni le latin, ni le français, et le grec encore moins. Quant à moi, le temps que je perdis à ne pas apprendre le latin fit beaucoup de tort à celui que j'aurais pu employer à apprendre le français, dans cet âge où l'on apprend mieux que dans tout autre.
Heureusement je cessai le latin d'assez bonne heure, ce qui fait que, sachant mal le français, je le sais encore mieux que la plupart des hommes de mon temps. Je ne parle pas ici des littérateurs, que je soupçonne fort de n'avoir pas pris leur forme et leur style au collége, mais du grand nombre des hommes qui ont parfait leurs études classiques sans songer depuis à faire de la langue une étude spéciale. Si on veut bien le remarquer, on s'apercevra qu'ils ne peuvent écrire une lettre de trois pages sans qu'il s'y rencontre une faute de langage ou d'orthographe. On remarquera aussi que les femmes de vingt à trente ans, qui ont reçu un peu d'éducation, écrivent le français généralement mieux que les hommes, ce qui tient, selon moi, à ce qu'elles n'ont pas perdu huit ou dix ans de leur vie à essayer d'apprendre les langues mortes.
Tout cela est pour dire que j'ai toujours trouvé déplorable le système adopté pour l'instruction des garçons, et je ne suis pas seule de cet avis. J'entends dire à tous les hommes qu'ils ont perdu leur temps et l'amour de l'étude au collége. Ceux qui y ont profité sont des exceptions. N'est-il donc pas possible d'établir un système où les intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des intelligences d'élite?
CHAPITRE CINQUIEME
Tyrannie et faiblesse de Deschartres. Le menuet de Fischer. Le livre magique. Nous évoquons le diable. Le chercheur de tendresse. Les premières amours de mon frère. Pauline. M. Gogault et M. Loubens. Les talens d'agrément. Le maréchal Maison. L'appartement de la rue Thiroux. Grande tristesse à 7 ans, en prévision du mariage. Départ de l'armée pour la campagne de Russie. Nohant. Ursule et ses sœurs. Effet du jeu sur moi. Mes vieux amis. Système de guerre du czar Alexandre. Moscou.
Nous prenions nos leçons dans la chambre de Deschartres, chambre tenue très proprement à coup sûr, mais où régnait une odeur de savonnette à la lavande qui avait fini par me devenir nauséabonde. Mes leçons, à moi, n'étaient pas longues; mais celles de mon pauvre frère duraient toute l'après-midi, parce qu'il était condamné à étudier pour son compte, et à préparer son devoir sous les yeux du pédagogue. Il est vrai que, quand on ne le gardait pas à vue, il n'ouvrait pas seulement son livre. Il s'enfuyait à travers champs, et on ne le voyait plus de la journée. Dieu avait certainement créé et mis au monde cet enfant impétueux pour faire faire pénitence à Deschartres; mais Deschartres, tyran par nature, ne prenait pas ses escapades en esprit de mortification. Il le rendait horriblement malheureux, et il fallut que l'enfant fût de bronze pour ne pas éclater sous cette dure contrainte.
Ce n'était pas le latin qui faisait son martyre, on ne le lui enseignait pas; c'étaient les mathématiques, pour lesquelles il avait montré de l'aptitude, et il en avait véritablement. Il ne haïssait pas l'étude en elle-même, mais il préférait le mouvement et la gaîté dont il avait un impérieux besoin. Deschartres lui enseignait aussi la musique. Le flageolet étant son instrument favori, Hippolyte dut l'apprendre bon gré mal gré; on lui fit emplette d'un flageolet en buis, et Deschartres, armé de son flageolet d'ébène monté en ivoire, lui en appliquait de violens coups sur les doigts à chaque fausse note. Il y a un certain menuet de Fischer qui aurait dû laisser des calus sur les mains de l'élève infortuné. Cela était d'autant plus coupable de la part de Deschartres que, quelque irrité qu'il fût, il pouvait toujours se vaincre jusqu'à un certain point avec les personnes qu'il aimait. Il n'avait jamais brutalisé l'enfance de mon père, et jamais il ne s'emporta contre moi jusqu'à un essai de voie de fait, qu'une seule fois en sa vie. Il avait donc une sorte d'aversion pour Hippolyte, à cause des mauvais tours et des moqueries de celui-ci, et pourtant il lui portait, à cause de mon père, un véritable intérêt. Rien ne l'obligeait à l'instruire, et il s'y employait avec une obstination qui n'était pas de la vengeance, car il eût été vite dégoûté d'une satisfaction que son élève lui faisait payer si cher. Il s'était imposé cette tâche en conscience; mais il est bien vrai de dire qu'à l'occasion le ressentiment y trouvait son compte.
Quand j'allais prendre mes leçons auprès d'Hippolyte, accoudé sur sa table et jouant aux mouches quand on ne le regardait pas, Ursule était toujours là. Deschartres aimait cette petite fille pleine d'assurance qui lui tenait tête et lui répliquait fort à propos. Comme tous les hommes violens, Deschartres aimait parfois la résistance ouverte et devenait débonnaire, faible même avec ceux qui ne le craignaient pas. Le tort d'Hippolyte et son malheur était de ne lui jamais dire en face qu'il était injuste et cruel. S'il l'eût menacé une seule fois de se plaindre à ma grand'mère ou de quitter la maison, Deschartres eût certainement fait un retour sur lui-même; mais l'enfant le craignait, le haïssait et ne se consolait que par la vengeance.
Il est certain qu'il y était ingénieux et qu'il avait un esprit diabolique pour observer et relever les ridicules. Souvent, au milieu de la leçon, Deschartres était appelé dans la maison ou dans la cour de la ferme par quelque détail de son exploitation. Ces absences étaient mises à profit pour se moquer de lui. Hippolyte prenait le flageolet d'ébène et singeait le professeur avec un rare talent d'imitation. Il n'y avait rien de plus ridicule, en effet, que Deschartres jouant du flageolet. Cet instrument champêtre était déjà ridicule par lui-même dans les mains d'un personnage si solennel et au milieu d'un visage si refrogné d'habitude. En outre, il le maniait avec une extrême prétention, arrondissant les doigts avec grâce, dandinant son gros corps et pinçant la lèvre supérieure avec une affectation qui lui donnait la plus plaisante figure du monde. C'était dans le menuet de Fischer surtout qu'il déployait tous ses moyens, et Hippolyte savait très bien par cœur ce morceau qu'il ne pouvait venir à bout de lire proprement quand la musique écrite et la figure menaçante de Deschartres étaient devant ses yeux; mais à force de le contrefaire, il l'avait appris malgré lui, et je crois qu'il ne fit jamais d'autre étude musicale que celle-là.