Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд 9 стр.


Il est certain qu'il y était ingénieux et qu'il avait un esprit diabolique pour observer et relever les ridicules. Souvent, au milieu de la leçon, Deschartres était appelé dans la maison ou dans la cour de la ferme par quelque détail de son exploitation. Ces absences étaient mises à profit pour se moquer de lui. Hippolyte prenait le flageolet d'ébène et singeait le professeur avec un rare talent d'imitation. Il n'y avait rien de plus ridicule, en effet, que Deschartres jouant du flageolet. Cet instrument champêtre était déjà ridicule par lui-même dans les mains d'un personnage si solennel et au milieu d'un visage si refrogné d'habitude. En outre, il le maniait avec une extrême prétention, arrondissant les doigts avec grâce, dandinant son gros corps et pinçant la lèvre supérieure avec une affectation qui lui donnait la plus plaisante figure du monde. C'était dans le menuet de Fischer surtout qu'il déployait tous ses moyens, et Hippolyte savait très bien par cœur ce morceau qu'il ne pouvait venir à bout de lire proprement quand la musique écrite et la figure menaçante de Deschartres étaient devant ses yeux; mais à force de le contrefaire, il l'avait appris malgré lui, et je crois qu'il ne fit jamais d'autre étude musicale que celle-là.

Ursule, qui était fort sage pendant la leçon, devenait fort turbulente dans les entr'actes. Elle grimpait partout, feuilletait tous les livres, bousculait toutes les pantoufles et toutes les savonnettes, et riait à se rouler par terre de toutes les remarques dénigrantes d'Hippolyte sur la toilette, les habitudes et les manières du pédagogue. Il avait toujours sur les rayons de sa bibliothèque une quantité de petits sacs de graines qu'il expérimentait dans le jardin, rêvant sans cesse au moyen d'acclimater quelque nouvelle plante fourragère, fromentale ou légumineuse dans le département, et se flattant d'éclipser la gloire de ses concurrens au comité d'agriculture. Nous prenions soin de lui mêler toutes ces graines triées avec tant de scrupule par ses propres mains, nous mélangions le pastel avec le colza, et le sarrazin avec le millet, si bien que les graines poussaient tout de travers, et qu'il récoltait de la luzerne là où il avait semé des raves. Il entassait manuscrits sur manuscrits pour prouver à ses confrères de la Société d'agriculture que M. Cadet de Vaux était un âne et M. Rougier de la Bergerie un veau; car c'était en ces termes peu parlementaires qu'il faisait la guerre aux systèmes de ses concurrens dans le comice agricole. Nous dérangions les feuillets de ses opuscules et nous ajoutions des lettres à plusieurs mots pour y faire des fautes d'orthographe. Il lui arriva une fois d'envoyer le manuscrit ainsi embelli à l'imprimerie, et quand on lui renvoya ses épreuves à corriger, il entra dans une colère épouvantable contre le crétin de prote qui faisait de pareilles bévues.

Parmi ses livres, il y en avait plusieurs qui excitaient vivement notre curiosité: entre autres, le Grand Albert et le Petit Albert, et divers manuels d'économie rurale et domestique, fort anciens et remplis de billevesées. Il y en avait un, dont j'ai oublié le titre, que Deschartres avait placé au plus haut de ses rayons, et qu'il prisait pour l'ancienneté de l'édition. Je ne saurais dire au juste de quoi il traite ni ce qu'il vaut. Nous ne pouvions guère le parcourir, car l'escalade pour le saisir et le remettre en place prenait une partie du temps que nous dérobions à la vigilance du maître. Autant que je m'en souviens, il y avait de tout: des remèdes pour guérir les maladies des hommes et des bêtes, des recettes pour les médicamens, les mets, les liqueurs et les poisons. Il y avait aussi de la magie, et c'était là ce qui nous intéressait le plus. Hippolyte avait ouï dire une fois à Deschartres qu'il s'y trouvait une formule de conjuration pour faire paraître le diable. Il s'agissait de la trouver dans tout ce fatras et nous nous y reprîmes à plus de vingt fois. Au moment où nous pensions arriver au magique feuillet, nous entendions retentir sur l'escalier les pas lourds de Deschartres. Il eût été plus simple de lui demander de nous le montrer; il est probable que, dans un moment de bonne humeur, il nous eût enseigné en riant le procédé pour appeler satan; mais il nous paraissait bien plus piquant de surprendre le secret nous-mêmes et de faire l'expérience entre nous.

Enfin, un jour que Deschartres était à la chasse, Hippolyte vint nous chercher. Il avait, ou il croyait avoir trouvé parmi divers grimoires, celui qui servait à l'incantation. Il y avait des paroles à dire, des lignes à tracer par terre avec de la craie et je ne sais quelles autres préparations qui m'échappent, et que nous ne pouvions réaliser. Soit qu'Hippolyte se moquât de nous, soit qu'il crût un peu à la vertu des formules, nous fîmes ce qu'il nous prescrivait, lui, le livre à la main, nous, parcourant en différens sens les lignes tracées par terre. C'était une sorte de table de Pythagore, avec des carrés, des losanges, des étoiles, des signes du zodiaque, beaucoup de chiffres et d'autres figures cabalistiques dont le souvenir est assez confus en moi.

Ce que je me rappelle bien, c'est l'espèce d'émotion qui nous gagnait à mesure que nous opérions; il était dit que le premier indice du succès de l'opération serait le jaillissement d'une flamme bleuâtre sur certains chiffres ou certaines figures, et nous attendions ce prodige avec une certaine anxiété. Nous n'y croyions pourtant pas, Hippolyte étant déjà assez esprit fort, et moi ayant été habituée, par ma mère et ma grand'mère (d'accord sur ce point), à regarder l'existence du diable comme une imposture, la fiction d'un croquemitaine pour les petits enfans. Mais Ursule eut peur tout en riant, et quitta la chambre, sans qu'il fût possible de l'y ramener.

Alors, mon frère et moi, nous trouvant seuls à l'œuvre, et la gaîté de notre compagne ne nous soutenant plus, nous reprîmes l'opération avec une sorte de courage. Malgré nous, l'imagination s'allumait, et l'attente d'un prodige quelconque nous agitait un peu. Aussitôt que les flammes paraîtraient, nous pouvions en rester là et ne pas insister pour que, sous les chiffres du milieu, le plancher fût percé par les deux cornes de Lucifer. «Bah! disait Hippolyte, il est écrit dans le livre que les personnes qui n'oseraient pas aller jusqu'au bout, peuvent, en effaçant bien vite certains chiffres, faire rentrer le diable sous terre, au moment où il passe la tête dehors. Seulement, il faut éviter que ses yeux soient sortis, car aussitôt qu'il vous a regardé vous n'êtes plus maître de le renvoyer avant de lui avoir parlé: moi, je ne sais pas si je l'oserais, mais tout au moins, je voudrais voir le bout de ses cornes.

« Mais s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui dirons-nous?

« Ma foi, répondait Hippolyte, je lui commanderai d'emporter Deschartres, son flageolet et tous ses vieux bouquins.»

Nous prenions certainement la chose en plaisanterie en devisant ainsi, mais nous n'en étions pas moins émus. Les enfans ne peuvent jouer avec le merveilleux sans en ressentir quelque ébranlement, et, sous ce rapport, les hommes du passé ont été des enfans bien autrement crédules que nous ne l'étions.

Nous complétâmes l'expérience comme nous pûmes, et non seulement le diable ne vint pas, mais encore il n'y eut pas la moindre petite flamme. Nous mettions pourtant l'oreille sur le carreau, et Hippolyte prétendait entendre un petit pétillement précurseur des premières étincelles; mais il se moquait de moi et je n'en étais pas dupe, tout en feignant d'écouter et d'entendre aussi quelque chose. Ce n'était qu'un jeu, mais un jeu qui nous faisait battre le cœur. Nos plaisanteries nous rassuraient et tenaient notre raison éveillée, mais je ne sais pas si nous eussions osé jouer ainsi avec l'enfer l'un sans l'autre. Je ne crois pas qu'Hippolyte l'ait essayé depuis.

Nous étions cependant un peu désappointés d'avoir pris tant de peine pour rien, et nous nous consolâmes en reconnaissant que nous n'avions pas la moitié des objets désignés dans le livre pour accomplir le charme. Nous nous promîmes de nous les procurer, et, en effet, pendant quelques jours, nous recueillîmes certaines herbes et certains chiffons. Mais comme il y avait une foule d'autres prescriptions scientifiques que nous ne comprenions pas, et d'ingrédiens qui nous étaient complétement inconnus, la chose n'alla pas plus loin.

Le flageolet de Deschartres me rappelle qu'il y avait à la Châtre un fou qui venait souvent demander à notre précepteur de lui jouer un petit air, et celui-ci n'avait garde de le lui refuser, car c'était un auditeur très attentif, le seul probablement qu'il ait jamais charmé. Ce fou s'appelait M. Demai. Il était jeune encore, habillé très proprement et d'une figure agréable, sauf une grande barbe noire qu'on était convenu de trouver très effrayante à cette époque, où l'on se rasait entièrement la figure, et où les militaires seuls portaient la moustache. Il était doux et poli; sa folie était une mélancolie profonde, une sorte de préoccupation solennelle. Jamais un sourire, le calme d'un désespoir ou d'un ennui sans bornes. Il arrivait seul à toute heure du jour, et nous remarquions avec surprise que les chiens, qui étaient fort méchans, aboyaient de loin après lui, s'approchaient avec méfiance pour flairer ses habits et se retiraient aussitôt, comme s'ils eussent compris que c'était un être inoffensif et sans conséquence. Lui, sans faire aucune attention aux chiens, entrait dans la maison ou dans le jardin, et bien qu'avant sa folie il n'eût jamais eu aucune relation avec nous, il s'arrêtait auprès de la première personne qu'il rencontrait, lui disait une ou deux paroles et restait là plus ou moins longtemps, sans qu'il fût nécessaire de s'occuper de lui. Quelquefois il entrait chez ma grand'mère sans frapper, sans songer à se faire annoncer, lui demandait très poliment de ses nouvelles, répondait à ses questions qu'il se portait fort bien, prenait un siége sans y être invité, et demeurait impassible, pendant que ma grand'mère continuait à écrire ou à me donner ma leçon. Si c'était la leçon de musique, il se levait, se plaçait debout derrière le clavecin, et y restait immobile jusqu'à la fin.

Lorsque sa présence devenait gênante, on lui disait: «Eh bien, monsieur Demai, désirez-vous quelque chose? Rien de nouveau, répondait-il, je cherche la tendresse. Est-ce que vous ne l'avez pas trouvée encore, depuis le temps que vous la cherchez?  Non, disait-il, et pourtant j'ai cherché partout. Je ne sais où elle peut être.  Est-ce que vous l'avez cherchée dans le jardin?  Non, pas encore, disait-il, et, frappé d'une idée subite, il allait au jardin, se promenait dans toutes les allées, dans tous les coins, s'asseyait sur l'herbe à côté de nous pour regarder nos jeux, d'un air grave, montait chez Deschartres, entrait chez ma mère, et même dans les chambres inhabitées, parcourait toute la maison, ne demandant rien à personne, et se contentant de répondre à qui l'interrogeait «qu'il cherchait la tendresse.» Les domestiques, pour s'en débarrasser, lui disaient: «Ça ne se trouve pas ici; allez du côté de la Châtre. Bien sûr, vous la rencontrerez par là.» Quelquefois il avait l'air de comprendre qu'on le traitait comme un enfant. Il soupirait et s'en allait. D'autres fois, il avait l'air de croire à ce qu'on lui disait, et regagnait la ville à pas précipités.

Je crois avoir entendu dire qu'il était devenu fou par chagrin d'amour, mais qu'il le serait devenu pour une cause quelconque, parce qu'il y avait d'autres fous dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je ne me rappelle pas ce pauvre chercheur de tendresse sans attendrissement. Nous l'aimions, nous autres enfans, sans autre motif que la compassion, car il ne nous disait presque rien, et faisait si peu d'attention à nous, malgré qu'il nous regardât jouer ensemble des heures entières, qu'il ne nous reconnaissait pas les uns d'avec les autres. Il appelait Hippolyte M. Maurice, et demandait souvent à Ursule si elle était Mlle Dupin, ou à moi si j'étais Ursule. Nous avions pour son infortune un respect d'instinct, car nous ne l'avons jamais raillé ni évité. Il ne répondait guère aux questions et semblait se trouver content quand on ne le repoussait ni ne le fuyait. Peut-être eût-il été très curable par un traitement soutenu de douceur, de distractions et d'amitié; mais probablement les soins moraux et intelligens lui manquaient, car il venait toujours seul et s'en allait de même. Il a fini par se suicider. Du moins, on l'a trouvé noyé dans un puits, où, sans doute, l'infortuné cherchait la tendresse, cet introuvable objet de ses douloureuses aspirations.

Ma mère nous quitta au commencement de l'automne. Elle ne pouvait abandonner Caroline, et se voyait forcée de partager sa vie entre ses deux enfans. Elle me raisonna beaucoup pour m'empêcher de vouloir la suivre. J'avais un vif chagrin: mais nous devions tous partir pour Paris à la fin d'octobre. C'était deux mois de séparation tout au plus, et l'effroi qui s'était emparé de moi l'année précédente à l'idée d'une séparation absolue, était dissipé par la manière dont j'avais vécu auprès d'elle, presque sans interruption, depuis ce temps-là. Elle me fit comprendre que Caroline avait besoin d'elle, que nous serions bientôt réunies à Paris, qu'elle viendrait encore à Nohant l'année suivante. Je me soumis.

Ces deux mois se passèrent sans encombre: je m'habituais aux manières imposantes de ma bonne maman; j'étais devenue assez raisonnable pour obéir sans effort, et elle s'était, de son côté, un peu relâchée envers moi de ses exigences de bonne tenue. A la campagne, elle était moins frappée des inconvéniens de mon laisser-aller. C'est à Paris qu'en me comparant aux petites poupées du beau monde, elle s'effrayait de mon franc parler et de mes allures de paysanne. Alors recommençait la petite persécution qui me profitait si peu.

Nous quittâmes Nohant, ainsi qu'on me l'avait promis, aux premiers froids. Il fut décidé qu'on mettrait Hippolyte en pension à Paris pour le dégrossir aussi de ses manières rustiques. Deschartres s'offrit à l'y conduire, à faire choix de l'établissement destiné au bonheur de posséder un élève si gentil, et à l'y installer. On lui fit donc un trousseau; et comme il devait aller prendre avec Deschartres la diligence à Châteauroux, il fut convenu que nous traverserions la brande ensemble, nous dans la voiture, conduite par Saint-Jean et les deux vieux chevaux, Hippolyte et Deschartres à cheval sur les paisibles jumens de la ferme. Mais quelques jours avant de partir, on s'avisa que, pour faire cette partie d'équitation, il lui fallait des bottes, car la culotte courte et les bas blancs de la première communion n'étaient plus de saison.

Une paire de bottes! c'était depuis longtemps le rêve, l'ambition, l'idéal, le tourment du gros garçon. Il avait essayé de s'en faire avec de vieilles tiges de Deschartres et un grand morceau de cuir qu'il avait trouvé dans la remise, peut-être le tablier de quelque cabriolet réformé. Il avait travaillé quatre jours et quatre nuits, taillant, cousant, faisant tremper son cuir dans l'auge des chevaux pour l'amollir, et il avait réussi à se confectionner des chaussures informes, dignes d'un Esquimau, mais qui crevèrent le premier jour qu'il les mit. Ses vœux furent donc comblés quand le cordonnier lui apporta de véritables bottes, avec fer au talon et courroies pour recevoir des éperons.

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