Uranie - Camille Flammarion


Camille Flammarion

Uranie

PREMIÈRE PARTIE

La Muse du Ciel

I

Javais dix-sept ans. Elle sappelait Uranie.

Uranie était-elle une blonde jeune fille aux yeux bleus, un rêve de printemps, une innocente, mais curieuse fille dÈve? Non, elle était simplement, comme autrefois, lune des neuf Muses, celle qui présidait à lAstronomie et dont le regard céleste animait et dirigeait le chœur des sphères; elle était lidée angélique qui plane au-dessus des lourdeurs terrestres; elle navait ni la chair troublante, ni le cœur dont les palpitations se communiquent à distance, ni la tiède chaleur de la vie humaine; mais elle existait pourtant, dans une sorte de monde idéal, supérieur et toujours pur, et toutefois elle était assez humaine par son nom, par sa forme, pour produire sur une âme dadolescent une impression vive et profonde, pour faire naître dans cette âme un sentiment indéfini, indéfinissable, dadmiration et presque damour.

Le jeune homme dont la main na pas encore touché au fruit divin de larbre du Paradis, celui dont les lèvres sont restées ignorantes, dont le cœur na point encore parlé, dont les sens séveillent au milieu du vague des aspirations nouvelles, celui-là pressent, dans les heures de solitude et même à travers les travaux intellectuels dont léducation contemporaine accable son cerveau, celui-là pressent le culte auquel il devra bientôt sacrifier, et personnifie davance sous des formes variées lêtre charmant qui flotte dans latmosphère de ses rêves. Il veut, il désire atteindre cet être inconnu, mais ne lose pas encore, et peut-être ne loserait-il jamais dans la candeur de son admiration, si quelque avance secourable ne lui venait en aide. Si Chloé nest point instruite, il faut que lindiscrète et curieuse Lycénion se charge dinstruire Daphnis.

Tout ce qui nous parle de lattraction encore inconnue peut nous charmer, nous frapper, nous séduire. Une froide gravure, montrant lovale dun pur visage, une peinture, même antique, une sculpture une sculpture surtout éveille un mouvement nouveau dans nos cœurs, le sang se précipite ou sarrête, lidée traverse comme un éclair notre front rougissant et demeure flottante dans notre esprit rêveur. Cest le commencement des désirs, cest le commencement de la vie, cest laurore dune belle journée dété annonçant le lever du soleil.

Pour moi, mon premier amour, mon adolescente passion avait, non pour objet assurément, mais pour cause déterminante une Pendule!.. Cest assez bizarre, mais cest ainsi. Des calculs fort insipides me prenaient tous mes après-midi, de deux heures à quatre heures: il sagissait de corriger les observations détoiles ou de planètes faites la nuit précédente en leur appliquant les réductions provenant de la réfraction atmosphérique, laquelle dépend elle-même de la hauteur du baromètre et de la température. Ces calculs sont aussi simples quennuyeux; on les fait machinalement, à laide de tables préparées, et en pensant à toute autre chose.

Lillustre Le Verrier était alors directeur de lObservatoire de Paris. Point artiste du tout, il possédait pourtant dans son cabinet de travail une pendule en bronze doré, dun fort beau caractère, datant de la fin du premier Empire et due au ciseau de Pradier. Le socle de cette pendule représentait, en bas-relief, la naissance de lAstronomie dans les plaines de lÉgypte. Une sphère céleste massive, ceinte du cercle zodiacal, soutenue par des sphinx, dominait le cadran. Des dieux égyptiens ornaient les côtés. Mais la beauté de cette œuvre artistique consistait surtout en une ravissante petite statue dUranie, noble, élégante, je dirais presque majestueuse.

La Muse céleste se tenait debout. De la main droite elle mesurait, à laide dun compas, les degrés de la sphère étoilée; sa main gauche, tombant, portait une petite lunette astronomique. Superbement drapée, elle planait dans lattitude de la noblesse et de la grandeur. Je navais point encore vu de visage plus beau que le sien. Éclairé de face, ce pur visage se montrait grave et austère. Si la lumière arrivait obliquement, il devenait plutôt méditatif. Mais si la lumière venait den haut et de côté, ce visage enchanté silluminait dun mystérieux sourire, son regard devenait presque caressant, une exquise sérénité faisait place à lexpression dune sorte de joie, daménité et de bonheur que lon avait plaisir à contempler. Cétait comme un chant intérieur, comme une poétique mélodie. Ces changements dexpression faisaient vraiment vivre la statue. Muse et déesse, elle était belle, elle était charmante, elle était admirable.

Chaque fois que jétais appelé auprès de léminent mathématicien, ce nétait point sa gloire universelle qui mimpressionnait le plus. Joubliais les formules de logarithmes et même limmortelle découverte de la planète Neptune pour subir le charme de lœuvre de Pradier. Ce beau corps, si admirablement modelé sous son antique draperie, cette gracieuse attache du cou, cette figure expressive, attiraient mes regards et captivaient ma pensée. Bien souvent, lorsque vers quatre heures nous quittions le bureau pour rentrer dans Paris, jépiais par la porte entrouverte labsence du directeur. Le lundi et le mercredi étaient les meilleurs jours, le premier à cause des séances de lInstitut, auxquelles il ne manquait guère, le second à cause de celles du Bureau des longitudes, quil fuyait avec le plus profond dédain et qui lui faisaient quitter lObservatoire tout exprès pour mieux marquer son mépris. Alors je me plaçais bien en face de ma chère Uranie, je la regardais à mon aise, je mextasiais de la beauté de ses formes, et je partais plus satisfait, mais non plus heureux. Elle me charmait, mais elle me laissait des regrets.

Un soir le soir où je découvris ses changements de physionomie suivant léclairage javais trouvé le cabinet grand ouvert, une lampe posée sur la cheminée et illuminant la Muse sous lun de ses aspects les plus séduisants. La lumière oblique caressait doucement le front, les joues, les lèvres et la gorge. Lexpression était merveilleuse. Je mapprochai et je la contemplai, dabord immobile. Puis lidée me vint de déplacer la lampe et de faire jouer la lumière sur les épaules, le bras, le cou, la chevelure. La statue semblait vivre, penser, se réveiller et sourire encore. Sensation bizarre, sentiment étrange, jen étais véritablement épris: dadmirateur jétais devenu amoureux. On meût fort surpris alors si lon meût affirmé que ce nétait point là le véritable amour et que ce platonisme nétait quun rêve enfantin. Le Directeur arriva, ne parut pas aussi étonné de ma présence que jaurais pu le craindre (on passait souvent par ce cabinet pour se rendre aux salles dobservation). Mais au moment où je posais la lampe sur la cheminée: «Vous êtes en retard pour Jupiter», me dit-il. Et comme je franchissais le seuil: «Est-ce que vous seriez poète?» ajouta-t-il dun air de profond dédain, en appuyant longuement sur la dernière syllabe, comme sil eût dit poâte.

Jaurais pu lui répliquer par les exemples de Kepler, de Galilée, de dAlembert, des deux Herschel, et dautres illustres savants, qui furent poètes en même temps quastronomes; jaurais pu lui rappeler le souvenir du premier Directeur de lObservatoire même, Jean-Dominique Cassini, qui chanta Uranie en vers latins, italiens et français; mais les élèves de lObservatoire navaient pas lhabitude de répliquer quoi que ce fût au sénateur-directeur. Les sénateurs étaient alors des personnages, et le Directeur de lObservatoire était alors inamovible. Et puis, assurément, notre grand géomètre aurait regardé le plus merveilleux poème, du Dante, de lArioste, ou dHugo, du même air de profond dédain dont un beau chien de Terre-Neuve regarde un verre de vin quon approche de sa bouche. Dailleurs, jétais incontestablement dans mon tort.

Cette charmante figure dUranie, comme elle me poursuivait, avec toutes ses délicieuses expressions de physionomie! Son sourire était si gracieux! Et puis, ses yeux de bronze avaient parfois un véritable regard. Il ne lui manquait que la parole. Or, la nuit suivante, à peine endormi, je la revis devant moi, la sublime déesse, et cette fois elle me parla.

Oh! elle était bien vivante. Et quelle jolie bouche! jaurais baisé chaque parole «Viens, me dit-elle, viens dans le ciel, là-haut, loin de la Terre; tu domineras ce bas monde, tu contempleras limmense univers dans sa grandeur. Tiens, regarde!»

II

Alors je vis la Terre qui tombait dans les profondeurs béantes de limmensité; les coupoles de lObservatoire, Paris illuminé, descendaient vite; tout en me sentant immobile, jeus une impression analogue à celle quon éprouve en ballon lorsquen sélevant dans les airs on voit la Terre descendre. Je montai, je montai longtemps, emporté dans un magique essor vers le zénith inaccessible. Uranie était près de moi, un peu plus élevée, me regardant avec douceur et me montrant les royaumes den bas. Le jour était revenu. Je reconnus la France, le Rhin, lAllemagne, lAutriche, lItalie, la Méditerranée, lEspagne, locéan Atlantique, la Manche, lAngleterre. Mais toute cette lilliputienne géographie se rapetissait très vite. Bientôt le globe terrestre fut réduit aux dimensions apparentes de la lune en son dernier quartier, puis dune petite pleine lune.

«Voilà! me dit-elle, ce fameux globe terrestre sur lequel sagitent tant de passions, et qui enferme dans son cercle étroit la pensée de tant de millions dêtres dont la vue ne sétend pas au delà. Regarde comme toute son apparente grandeur diminue à mesure que notre horizon se développe. Nous ne distinguons déjà plus lEurope de lAsie. Voici le Canada et lAmérique du Nord. Que tout cela est minuscule!»

En passant dans le voisinage de la Lune, javais remarqué les paysages montagneux de notre satellite, les cimes rayonnantes de lumière, les profondes vallées remplies dombre, et jaurais voulu my arrêter pour étudier de plus près ce séjour voisin; mais, dédaignant dy jeter même un simple regard, Uranie mentraînait dun vol rapide vers les régions sidérales.

Nous montions toujours. La Terre, diminuant de plus en plus à mesure que nous nous en éloignions, arriva à être réduite à laspect dune simple étoile, brillant par lillumination solaire au sein de limmensité vide et noire. Nous avions tourné vers le Soleil, qui resplendissait dans lespace sans léclairer, et nous voyions, en même temps que lui, les étoiles et les planètes, que sa lumière neffaçait plus parce quelle néclairait pas léther invisible. Langélique déesse me montra Mercure, dans le voisinage du Soleil, Vénus, qui brillait du côté opposé, la Terre, égale à Vénus comme aspect et comme éclat, Mars dont je reconnus les méditerranées et les canaux, Jupiter avec ses quatre lunes énormes, Saturne, Uranus. «Tous ces mondes, me dit-elle, sont soutenus dans le vide par lattraction du Soleil, autour duquel ils circulent avec vitesse. Cest un chœur harmonieux gravitant autour du centre. La Terre nest quune île flottante, un hameau de cette grande patrie solaire, et cet empire solaire nest lui-même quune province au sein de limmensité sidérale.»

Nous montions toujours. Le Soleil et son système séloignaient rapidement; la Terre nétait plus quun point, Jupiter lui-même, ce monde si colossal, se montra amoindri comme Mars et Vénus, à un petit point minuscule à peine supérieur à celui de la Terre.

Nous passâmes en vue de Saturne, ceint de ses anneaux gigantesques, et dont le témoignage seul suffirait pour prouver limmense et inimaginable variété qui règne dans lunivers, Saturne, véritable système à lui seul avec ses anneaux formés de corpuscules emportés dans une rotation vertigineuse, et avec ses huit satellites laccompagnant comme un céleste cortège!

A mesure que nous montions, notre soleil diminuait de grandeur. Bientôt il descendit au rang détoile, puis perdit toute majesté, toute supériorité sur la population sidérale, et ne fut plus quune étoile à peine plus brillante que les autres. Je contemplais toute cette immensité étoilée au sein de laquelle nous nous élevions toujours, et je cherchais à reconnaître les constellations; mais elles commençaient à changer sensiblement de formes, à cause de la différence de perspective causée par mon voyage. Je crus voir notre soleil, devenu insensiblement une toute petite étoile, se réunir à la constellation du Centaure, tandis quune nouvelle lumière, pâle, bleuâtre, assez étrange, marrivait de la région vers laquelle Uranie memportait. Cette clarté navait rien de terrestre et ne me rappelait aucun des effets que javais admirés dans les paysages de la Terre, ni parmi les tons si changeants des crépuscules après lorage, ni dans les brumes indécises du matin, ni pendant les heures calmes et silencieuses du clair de lune sur le miroir de la mer. Ce dernier effet est peut-être celui dont cet aspect se rapprochait le plus, mais cette étrange lumière était, et elle devenait de plus en plus vraiment bleue, bleue non dun reflet dazur céleste ou dun contraste analogue à celui que produit la lumière électrique comparée à celle du gaz, mais bleue comme si le Soleil lui-même eût été bleu!

Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je maperçus que nous nous approchions, en effet, dun soleil absolument bleu, comme un disque brillant qui eût été découpé dans nos plus beaux ciels terrestres, et se détachant lumineusement sur un fond entièrement noir, tout constellé détoiles! Ce soleil saphir était le centre dun système de planètes éclairées par sa lumière. Nous allions passer tout près de lune de ces planètes. Le soleil bleu sagrandissait à vue dœil; mais, nouveauté aussi singulière que la première, la lumière dont il éclairait cette planète se compliquait dun certain côté dune coloration verte. Je regardai de nouveau dans le ciel et japerçus un second soleil, celui-ci dun beau vert émeraude! Je nen croyais pas mes yeux.

«Nous traversons, me dit Uranie, le système solaire de Gamma dAndromède, dont tu ne vois encore quune partie, car il se compose en réalité, non de ces deux soleils, mais de trois, un bleu, un vert, et un jaune-orange. Le soleil bleu, qui est le plus petit, tourne autour du soleil vert, et celui-ci gravite avec son compagnon autour du grand soleil orangé que tu vas apercevoir dans un instant.»

Aussitôt, en effet, je vis paraître un troisième soleil, coloré de cet ardent rayonnement dont le contraste avec ses deux compagnons produisait la plus bizarre des illuminations. Je connaissais bien ce curieux système sidéral, pour lavoir plus dune fois observé au télescope; mais je ne me doutais point de sa splendeur réelle. Quelles fournaises, quels éblouissements! Quelle vivacité de couleurs dans cette étrange source de lumière bleue, dans cette illumination verte du second soleil, et dans ce rayonnement dor fauve du troisième!

Mais nous nous étions approchés, comme je lai dit, de lun des mondes appartenant au système du soleil saphir. Tout était bleu, paysages, eaux, plantes, rochers, légèrement verdis du côté éclairé par le second soleil, et à peine touchés des rayons du soleil orange qui se levait à lhorizon lointain. A mesure que nous pénétrions dans latmosphère de ce monde, une musique suave et délicieuse sélevait dans les airs, comme un parfum, comme un rêve. Je navais jamais rien entendu de pareil. La douce mélodie, profonde, lointaine, semblait venir dun chœur de harpes et de violons soutenu par un accompagnement dorgues. Cétait un chant exquis, qui charmait dès le premier instant, qui navait pas besoin dêtre analysé pour être compris, et qui remplissait lâme de volupté. Il me semblait que je serais resté une éternité à lécouter: je nosais adresser la parole à mon guide, tant je craignais den perdre une note. Uranie sen aperçut. Elle étendit la main vers un lac et me désigna du doigt un groupe dêtres ailés qui planaient au-dessus des eaux bleues.

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