Uranie - Camille Flammarion 2 стр.


Mais nous nous étions approchés, comme je lai dit, de lun des mondes appartenant au système du soleil saphir. Tout était bleu, paysages, eaux, plantes, rochers, légèrement verdis du côté éclairé par le second soleil, et à peine touchés des rayons du soleil orange qui se levait à lhorizon lointain. A mesure que nous pénétrions dans latmosphère de ce monde, une musique suave et délicieuse sélevait dans les airs, comme un parfum, comme un rêve. Je navais jamais rien entendu de pareil. La douce mélodie, profonde, lointaine, semblait venir dun chœur de harpes et de violons soutenu par un accompagnement dorgues. Cétait un chant exquis, qui charmait dès le premier instant, qui navait pas besoin dêtre analysé pour être compris, et qui remplissait lâme de volupté. Il me semblait que je serais resté une éternité à lécouter: je nosais adresser la parole à mon guide, tant je craignais den perdre une note. Uranie sen aperçut. Elle étendit la main vers un lac et me désigna du doigt un groupe dêtres ailés qui planaient au-dessus des eaux bleues.

Ils navaient point la forme humaine terrestre. Cétaient des êtres évidemment organisés pour vivre dans lair. Ils semblaient tissés de lumière. De loin, je les pris dabord pour des libellules: ils en avaient la forme svelte et élégante, les vastes ailes, la vivacité, la légèreté. Mais en les examinant de plus près, je maperçus de leur taille, qui nétait pas inférieure à la nôtre, et je reconnus à lexpression de leurs regards que ce nétaient point des animaux. Leurs têtes ressemblaient également à celles des libellules, et, comme ces êtres aériens, ils navaient pas de jambes. La musique si délicieuse que jentendais nétait autre que le bruit de leur vol. Ils étaient très nombreux, plusieurs milliers peut-être.

On voyait, sur les sommets des montagnes, des plantes qui nétaient ni des arbres ni des fleurs, qui élevaient de frêles tiges à dénormes hauteurs, et ces tiges ramifiées portaient, comme en tendant les bras, de larges coupes en forme de tulipes. Ces plantes étaient animées; du moins, comme nos sensitives et plus encore, et comme la desmodie aux feuilles mobiles, elles manifestaient par des mouvements leurs impressions intérieures. Ces bosquets formaient de véritables cités végétales. Les habitants de ce monde navaient pas dautres demeures que ces bosquets, et cest au milieu de ces sensitives parfumées quils se reposaient lorsquils ne flottaient pas dans les airs.

«Ce monde te paraît fantastique, fit Uranie, et tu te demandes quelles idées peuvent avoir ces êtres, quelles mœurs, quelle histoire, quelles espèces darts, de littérature et de sciences. Il serait long de répondre à toutes les questions que tu pourrais faire. Sache seulement que leurs yeux sont supérieurs à vos meilleurs télescopes, que leur système nerveux vibre au passage dune comète et découvre électriquement des faits que vous ne connaîtrez jamais sur la Terre. Les organes que tu vois au-dessous des ailes leur servent de mains plus habiles que les vôtres. Pour imprimerie, ils ont la photographie directe des événements et la fixation phonétique des paroles mêmes. Ils ne soccupent, du reste, que de recherches scientifiques, cest-à-dire de létude de la nature. Les trois passions qui absorbent la plus grande partie de la vie terrestre, lâpre désir de la fortune, lambition politique et lamour, leur sont inconnues, parce quils nont besoin de rien pour vivre, parce quil ny a pas de divisions internationales ni dautre gouvernement quun conseil dadministration, et parce quils sont androgynes.

 Androgynes! répliquai-je. Et josai ajouter: Est-ce mieux?

 Cest autre. Ce sont de grands troubles de moins dans une humanité.

«Il faut, continua-t-elle, se dégager entièrement des sensations et des idées terrestres pour être en situation de comprendre la diversité infinie manifestée par les différentes formes de la création. De même que sur votre planète les espèces ont changé dâge en âge, depuis les êtres si bizarres des premières époques géologiques jusquà lapparition de lhumanité, de même que maintenant encore la population animale et végétale de la Terre est composée des formes les plus diverses, depuis lhomme jusquau corail, depuis loiseau jusquau poisson, depuis léléphant jusquau papillon; de même, et sur une étendue incomparablement plus vaste, parmi les innombrables terres du ciel, les forces de la nature ont donné naissance à une diversité infinie dêtres et de choses. La forme des êtres est, en chaque monde, le résultat des éléments spéciaux à chaque globe, substances, chaleur, lumière, électricité, densité, pesanteur.

Les formes, les organes, le nombre des sens vous nen avez que cinq, et ils sont assez pauvres dépendent des conditions vitales de chaque sphère. La vie est terrestre sur la Terre, martienne sur Mars, saturnienne sur Saturne, neptunienne sur Neptune, cest-à-dire appropriée à chaque séjour, ou pour mieux dire, plus rigoureusement encore, produite et développée par chaque monde selon son état organique et suivant une loi primordiale à laquelle obéit la nature entière: la loi du Progrès.»

Pendant quelle me parlait, javais suivi du regard le vol des êtres aériens vers la cité fleurie et javais vu avec stupéfaction les plantes se mouvoir, sélever ou sabaisser pour les recevoir; le soleil vert était descendu au-dessous de lhorizon et le soleil orange sétait élevé dans le ciel; le paysage était décoré dune coloration féerique sur laquelle planait une lune énorme, mi-partie orangée et mi-partie verte. Alors limmense mélodie qui remplissait latmosphère sarrêta, et au milieu dun profond silence jentendis un chant, sélevant dune voix si pure que nulle voix humaine ne pourrait lui être comparée.

«Quel merveilleux système, mécriai-je, quun tel monde illuminé par de tels flambeaux! Ce sont donc là les étoiles doubles, triples, multiples, vues de près.

 Splendides soleils que ces étoiles! répondit la déesse. Gracieusement associées dans les liens dune attraction mutuelle, vous les voyez de la Terre, bercées deux à deux au sein des cieux, toujours belles, toujours lumineuses, toujours pures. Suspendues dans linfini, elles sappuient lune sur lautre sans jamais se toucher, comme si leur union, plus morale que matérielle, était régie par un principe invisible et supérieur, et suivant des courbes harmonieuses, elles gravitent en cadence lune autour de lautre, couples célestes éclos au printemps de la création dans les campagnes constellées de limmensité. Tandis que les soleils simples comme le vôtre brillent solitaires, fixes, tranquilles, dans les déserts de lespace, les soleils doubles et multiples semblent animer par leurs mouvements, leur coloration et leur vie, les régions silencieuses du vide éternel. Ces horloges sidérales marquent pour vous les siècles et les ères des autres univers.

«Mais, ajouta-t-elle, continuons notre voyage. Nous ne sommes quà quelques trillions de lieues de la Terre.

 Quelques trillions?

 Oui. Si nous pouvions entendre dici les bruits de votre planète, ses volcans, ses canonnades, ses tonnerres, ou les vociférations des grandes foules les jours de révolution, ou les chants pieux des églises qui sélèvent vers le Ciel, la distance est telle quen admettant que ces bruits puissent la franchir avec la vitesse du son dans lair, ils nemploieraient pas moins de quinze millions dannées pour arriver jusquici. Nous entendrions aujourdhui seulement ce qui se passait sur la Terre il y a quinze millions dannées.

«Cependant nous sommes encore, relativement à limmensité de lunivers, très voisins de ta patrie.

«Tu reconnais toujours votre soleil, là-bas, toute petite étoile. Nous ne sommes pas sortis de lunivers auquel il appartient avec son système de planètes.

«Cet univers se compose de plusieurs milliards de soleils, séparés les uns des autres par des trillions de lieues.

«Son étendue est si considérable, quun éclair, à la vitesse de trois cent mille kilomètres par seconde, emploierait quinze mille ans à le traverser.

«Et partout, partout des soleils, de quelque côté que nous dirigions nos regards; partout des sources de lumière, de chaleur et de vie, sources dune variété inépuisable, soleils de tout éclat, de toutes grandeurs, de tout âge, soutenus dans le vide éternel, dans léther luminifère, par lattraction mutuelle de tous et par le mouvement de chacun. Chaque étoile, soleil énorme, tourne sur elle-même comme une sphère de feu et vogue vers un but. Votre soleil marche et vous emporte vers la constellation dHercule, celui dont nous venons de traverser le système marche vers le sud des Pléiades, Sirius se précipite vers la Colombe, Pollux sélance vers la Voie lactée, tous ces millions, tous ces milliards de soleils courent à travers limmensité avec des vitesses qui atteignent deux, trois et quatre cent mille mètres par seconde! Cest le Mouvement qui soutient léquilibre de lunivers, qui en constitue lorganisation, lénergie et la vie.»

III

Depuis longtemps déjà le système tricolore avait fui sous notre essor. Nous passâmes dans le voisinage dun grand nombre de mondes bien différents de la patrie terrestre. Les uns me parurent entièrement couverts deau et peuplés dêtres aquatiques, les autres uniquement peuplés de plantes. Nous nous arrêtâmes près de plusieurs. Quelle inimaginable variété!

Sur lun dentre eux, tous les habitants me parurent particulièrement beaux. Uranie mapprit que lorganisation y est toute différente de celle des enfants de la Terre et que lêtre humain y perçoit les opérations physico-chimiques qui saccomplissent dans lentretien du corps. Dans notre organisme terrestre, nous ne voyons pas comment, par exemple, les aliments absorbés sassimilent, comment le sang, les tissus, les os, se renouvellent; toutes les fonctions saccomplissent instinctivement, sans que la pensée les perçoive. Aussi subit-on mille maladies, dont lorigine est cachée et souvent introuvable. Là, lêtre humain sent les actes de son entretien vital, comme nous sentons un plaisir ou une douleur. De chaque molécule du corps, pour ainsi dire, part un nerf qui transmet au cerveau les impressions variées quelle reçoit. Si lhomme terrestre était doué dun pareil système nerveux, en plongeant ses regards dans lorganisme par lintermédiaire des nerfs, il verrait comment laliment se transforme en chyle, celui-ci en sang, le sang en chair, en substance musculaire, nerveuse, etc.: il se verrait lui-même. Mais nous en sommes loin, le centre animique de nos perceptions étant embarrassé par les nerfs multipliés des lobes cérébraux et des couches optiques.

Sur un autre globe que nous traversâmes pendant la nuit, cest-à-dire du côté de son hémisphère nocturne, les yeux humains sont organisés de telle sorte quils sont lumineux, quils éclairent, comme si quelque émanation phosphorescente irradiait de leur étrange foyer. Une réunion nocturne composée dun grand nombre de personnes offre un aspect véritablement fantastique, parce que la clarté comme la couleur des yeux changent suivant les passions diverses qui les animent. De plus, la puissance de ces regards est telle quils exercent une influence électrique et magnétique dune intensité variable, et quen certains cas ils peuvent foudroyer, faire tomber morte la victime sur laquelle se fixe toute lénergie de leur volonté.

Un peu plus loin, mon guide céleste me signala un monde où les organismes jouissent dune faculté précieuse, cest que lâme peut changer de corps sans passer par la circonstance de la mort, souvent désagréable, et toujours triste. Un savant qui a travaillé toute sa vie pour linstruction de lhumanité et voit arriver la fin de ses jours sans avoir pu terminer ses nobles entreprises, peut changer de corps avec un jeune adolescent et recommencer une nouvelle vie, plus utile encore que la première. Il suffit, pour cette transmigration, du consentement de ladolescent et de lopération magnétique dun médecin compétent. On voit aussi parfois deux êtres, unis par les liens si doux et si forts de lamour, opérer un pareil échange de corps après plusieurs années dunion: lâme de lépoux vient habiter le corps de lépouse, et réciproquement, pour le reste de leur existence. Lexpérience intime de la vie devient incomparablement plus complète pour chacun deux. On voit aussi des savants, des historiens, désireux de vivre deux siècles au lieu dun, se plonger dans des sommeils factices dhibernation artificielle qui suspend leur vie la moitié de chaque année et même davantage. Quelques-uns même parviennent à vivre trois fois plus longtemps que la vie normale des centenaires.

Quelques instants après, traversant un autre système, nous rencontrâmes un genre dorganisations tout autre encore et assurément supérieur au nôtre. Chez les habitants de la planète que nous avions alors sous les yeux, monde éclairé par un brillant soleil hydrogéné, la pensée nest pas obligée de passer par la parole pour se manifester. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé, lorsquune idée lumineuse ou ingénieuse vient doccuper notre cerveau, de vouloir lexprimer ou lécrire, et, pendant le temps que nous commençons à parler ou à écrire, de sentir déjà lidée dissipée, envolée, obscurcie ou métamorphosée? Les habitants de cette planète ont un sixième sens, que lon pourrait appeler autotélégraphique, en vertu duquel, quand lauteur ne sy oppose pas, la pensée se communique au dehors et peut se lire sur un organe qui occupe à peu près la place de votre front. Ces conversations silencieuses sont souvent les plus profondes et les plus précises; elles sont toujours les plus sincères.

Nous sommes naïvement disposés à croire que lorganisation humaine ne laisse rien à désirer sur la Terre. Pourtant, navons-nous jamais regretté dêtre obligé dentendre malgré nous des paroles désagréables, un discours absurde, un sermon gonflé de vide, de la mauvaise musique, des médisances ou des calomnies? Nos grammaires ont beau prétendre que nous pouvons «fermer loreille» à ces discours, il nen est malheureusement rien. Vous ne pouvez pas fermer vos oreilles comme vos yeux. Il y a là une lacune. Jai été fort surpris de remarquer une planète où la nature na pas oublié ce détail. Comme nous nous y arrêtions un instant, Uranie me signala ces oreilles qui se fermaient ainsi que des paupières. «Il y a là, me dit-elle, bien moins de sourdes colères que chez vous, mais les divisions entre les partis politiques y sont beaucoup plus accusées, les adversaires ne voulant rien entendre, et y réussissant effectivement malgré les avocats les plus loquaces.»

Sur un autre monde, dans lequel le phosphore joue un grand rôle, dont latmosphère est constamment électrisée, dont la température est fort élevée, et où les habitants nont guère eu aucune raison suffisante dinventer des vêtements, certaines passions se traduisent par lillumination dune partie du corps. Cest en grand ce qui se passe en petit dans nos prairies terrestres, où lon voit, pendant les douces soirées dété, les vers luisants se consumer silencieusement dans une flamme amoureuse. Laspect des couples lumineux est curieux à observer le soir dans les grandes villes. La couleur de la phosphorescence diffère suivant les sexes, et lintensité varie suivant les âges et les tempéraments. Le sexe fort brûle dune flamme rouge plus ou moins ardente, et le sexe gracieux dune flamme bleuâtre, parfois pâle et discrète. Nos vers luisants seuls seraient aptes à se former une idée, très rudimentaire, de la nature des impressions ressenties par ces êtres spéciaux. Je nen croyais pas mes yeux lorsque nous traversions latmosphère de cette planète. Mais je fus encore plus surpris en arrivant sur le satellite de ce singulier monde.

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