Aristophane; Traduction nouvelle, tome second - Аристофан


Aristophanes

Aristophane; Traduction nouvelle, tome second

LES OISEAUX

(L'AN 415 AVANT J.-C.)

Deux citoyens, Pisthétéros (Fidèle ami) et Evelpide (Bon espoir), dégoûtés de la vie que l'on mène à Athènes, se déterminent à bâtir une ville aérienne, Néphélocokkygia (Nuéecoucouville). Tous les hommes veulent y venir habiter, mais le poète, enlevant le sceptre aux dieux qui ne savent plus maintenir l'ordre sur la terre, chasse impitoyablement de la cité nouvelle les prêtres, les devins, les philosophes, les poètes, les législateurs, les avocats. On crée des divinités à l'image des oiseaux, à qui appartient désormais l'empire du monde, et les anciens dieux, bloqués dans l'Olympe, où n'arrive plus l'odeur des offrandes, sont forcés d'entrer en composition avec Pisthétéros.

PERSONNAGES DU DRAME

EVELPIDÈS.

PISTHÉTÆROS.

LE ROITELET, serviteur de la huppe.

LA HUPPE.

CHOEUR D'OISEAUX.

LE PHOENIKOPTÈRE.

HÉRAUTS.

UN PRÊTRE.

UN POÈTE.

UN DISEUR D'ORACLES.

LE ROSSIGNOL.

PROKNÈ.

MÉTÔN, géomètre.

UN INSPECTEUR.

UN VENDEUR DE DÉCRETS.

MESSAGERS.

IRIS.

UN PARRICIDE.

KINÉSIAS, poète dithyrambique.

UN SYKOPHANTE.

PROMÈTHEUS.

POSÉIDÔN.

UN TRIBALLE.

HÈRAKLÈS.

UN ESCLAVE DE PISTHÉTÆROS.

XANTHIAS.          }esclaves,

MANODOROS ou MANÈS } personnages muets.

La scène se passe dans un endroit sauvage, rocailleux, au fond d'une forêt.

LES OISEAUX

EVELPIDÈS, au geai

Est-ce tout droit que tu me dis d'aller, du côté où l'on voit cet arbre?

PISTHÉTÆROS, tenant une corneille

La peste te crève! La voilà qui me croasse de revenir en arrière!

EVELPIDÈS

Pourquoi, malheureux, sautillons-nous de haut en bas? Nous nous tuons à chercher ainsi notre route de côté et d'autre.

PISTHÉTÆROS

Je me suis fié, pour mon malheur, à cette corneille, qui m'a fait parcourir deux mille stades de chemin.

EVELPIDÈS

Et moi je me suis fié, pour mon infortune, à ce geai, qui m'a rongé les ongles des doigts.

PISTHÉTÆROS

En quel endroit de la terre sommes-nous? je n'en sais rien.

EVELPIDÈS

D'ici, retrouverais-tu ta patrie, toi?

PISTHÉTÆROS

Non, de par Zeus! pas plus qu'Exèkestidès.

EVELPIDÈS

Malheur!

PISTHÉTÆROS

Allons, mon ami, suis cette route.

EVELPIDÈS

Certes, il nous a joué un vilain tour, cet oiseleur du marché à la volaille, ce fou de Philokratès, en me disant que ces deux guides seuls, parmi les oiseaux, nous diraient où est Tèreus, la huppe, changé en oiseau. Il nous a vendu une obole ce geai, fils de Tharrélidès, et trois oboles cette corneille qui, l'un et l'autre, ne savent rien que mordre. Eh bien! qu'as-tu, maintenant, à ouvrir le bec? Est-ce que tu vas encore nous mener de façon à tomber des rochers? Ici, il n'y a pas de route.

PISTHÉTÆROS

Et ici, de par Zeus! pas le moindre sentier.

EVELPIDÈS

La corneille ne dit donc rien au sujet de la route? Pas de croassements?

PISTHÉTÆROS

Pas plus maintenant que tout à l'heure.

EVELPIDÈS

Enfin, que dit-elle de la route?

PISTHÉTÆROS

Que veux-tu qu'elle dise, sinon qu'en les rongeant, elle me mangera les doigts?

EVELPIDÈS

N'est-il pas étrange, assurément, que, avec notre désir d'aller aux corbeaux et nos préparatifs achevés, nous ne puissions ensuite trouver la route? En effet, ô vous, hommes qui assistez à cet entretien, nous sommes malades du mal contraire à celui de Sakas. N'étant pas citoyen, il veut l'être à toute force, et nous qui sommes d'une tribu et d'une famille honorables, citoyens comme nos concitoyens, sans en être chassés par personne, nous prenons des deux pieds notre vol loin de notre patrie, non point par haine pour cette ville qui n'est pas seulement grande et heureusement douée par la nature, mais ouverte à tous pour y dépenser leur avoir. En effet, les cigales ne chantent qu'un ou deux mois sur les jeunes figuiers, tandis que les Athéniens chantent toute leur vie l'air des procès. Voilà pourquoi nous avons entrepris ce voyage, et comment, pourvus d'une corbeille, d'une cruche et de myrte, nous errons tous deux à la recherche d'un lieu tranquille, où nous puissions nous établir et séjourner. Nous nous dirigeons du côté de Tèreus la huppe, pour le prier de nous dire si, dans la région où il a porté son vol, il a vu quelque part cette sorte de ville.

PISTHÉTÆROS

Holà! hé!

EVELPIDÈS

Qu'est-ce donc?

PISTHÉTÆROS

Depuis longtemps la corneille m'indique quelque chose là-haut.

EVELPIDÈS

Et ce geai aussi ouvre le bec comme pour me montrer quelque chose. Il n'est pas possible qu'il n'y ait pas par là des oiseaux. Nous le saurons tout de suite en faisant du bruit.

PISTHÉTÆROS

Alors, sais-tu ce qu'il faut faire? Heurte ta jambe contre cette roche.

EVELPIDÈS

Et toi ta tête; ce sera un double bruit.

PISTHÉTÆROS

Alors, toi, une pierre; prends et frappe.

EVELPIDÈS

Très bien, si cela te plaît. Esclave, esclave!

PISTHÉTÆROS

Que dis-tu? Au lieu de la Huppe, tu appelles: «Esclave!» En place d'«Esclave!» il te fallait crier: «Epopoï!»

EVELPIDÈS

Epopoï! Veux-tu que je frappe encore une fois? Epopoï!

LE ROITELET

Quels sont ces gens? Qui est-ce qui crie en appelant mon maître?

EVELPIDÈS

Apollôn sauveur, quelle ouverture de bec!

LE ROITELET

Malheur à moi! ce sont deux oiseleurs!

EVELPIDÈS

Voilà un être affreux et d'une vilaine conversation!

LE ROITELET

Allez tous deux à la malheure!

EVELPIDÈS

Mais nous ne sommes pas des hommes!

LE ROITELET

Qu'êtes-vous donc?

EVELPIDÈS

Je suis le Peureux, oiseau de Libyè.

LE ROITELET

Des contes!

EVELPIDÈS

Regarde plutôt à mes pieds.

LE ROITELET

Et l'autre? Quel oiseau est-ce? Tu ne parles pas?

PISTHÉTÆROS

Je suis l'Emmerdé, oiseau du Phasis.

EVELPIDÈS

Et toi, quel animal es-tu, au nom des dieux?

LE ROITELET

Je suis un oiseau esclave.

EVELPIDÈS

Tu as été vaincu par quelque coq?

LE ROITELET

Non pas; mais lorsque mon maître est devenu huppe, il demanda que, moi aussi, je devinsse oiseau, afin d'avoir un compagnon et un serviteur.

EVELPIDÈS

Est-ce qu'un oiseau a besoin d'un serviteur?

LE ROITELET

Lui, du moins, je le crois, parce que jadis il était homme. Tantôt il veut manger des anchois de Phalèron; je cours lui chercher des anchois dans une écuelle; tantôt il désire de la purée: il lui faut une cuillère et une marmite; je cours chercher la cuillère.

EVELPIDÈS

C'est un coureur que cet oiseau. Sais-tu ce qu'il te faut faire, Roitelet? Appelle-nous ton maître.

Mais, de par Zeus! il vient de s'endormir, après avoir mangé des baies de myrte et quelques moucherons.

EVELPIDÈS

Malgré cela, éveille-le!

LE ROITELET

Je suis sûr qu'il va se mettre en colère; mais, pour vous plaire, je l'éveillerai. (Il sort.)

PISTHÉTÆROS, au Roitelet qui s'en va

Puisses-tu périr de malemort, toi qui as failli me tuer.

EVELPIDÈS

Ah! malheureux que je suis! mon geai s'est envolé de frayeur.

PISTHÉTÆROS

Tu es bien le plus lâche des animaux: ta frayeur a fait partir le geai.

EVELPIDÈS

Dis-moi, toi-même n'as-tu pas fait partir la corneille, en tombant?

PISTHÉTÆROS

Non pas, de par Zeus!

EVELPIDÈS

Où est-elle alors?

PISTHÉTÆROS

Elle s'est envolée.

EVELPIDÈS

Et tu ne l'as pas fait partir! O mon bon, comme tu es brave!

LA HUPPE

Ouvre l'huis, pour que je sorte.

EVELPIDÈS

Par Hèraklès! quel est cet animal? Quel plumage! Quel appendice de triple aigrette!

LA HUPPE

Quelles sont ces gens qui me cherchent?

EVELPIDÈS

Les douze dieux semblent t'avoir mis en piteux état.

LA HUPPE

Ne vous riez pas de moi en voyant mon plumage! Car, ô étrangers, autrefois j'étais homme.

EVELPIDÈS

Nous ne rions pas de toi.

LA HUPPE

Mais de quoi?

EVELPIDÈS

Ton bec nous paraît risible.

LA HUPPE

C'est pourtant comme cela que Sophoklès me traite indignement dans ses tragédies, moi Tèreus.

EVELPIDÈS

Tu es donc Tèreus? Simple oiseau ou paon?

LA HUPPE

Oiseau.

EVELPIDÈS

Où sont donc tes plumes?

LA HUPPE

Elles sont tombées.

EVELPIDÈS

Est-ce par suite de quelque maladie?

LA HUPPE

Non; mais, en hiver, tous les oiseaux muent, et nous reprenons ensuite d'autres plumes. Mais vous deux, dites-moi, qui êtes-vous?

EVELPIDÈS

Nous? Des mortels.

LA HUPPE

De quel pays?

EVELPIDÈS

De celui où sont les belles trières.

LA HUPPE

Êtes-vous hèliastes?

EVELPIDÈS

Absolument le contraire: antihèliastes.

LA HUPPE

On sème donc là-bas de cette graine?

EVELPIDÈS

Tu n'en recueillerais pas beaucoup en cherchant dans nos champs.

LA HUPPE

Quelles pressantes affaires vous ont fait venir ici?

EVELPIDÈS

Le désir de converser avec toi.

LA HUPPE

Et pourquoi?

EVELPIDÈS

Parce que, d'abord, tu as été homme comme nous, jadis; parce que tu as dû de l'argent, comme nous, jadis; parce que tu aimais à ne pas le rendre, comme nous, jadis. Puis, ayant changé ta nature en celle d'oiseau, tu as promené ton vol circulaire sur la terre et sur la mer. Et c'est la raison pour laquelle tu as l'intelligence de l'homme mêlée à celle de l'oiseau. Aussi sommes-nous venus ici tous deux vers toi te prier de nous dire s'il y a quelque cité de laine épaisse, comme une couverture moelleuse où l'on goûte le repos.

LA HUPPE

Alors tu cherches une ville plus grande que celle des fils de Kranaos?

EVELPIDÈS

Pas plus grande, mais qui nous convienne mieux.

LA HUPPE

Il est clair que tu cherches un gouvernement aristocratique.

EVELPIDÈS

Moi? Pas du tout: je déteste même le fils de Skellios.

LA HUPPE

Quelle ville habiteriez-vous donc le plus volontiers?

EVELPIDÈS

Celle où la plus grande affaire serait d'entendre à ma porte, dès le matin, quelque ami me dire: «Au nom de Zeus Olympien, présente-toi chez moi de bonne heure, toi et tes enfants, au sortir du bain: je dois donner un repas de noces; n'y manque pas surtout; autrement, ne mets jamais les pieds chez moi, quand je serai dans le malheur.»

LA HUPPE

De par Zeus! tu as la passion des grandes infortunes! Et toi?

PISTHÉTÆROS

J'ai une passion semblable, moi.

LA HUPPE

Et laquelle?

PISTHÉTÆROS

Celle d'une cité où, en me rencontrant, le père d'un joli garçon me dise d'un ton de reproche, comme offensé par moi: «Vraiment, Stilbonidès, en voilà une belle conduite! Tu rencontres mon fils revenant du bain et du gymnase, et pas un baiser, pas une parole, pas une caresse, pas un attouchement de toi, l'ami du père!»

LA HUPPE

Mon pauvre homme, pour quelles tristes choses tu te passionnes! Eh bien, il y a une ville heureuse, telle que vous le dites, sur les côtes de la mer Erythræa.

EVELPIDÈS

Malheur! Ne nous parle pas d'une ville maritime: un beau matin on y verrait aborder la Salaminienne amenant un huissier. As-tu une ville hellénique à nous proposer?

LA HUPPE

Pourquoi n'iriez-vous pas habiter Lépréon, en Élis?

EVELPIDÈS

Par les dieux! sans l'avoir vue, j'ai en horreur Lépréon, à cause de Mélanthios.

LA HUPPE

Il y a encore dans la Lokris la ville des Opontiens; vous pourriez y habiter.

EVELPIDÈS

Mais moi je ne voudrais pas être Opontien, pour un talent d'or. Et quelle est la vie qu'on mène chez les oiseaux? Tu dois le savoir parfaitement.

LA HUPPE

Pas désagréable à vivre: premièrement il faut s'y passer de bourse.

EVELPIDÈS

Vous avez ainsi retiré de la vie une grande source de fraudes.

LA HUPPE

Notre nourriture, cueillie dans les jardins, est le sésame blanc, le myrte, les pavots et la menthe.

EVELPIDÈS

Mais alors vous êtes en quête d'une vie de nouveaux mariés.

PISTHÉTÆROS

Hé! hé! J'entrevois un grand dessein pour la race des oiseaux: elle deviendrait puissante, si vous m'obéissiez.

LA HUPPE

Et comment t'obéirions-nous?

PISTHÉTÆROS

Comment vous m'obéiriez? Tout d'abord ne voltigez pas n'importe où, bec ouvert: c'est une habitude malséante. Chez nous quand il y a des gens volages, on dit: «Quel est cet oiseau?» Et Téléas répond: «C'est un homme sans équilibre, un oiseau qui vole, un être inconsidéré, qui ne saurait jamais rester en place.»

LA HUPPE

Par Dionysos! tes railleries portent juste. Que pourrions-nous donc faire?

PISTHÉTÆROS

Bâtissez une ville.

LA HUPPE

Et quelle ville bâtirions-nous, nous autres oiseaux?

PISTHÉTÆROS

Vrai? Oh! la sotte parole lâchée! Regarde en bas.

LA HUPPE

Je regarde.

PISTHÉTÆROS

Tourne le cou.

LA HUPPE

De par Zeus! quelle jouissance, si je me déboîte la tête!

PISTHÉTÆROS

As-tu vu quelque chose?

LA HUPPE

Oui, les nuages et le ciel.

PISTHÉTÆROS

Eh bien! n'est-ce pas le pôle des oiseaux?

LA HUPPE

Le pôle? Comment cela?

PISTHÉTÆROS

Comme qui dirait le lieu. Attendu que cela tourne et traverse tout, on l'appelle pôle. Une fois bâti et fortifié par vous, on l'appellera police. Alors vous régnerez sur les hommes, ainsi que sur les sauterelles; et les dieux, vous les ferez mourir de faim comme les Mèliens.

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