Le fils du Soleil - Gustave Aimard 5 стр.


-Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero.

-Et toi? répondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans toutefois lâcher ses pistolets.

-Réponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir.

-Un brave n'appartient qu'à lui; il a toujours la ressource de se faire tuer.

-Peut-être Essayes de me prendre.

-Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal.

-Un bombero ne se rend jamais.

-Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous?

-Canario! je suis venu pour assister à vos jongleries indiennes et pour connaître le but de cette réunion nocturne.

-Vous êtes franc, au moins, j'y aurai égard. Allons! la résistance Serait inutile, rendez-vous.

-Etes-vous fou, mon maître?

-Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de colère.

Ceux-ci s'élancèrent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens se tordirent sur les sable. Pendant que les autres hésitaient, Sanchez, replaçant ses revolvers à sa ceinture, sait son machete.

-Place! s'écria-t-il.

-A mort! répétèrent les guerriers.

-Place! place!

Et Sanchez se précipita sur les Indiens, frappant à droite et à gauche d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un rugissement de lion blessé.

-Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, à nous deux!

Tout à coup trois coups de feu partirent derrière les Indiens, et trois cavaliers se ruèrent sur eux, semant sur leur passage l'épouvante et la mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux, crurent, grâce à l'obscurité et au nombre des morts, avoir affaire à un renfort considérable et commencèrent à se disperser dans toutes les directions, hormis les plus résolus qui tinrent bon et continuèrent à résister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira et quelques chefs renommés.

Les trois bomberos, appelés par le glapissement rauque de Sanchez, s'étaient hâtés vers leur frère; ils l'aidèrent à se mettre en selle sur son cheval qu'ils lui avaient amené.

-Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui asséna un coup de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur, mais de rage.

-Eh! lui dit le bombero, je te reconnaîtrai, si jamais nous nous rencontrons, car tu portes mes marques.

-Misérable! fit le chef, en déchargeant sur lui un de ses pistolets.

-Ah! murmura à son tour Sanchez qui s'affaissa sur sa selle.

Il serait tombé si Julian ne l'eût retenu.

Il m'a tué, reprit le blessé d'une voix entrecoupée. Courage, frères! ne leur laissez pas mon corps.

Les trois bomberos, soutenant leur frère au milieux d'eux, redoublèrent d'ardeur pour l'entraîner loin d'une perte inévitable; mais comment fuir? Les Indiens, le premier mouvement de panique passé, purent compter leurs ennemis, ils revinrent à la charge et menaçaient de les accabler par leur nombre. La position était horrible. Sanchez, qui avait gardé son sang froid, comprit que ses frères allaient se perdre pour lui, et, sacrifiant sa vie pour les sauver, il leur cria:

-Fuyez! laissez-moi seul ici: dans quelques minutes je serai mort.

-Non, répondirent-ils en faisant cabrer leurs chevaux pour parer les coups, nous vous sortirons de là où nous périrons ensemble.

Sanchez, qui connaissait ses frères, n'ignorait pas que leur résolution était inébranlable.

Le combat se livrait, en ce moment, à deux mètres de l'arbre de Gualichu. Sanchez, pendant que ses frères se défendaient partout à la fois, se laissa glisser sur le sol; et, lorsque les bomberos se retournèrent, le cheval était privé de son cavalier, Sanchez avait disparu.

-Il est mort, que faire? dit Julian désespéré.

-Lui obéir, puisque nous n'avons pu le sauver, répondit Simon.

-En avant donc!

Et tous les trois, ensanglantant les flancs de leurs chevaux, ils bondirent au plus épais des Indiens. Le choc fut terrible. Cependant, quelques secondes plus tard, mis hors de danger par leur audace incroyable, les bomberos fuyaient comme le vent dans trois directions différentes en poussant des cris de triomphe.

Les Indiens reconnurent l'inutilité d'une poursuite à travers les sables; ils se contentèrent de relever leurs blessés et de compter les morts, en tout une trentaine de victimes.

-Ces Espagnols sont de véritables démons, quand ils s'y mettent, dit Pincheira qui se souvint alors de son origine.

-Oh! lui répondit Neham-Outah ivre de fureur, si jamais je leur appuie le pied sur la poitrine, ils expieront les maux dont ils flagellent ma race depuis des siècles.

-Je vous suis tout dévoué, reprint Pincheira.

-Merci, mon ami! L'heure venue, je vous rappellerai votre promesse.

-Je serai prêt, mais à présent quels sont vos desseins?

-Cette balafre que cet enragé m'a taillée dans le visage me force à mettre le feu aux poudres le plus tôt possible.

-Faites, vive Dieu! et finissons-en avec ces Espagnols maudits.

-Vous haïssez donc bien vos compatriotes?

-J'ai le coeur indien, c'est tout dire.

Je vous procurerai bientôt l'occasion d'assouvir votre haine contre eux.

-Dieu vous entende!

-Mais les chefs se sont de nouveau rassemblés autour du feu du conseil; frère, venez.

Neham-Outah et Pincheira approchèrent de l'arbre de Gualichu où les Indiens s'étaient groupés, immobiles, silencieux et calmes, comme si rien n'eut troublé leur réunion.

V.LE MATCHITUM

Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherché le cadavre de l'homme blanc; ils se persuadèrent que ses compagnons l'avaient enlevé. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient amèrement d'avoir abandonné aux mains des païens le corps de leur frère.

En effet, qu'était devenu Sanchez?

Le bombero était un de ces hommes de fer, qu'une forte volonté mène à leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au conseil des chefs, dont il soupçonnait la haute importance, et, au lieu de jeter sa vie en pâture dans une lutte inégale, il trouva le coup de pistolet de Neham-Outah le prétexte qu'il guettait. Comme le temps pressait, il avait feint d'être blessé à mort, et ses frères et ennemis avaient été dupes de son stratagème.

Dès qu'il se fût laissé glisser en bas de son cheval, à la faveur de l'ombre de la mêlée, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre, soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc creux de l'arbre de Gualichu. Là il se tapit sous un amas informe d'objets offerts par la dévotion des Indiens et fut aussi en sûreté que dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours le temps de se faire tuer, il n'avait point lâché ses armes. Son premier soin fut de s'envelopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un morceau d'étoffe afin d'arrêter le sang de sa blessure: puis il s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la tête un peu en dehors pour avoir les yeux sur la scène qui allait se passer.

Tous les chefs étaient déjà réunis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la parole.

-L'Espagnol qui a osé s'introduire parmi nous pour violer le secret de nos délibérations est mort; nous sommes seuls; commençons la cérémonie.

-Il sera fait selon le désir de mon frère l'ulmen des Puelches, répondit Neham-Outah. Où est le sage matchi?

-Ici, reprit un grand homme efflanqué, sec et maigre, dont le visage était bariolé de dix couleurs différentes et qui était habillé en femme.

-Que le sage matchi approche et accomplisse les rites!

-Un matchitum est nécessaire, dit le matchi d'une voix solennelle.

On fit immédiatement les préparatifs usités pour cette conjuration. Deux lances furent plantées l'une à droite, l'autre à gauche de l'arbre sacré; à gauche d'elles on suspendit un tambour et un vase rempli de boisson fermentée; douze autres vases, contenant la même liqueur, furent rangés circulairement d'une lance à l'autre. On apporta on mouton et un poulain garrottés, qui furent déposés près des vases, et deux vieilles femmes se placèrent à côté des tambours. Les préparatifs terminés, le matchi se tourna vers Neham-Outah.

-Pourquoi l'ulmen des Aucas demande-t-ile le matchitum? dit-il.

Métipan s'avança d'un pas hors du cercle.

-Une haine héréditaire a longtemps séparés les Aucas et les Pehuenches, fit Métipan. L'intérêt de toutes les grandes nations veut la fin de cette haine. Kezilipan, non aïeul, ulmen des Pehuenches, enleva une esclave blanche appartenant à Medzelipulzi, toqui des Aucas, et arrière grand'père de Neham-Outah. Devant les chefs assemblés, devant la face du ciel, je viens dire à Neham-Outah, le descendant de Yupanqui, le fils du Soleil, que mon aïeul a mal agi avec le sien, et je suis prêt, pour éteindre toute discorde passée, présente et future, à lui remettre ici une esclave blanche, jeune, belle et vierge.

-J'abjure devant Gualichu répondit Neham-Outah, la haine que ma nation et moi avions jurée à la tienne.

-Gualichu nous approuve-t-il? demanda Métipan.

Le matchi sembla réfléchir profondément.

-Oui, reprit-il, la protection de Gualichu vous est acquise Qu'on amène l'esclave blanche; peut-être exigera-t-il qu'elle lui soit livrée à lui-même au lieu d'appartenir à un homme.

-Que sa volonté soit faite! dirent les deux ulmenes.

Deux guerriers conduisirent une jeune fille de dix-sept ans environ et la placèrent entre les deux lances, le visage tourné vers l'arbre de Gualichu. A sa vue, Sanchez sentit par tout son corps une sueur froide et je ne sais quel frisson; un nuage voilà ses yeux.

-D'où me vient cette émotion étrange! se murmura le bombero à lui-même.

Les grands yeux noirs de la jeune fille, dont la taille se pliait comme un roseau, avaient une expression de douceur et de tristesse. Elle était vêtue à la mode des femmes pehuenches. Le quedeto de laine s'enroulait autour de son corps, assujetti sur ses épaules par deux épingles d'argent, et sur ses membres par un kepike ou une ceinture de soie large de six pouces et serrée par une boucle. Les deux coins d'un pilken carré, comme un manteau, s'attachaient sur la poitrine par un topu orné d'une magnifique tête en or. Elle avait au cou deux échepels (colliers) de verroterie, et à chacun des ses bras quatre charrecur de perles de verre et de grains d'argent soufflé. Ses longs cheveux noirs se divisaient au milieu de la tête en deux queues tressées et guirlandées de rubans bleus qui flottaient sur ses épaules et se terminaient par de petits grelots. Elle était coiffée d'une luchu ou bonnet conique de perles de verre de couleur bleue et rouge.

A cette gracieuse apparition, les Indiens, qui sont très-friands de femmes blanches, ne purent, malgré leur impassibilité naturelle, retenir un murmure d'admiration.

Sur un signe du matchi, la cérémonie commença. Les deux vieilles Indiennes battirent le tambour, pendant que les assistants, guidés par le sorcier, entonnèrent une chanson symbolique en dansant autour de la captive.

La danse cessa avec le chant; puis le matchi alluma un cigare, en huma la fumée et vint en parfumer par trois fois l'arbre, les animaux et la jeune fille, dont il découvrit aussitôt la poitrine. Il y appliqua sa bouche et se mit à sucer jusqu'à en exprimer le sang. La pauvre enfant faisait des efforts surhumains pour ne pas crier. Les danses, accompagnées de chant, recommencèrent, et les vieilles femmes tapaient sur leurs tambours à tour de bras. Sanchez, plein de compassion pour l'innocente victime de la superstition des Indiens, eut envie de voler à son secours.

Cependant, le matchi, les joues gonflées, s'échauffait peu à peu; ses yeux s'injectaient de sang, il sembla possédé du démon et devint tout-à-fait furieux; il se démenait et se tordait comme un épileptique. Dès lors la danse s'arrêta, et Metipan, d'un coup de machete, ouvrit les flancs du poulain, en arracha le coeur tout palpitant encore et le donna au sorcier, que en suça le sang et s'en servit pour faire une croix sur le front de la jeune fille. Celle-ci, en proie à un effroi inexprimable, tremblait de tous ses membres.

L'orage, qui se promettait menaçant dans les nues, éclata enfin. Un éclair blafard sillonna le ciel, le tonnerre courait avec des roulements terribles, et une rafale de vent tourbillonna sur la plaine et balaya les toldos, dont elle dispersa au loin les débris.

Les Indiens s'arrêtèrent, consternés par l'orage.

Tout à coup une voix formidable, qui paraissait sortir de l'arbre de Gualichu, jeta ces mots sinistres:

-Retirez-vous, Indiens! ma colère est déchaînée contre vous. Laissez ici cette misérable esclave blanche en expiation de vos crimes. Fuyez! et malheur à ceux qui détourneront la tête! malheur! malheur!

Un éclair livide et un violent coup de tonnerre servirent de péroraison à ce discours.

-Fuyons! s'écria le matchi terrifié et prêt à croire à son Dieu.

Mais, profitant de cette intervention inattendue pour affermir son propre pouvoir, il continua:

-Fuyons, mes frères! Gualichu a parlé à son serviteur, malheur à ceux qui résisteront à ses ordres!

Les Indiens n'avaient pas besoin de cette recommandation de leur sorcier: une terreur superstitieuse leur donnait des ailes; ils se précipitèrent en tumulte du côté de leurs chevaux, et bientôt le désert retentit de leur course folle. Les alentours de l'arbre de Gualichu furent abandonnés. Seule, la jeune fille la poitrine encore découverte, gisait évanouie sur le sol.

Lorsque tout fut calme dans la Pampa, lorsque le bruit du galop des chevaux se fut perdu dans le lointain, Sanchez avança doucement la tête hors de l'arbre, scruta de l'oeil les profondeurs noires de la nuit, et, rassuré par le silence, il s'élança vers la jeune fille. Pâle comme un beau lis abattu par la tempête, les yeux fermés, la pauvre enfant ne respirait plus. Le bombero la souleva dans ses bras nerveux et la transporta tout près de l'arbre sur un amas de peaux d'un toldo renversé. Il la posa avec précaution sur cette couche moins dure; sa tête se pencha insensible sur son épaule.

Groupe étrange, au milieu de cette plaine dévastée, troublée par la foudre et illuminée d'éclairs! Tableau touchant! cette jeune et charmante créature et ce rude coureur des bois!

La douleur et la pitié étaient peintes sur le visage de Sanchez. Lui, dont la vie n'avait été qu'un long drame, qui n'avait nulle croyance dans le coeur, qui ignorait les doux sentiments et les secrètes sympathies, lui, le bombero, le tueur d'indiens, il était ému et sentait quelque chose de nouveau se remuer dans ses entrailles. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues bronzées.

-Serait-elle morte, ô mon Dieu?

Le nom de Dieu, qui ne lui servait qu'à blasphémer, il le prononça presque avec respect. C'était une sorte de prière, un cri de son coeur. Cet homme croyait.

-Comment la secourir! se demandait-il.

L'eau qui tombait par torrents finit par ranimer la jeune fille, que, entr'ouvrant les yeux, murmura d'une voix éteinte:

-Où suis-je? que s'est-il donc passé?

-Elle parle, elle vit, elle est sauvée! s'écria Sanchez.

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