L'organisation chétive et débile de Chopin ne lui permettant pas l'expression énergique de ses passions, il ne livrait à ses amis que ce qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde pressé et préoccupé des grandes villes, où nul n'a le loisir de deviner l'énigme des destinées d'autrui, où chacun n'est jugé que sur son attitude extérieure, bien peu songent à prendre la peine de jeter un coup d'œil qui dépasse la superficie des caractères. Mais ceux que des rapports intimes et fréquents rapprochaient du musicien polonais, avaient occasion d'apercevoir à certains moments l'impatience et l'ennui qu'il ressentait d'être si promptement cru sur parole. L'artiste, hélas! ne pouvait venger l'homme! D'une santé trop faible pour trahir cette impatience par la véhémence de son jeu, il cherchait à se dédommager en entendant exécuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait défaut, ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnées de l'homme plus profondément atteint par certaines blessures qu'il ne lui plaît de l'avouer, comme surnageraient autour d'une frégate pavoisée, quoique près de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachés par les flots.
Un après-dîner, nous n'étions que trois. Chopin avait longtemps joué; une des femmes les plus distinguées de Paris se sentait de plus en plus envahie par un pieux recueillement, pareil à celui qui saisirait à la vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur surpris. Elle lui demanda d'où venait l'involontaire respect qui inclinait son cœur devant des monuments, dont l'apparence ne présentait à la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albâtre si fouillé? Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles paupières, avec une sincérité rare dans cet artiste si ombrageux sur tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les châsses brillantes de ses œuvres, il lui répondit que son cœur ne l'avait pas trompée dans son mélancolique attristement, car quels que fussent ses passagers égayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son cœur, pour lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune autre ne possédant d'équivalent au mot polonais de Zal! En effet, il le répétait fréquemment, comme si son oreille eût été avide de ce son qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une plainte intense, depuis le repentir jusqu'à la haine, fruits bénis ou empoisonnés de cette âcre racine.
Zal! Substantif étrange, d'une étrange diversité et d'une plus étrange philosophie! Susceptible de régimes différents, il renferme tous les attendrissements et toutes les humilités d'un regret résigné et sans murmure, aussi longtemps que son régime direct s'applique aux faits et aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi d'une fatalité providentielle, il se laisse traduire alors par, «regret inconsolable après une perte irrévocable». Mais, sitôt qu'il s'adresse à l'homme et que son régime devient indirect, en affectant une préposition qui le dirige vers celui-ci ou celle-là, il change aussitôt de physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes latins, ni dans celui des idiomes germains.D'un sentiment plus élevé, plus noble, plus large que le mot «grief», il signifie pourtant le ferment de la rancune, la révolte des reproches, la préméditation de la vengeance, la menace implacable grondant au fond du cœur, soit en épiant la revanche, soit en s'alimentant d'une stérile amertume! Oui vraiment, le Zal! colore toujours d'un reflet tantôt argenté, tantôt ardent, tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est même pas absent de ses plus douces rêveries.
Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin, qu'elles se sont manifestées sensiblement dans ses derniers ouvrages. Elles ont peu à peu atteint une sorte d'irascibilité maladive, arrivée au point d'un tremblement fébrile. Celui-ci se révèle dans quelques-uns de ses derniers écrits par un contournement de sa pensée, qu'on est parfois plus peiné que surpris d'y rencontrer.Suffoquant presque sous l'oppression de ses violences réprimées, ne se servant plus de l'art que pour se donner à lui-même sa propre tragédie, après avoir d'abord chanté son sentiment, il se prit à le dépecer. On retrouve dans les feuilles qu'il a publiées sous ces influences quelque chose des émotions alambiquées de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causées par les phénomènes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi voluptueux dues à des accidents imprévoyables dans l'ordre naturel des choses, les morbides surexcitations d'un cerveau halluciné, pour remuer un cœur macéré de passions et blasé sur la souffrance.
La mélodie de Chopin devient alors tourmentée; une sensibilité nerveuse et inquiète amène un remaniement de motifs d'une persistance acharnée, pénible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de l'âme ou du corps qui n'ont que la mort pour remède. Chopin était en proie à un de ces mals qui, empirant d'année en année, l'a enlevé jeune encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces des douleurs aiguës qui le dévoraient, comme on trouverait dans un beau corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces œuvres cessent-elles pour cela d'être belles? L'émotion qui les inspire, les formes qu'elles prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand art?Non.Cette émotion étant d'une pure et chaste noblesse dans ses regrets navrants et son irrémédiable désolation, appartient aux plus sublimes motifs du cœur humain; son expression demeure toujours dans les vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une velléité vulgaire, ni un cri outré et théâtral, ni une contorsion laide. Du point de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'être diminuée, la qualité de l'étoffe harmonique n'en devient que plus intéressante par elle-même, plus curieuse à étudier.
II
Du reste, les tonalités de sentiment qui décèlent une souffrance subtile et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point dans les pièces plus connues et plus habituellement goûtées de l'artiste qui nous occupe. Ses Polonaises qui, à cause des difficultés qu'elles présentent, sont plus rarement exécutées encore qu'elles ne le méritent, appartiennent à ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent nullement les Polonaises mignardes et fardées à la Pompadour, telles que les ont propagées les orchestres de bals, les virtuoses de concerts, le répertoire rebattu de la musique maniérée et affadie des salons.
Les rhythmes énergiques des Polonaises de Chopin font tressaillir et galvanisent toutes les torpeurs de nos indifférences. Les plus nobles sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis. Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec la simplicité d'accent qui faisait chez cette nation guerrière le trait distinctif de ces qualités. Elles respirent une force calme et réfléchie, un sentiment de ferme détermination joint à une gravité cérémonieuse qui, dit-on, était l'apanage de ses grands hommes d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous les dépeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une intelligence déliée, d'une piété profonde et touchante quoique sensée, d'un courage indomptable, mêlé à une galanterie qui n'abandonne les enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le lendemain du combat. Cette galanterie était tellement inhérente à leur nature, que malgré la compression que des habitudes rapprochées de celles de leurs voisins et ennemis, les infidèles de Stamboul, leur faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie domestique et en les tenant toujours à l'ombre d'une tutelle légale, elle a su néanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de belles sujettes pour lesquelles les uns risquèrent, les autres perdirent des trônes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien, une Gonzague coquette.
Les rhythmes énergiques des Polonaises de Chopin font tressaillir et galvanisent toutes les torpeurs de nos indifférences. Les plus nobles sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis. Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec la simplicité d'accent qui faisait chez cette nation guerrière le trait distinctif de ces qualités. Elles respirent une force calme et réfléchie, un sentiment de ferme détermination joint à une gravité cérémonieuse qui, dit-on, était l'apanage de ses grands hommes d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous les dépeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une intelligence déliée, d'une piété profonde et touchante quoique sensée, d'un courage indomptable, mêlé à une galanterie qui n'abandonne les enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le lendemain du combat. Cette galanterie était tellement inhérente à leur nature, que malgré la compression que des habitudes rapprochées de celles de leurs voisins et ennemis, les infidèles de Stamboul, leur faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie domestique et en les tenant toujours à l'ombre d'une tutelle légale, elle a su néanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de belles sujettes pour lesquelles les uns risquèrent, les autres perdirent des trônes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien, une Gonzague coquette.
Chez les Polonais des temps passés, une mâle résolution s'unissant à cette ardente dévotion pour les objets de leur amour qui, en face des étendards du croissant aussi nombreux que les épis d'un champ, dictait tous les matins à Sobieski les plus tendres billets-doux à sa femme, prenait une teinte singulière et imposante dans l'habitude de leur maintien, noble jusqu'à une légère emphase. Ils ne pouvaient manquer de contracter le goût des manières solennelles en en contemplant les plus beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils appréciaient, et gagnaient les qualités tout en combattant leurs envahissements. Il savaient comme eux faire précéder leurs actes d'une intelligente délibération, qui semblait rendre présente à chacun la divise du prince Boleslas de Poméranie: Erst wieg's, dann wag's! (Pèse d'abord, puis ose!) Ils aimaient à rehausser leurs mouvements d'une certaine importance gracieuse, d'une certaine fierté pompeuse, qui ne leur enlevait nullement une aisance d'allures et une liberté d'esprit accessibles aux plus légers soucis de leurs tendresses, aux plus éphémères craintes de leur cœur, aux plus futiles intérêts de leur vie. Comme ils mettaient leur honneur à la faire payer cher, ils aimaient à l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui l'embellissait, révérer ce qui la leur rendait précieuse.
Leurs chevaleresques héroïsmes étaient sanctionnés par leur altière dignité et une préméditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la raison aux énergies de la vertu, ils réussissaient à se faire admirer de tous les âges, de tous les esprits, de leurs adversaires mêmes. C'était une sorte de sagesse téméraire, de prudence hasardeuse, de fatuité fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus célèbre fut l'expédition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'éclat et de mutuelles déférences, entre deux ennemis aussi irréconciliables dans leurs combats que magnanimes dans leurs trêves.
Durant de longs siècles la Pologne a formé un état dont la haute civilisation, tout à fait autonome, n'était conforme à aucune autre et devait rester unique dans son genre. Aussi différente de l'organisation féodale de l'Allemagne qui l'avoisinait à l'occident, que de l'esprit despotique et conquérant des Turcs qui ne cessaient d'inquiéter ses frontières d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son christianisme chevaleresque, par son ardeur à combattre les infidèles, d'autre part elle empruntait aux nouveaux maîtres de Byzance les enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de leurs dires sentencieux. Elle fondait ces éléments hétérogènes dans une société qui s'assimilait des causes de ruine et de décadence, avec les qualités héroïques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la sainteté chrétienne1. La culture générale des lettres latines, la connaissance et le goût de la littérature italienne et française, recouvraient ces étranges contrastes d'un lustre et d'un vernis classiques. Cette civilisation devait nécessairement apposer un cachet distinctif à ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il était naturel à une nation perpétuellement en guerre qui réservait pour l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaça les jeux et les splendeurs des joutes simulées par d'autres fêtes, dont des cortèges somptueux formaient le principal ornement.
Il n'y a rien de nouveau, assurément, à dire que tout un côté du caractère des peuples se décèle dans leurs danses nationales. Mais, nous pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous une aussi grande simplicité de contours, les impulsions qui les ont fait naître se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se trahissant aussi diversement par les épisodes qu'il était réservé à l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre général. Dès que ces épisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se créa plus un rôle spécial dans ces courts intermèdes, qu'on se contenta d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta plus que le squelette des anciennes pompes.
Le caractère primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez difficile à diviner maintenant, tant elle est dégénérée au dire de ceux qui l'ont vu exécuter au commencement de ce siècle encore. On comprend à quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la plupart des danses nationales ne peuvent guère conserver leur originalité primitive, dès que le costume qui y était approprié n'est plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dénuée de mouvements rapides, de pas véritables dans le sens chorégraphique du mot, de poses difficiles et uniformes; la Polonaise, inventée bien plus pour déployer l'ostentation que la séduction, fut, par une exception caractéristique, surtout destinée à faire remarquer les hommes, à mettre en évidence leur beauté, leur bel air, leur contenance guerrière et courtoise à la fois. (Ces deux épithètes ne définissent-elles pas le caractère polonais?) Le nom même de la danse est du genre masculin dans l'original. (Polski.) Ce n'est que par un mal-entendu évident qu'on l'a traduit au féminin. Elle dut forcément perdre de sa suffisance quelque peu ampoulée, de sa signification orgueilleuse, pour se changer en une promenade circulaire peu intéressante, sitôt que les hommes furent privés des accessoires nécessaires pour que leurs gestes vinssent animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue aujourd'hui décidément monotone.
En écoutant quelques-unes des Polonaises de Chopin, on croit entendre la démarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes magnifiques, tels que les peignait Paul Véronèse. L'imagination les revêt du riche costume des vieux siècles: épais brocarts d'or, velours de Venise, satins ramagés, zibelines serpentantes et moëlleuses, manches accortement rejetées sur l'épaule, sabres damasquinés, joyaux splendides, turquoises incrustées d'arabesques, chaussures rouges du sang foulé ou jaunes comme l'or;guimpes sévères, dentelles de Flandres, corsages en carapace de perles, traînes bruissantes, plumes ondoyantes, coiffures étincelantes de rubis ou verdoyantes d'émeraudes, souliers mignons brodés d'ambre, gants parfumés des sachets du sérail! Ces groupes se détachent sur le fond incolore du temps disparu, entourés des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrés de Smyrne, des orfèvreries filigranées de Constantinople, de toute la fastueuse prodigalité de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines artistement préparées, avec leurs gobelets de vermeil bosselés de médaillons; qui ferraient légèrement d'argent leurs coursiers arabes lorsqu'ils entraient dans les villes étrangères, afin qu'en se perdant le long des voies les fers tombés témoignent de leur libéralité princière aux peuples émerveillés! Surmontant leurs écussons de la même couronne, que l'élection pouvait rendre royale, les plus fiers d'entr'eux eussent dédaigné les autres. Ils portaient tous la même, comme insigne de leur glorieuse égalité, au-dessus de leurs armoiries, appelées le Joyau de la famille, car l'honneur de chacun de ses membres devait répondre de son intégrité. Aussi, particularité unique du blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire à quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant à un autre sang.