En écoutant quelques-unes des Polonaises de Chopin, on croit entendre la démarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes magnifiques, tels que les peignait Paul Véronèse. L'imagination les revêt du riche costume des vieux siècles: épais brocarts d'or, velours de Venise, satins ramagés, zibelines serpentantes et moëlleuses, manches accortement rejetées sur l'épaule, sabres damasquinés, joyaux splendides, turquoises incrustées d'arabesques, chaussures rouges du sang foulé ou jaunes comme l'or;guimpes sévères, dentelles de Flandres, corsages en carapace de perles, traînes bruissantes, plumes ondoyantes, coiffures étincelantes de rubis ou verdoyantes d'émeraudes, souliers mignons brodés d'ambre, gants parfumés des sachets du sérail! Ces groupes se détachent sur le fond incolore du temps disparu, entourés des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrés de Smyrne, des orfèvreries filigranées de Constantinople, de toute la fastueuse prodigalité de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines artistement préparées, avec leurs gobelets de vermeil bosselés de médaillons; qui ferraient légèrement d'argent leurs coursiers arabes lorsqu'ils entraient dans les villes étrangères, afin qu'en se perdant le long des voies les fers tombés témoignent de leur libéralité princière aux peuples émerveillés! Surmontant leurs écussons de la même couronne, que l'élection pouvait rendre royale, les plus fiers d'entr'eux eussent dédaigné les autres. Ils portaient tous la même, comme insigne de leur glorieuse égalité, au-dessus de leurs armoiries, appelées le Joyau de la famille, car l'honneur de chacun de ses membres devait répondre de son intégrité. Aussi, particularité unique du blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire à quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant à un autre sang.
On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive introduites jadis dans la Polonaise, plus jouée encore que dansée, sans les récits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque à présent l'ancien costume national. Le kontusz d'autrefois était une sorte de kaftan, de férédgi occidental raccourci jusqu'aux genoux; c'est la robe des orientaux modifiée par les habitudes d'une vie active, peu soumise aux résignations fatalistes. D'une étoffe aussi riche que d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes laissaient paraître le vêtement de dessous, le żupan, d'un satin uni si le sien était ouvragé, d'une étoffe fleurie et brochée si la sienne était d'une façon unie. Souvent garni de fourrures coûteuses, luxe de prédilection alors, le kontusz devait une partie de son originalité à ce qu'il obligeait à un geste fréquent, susceptible de grâce et de coquetterie, par lequel on rejetait en arrière le simulacre de ses manches pour mieux découvrir la réunion, plus ou moins heureuse, parfois symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la toilette du jour.
Ceux qui n'ont jamais porté ce costume, aussi éclatant que pompeux, pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les redressements subits, les finesses de pantomime muette usités par leurs aïeux, pendant qu'ils défilaient dans une Polonaise comme à une parade militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occupés soit à lisser leurs longues moustaches, soit à jouer avec le pommeau de leur sabre. L'un et l'autre faisaient partie intégrante de leur mise, formant un objet de vanité pour tous les âges également, que la moustache fut blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses ou déjà ébréché et rougi par le sang des batailles. Escarboucles, hyacinthes et saphirs, étincelaient souvent sur l'arme suspendue au-dessous des ceintures de cachemire frangées, de soie lamée d'or ou d'écailles d'argent, fermées par des boucles aux effigies de la Vierge, du roi, de l'écusson national, faisant valoir des tailles presque toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait, sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus rares pierreries. La magnificence des étoffes, des bijoux, des couleurs vives, étant poussé aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois2, aux boutons du kontusz et du żupan, aux agrafes du cou, aux bagues de rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi lesquelles prédominaient l'amaranthe servant de fond à l'aigle-blanc de la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, pogoń, de la Lithuanie3. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de l'une à l'autre main ce bonnet, où une poignée de diamants se cachait dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait donner à ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement remarqué dans le cavalier de la première paire qui, comme chef de file, donnait le mot d'ordre à toute la compagnie.
C'est par cette danse qu'un maître de maison ouvrait chaque bal, non avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honorée, souvent la plus âgée des femmes présentes, la jeunesse n'étant pas seule appelée à former la phalange dont les évolutions commençaient toute fête, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue d'elle-même. Après le maître de la maison, c'étaient d'abord les hommes les plus considérables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec amitié, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs préférées, ceux-là les plus influentes. L'amphitryon avait à remplir une tâche moins aisée qu'aujourd'hui. Il était tenu de faire parcourir à la troupe alignée qu'il conduisait mille méandres capricieux, à travers tous les appartements où se pressait le reste des invités, plus tardifs à faire partie de sa brillante suite. On lui savait gré d'atteindre aux galeries les plus éloignées, aux parterres des jardins confinant à leurs bosquets illuminés où la musique n'arrivait plus qu'en échos affaiblis. En revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui rangés en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux qui n'appartenaient point à cette procession guettaient immobiles son passage comme celui d'une comète resplendissante, jamais le maître de maison, conducteur de la première paire, ne négligeait de donner à son port et à sa prestance cette dignité mêlée de gaillardise qu'admirent les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux à la fois, il eût cru manquer à ses hôtes en n'étalant point à leurs yeux, avec une naïveté qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il éprouvait de voir rassemblés chez lui de si illustres amis, de si notables partisans, tous empressés en le visitant à se parer richement pour lui faire honneur.
On traversait, guidé par lui dans cette pérégrination première, des détours inopinés dont les aspects étaient parfois dus à des surprises ménagées d'avance, à des supercheries d'architecture ou de décoration, dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, étaient adaptés aux plaisirs du jour. Le châtelain en faisait les honneurs de quelque manière aussi imprévue que galante, s'ils renfermaient quelque monument de circonstance, quelque hommage au plus vaillant ou à la plus belle. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus elles dénotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes, et plus la partie juvénile de la société applaudissait, plus elle faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants chœurs de rires aux oreilles du coryphée, qui gagnait ainsi en réputation, devenait un partner privilégié et recherché. S'il était déjà d'un certain âge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes d'exploration, des députations de jeunes filles venant le remercier et le complimenter au nom de toutes. Par leur récits, les jolies voyageuses fournissaient un aliment aux curiosités des convives et augmentaient l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subséquentes.
En ce pays d'aristocratique démocratie, d'élections turbulentes, il n'était pas le moins indifférent d'émerveiller les assistants des tribunes de la salle de bal, puisque là se rangeaient les nombreux dépendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois même de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman, hommes de cour ou hommes d'État. Ceux d'entre eux qui restaient dans leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui ressemblaient à des chaumières, répétaient glorieusement: «Tout noble derrière sa haie, est l'égal de son palatin». Szlachcié na zagrodzie, rówien wojewodzie. Mais, il y en avait beaucoup qui préféraient courir les chances de la fortune et se mettre eux-mêmes ou leur famille, fils, sœurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux jours des grandes fêtes, leur manque de parure, leur abstention volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilège de se joindre à la danse. Les maîtres de la maison ne dédaignaient pas le plaisir de les éblouir, lorsque le cortège ruisselant des feux irisés d'une élégance somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards admiratifs, en qui parfois perçait l'envie, quoique cachée sous les applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de l'attachement.
Pareille à un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui glissait sur les parquets, tantôt se déroulait dans toute sa longueur, tantôt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le jeu des couleurs les plus variées, pour faire bruire comme des sonnettes assourdies les chaînes d'or, les sabres traînants, les lourds et superbes damas brodés de perles, rayés de diamants, parsemés de nœuds et de rubans aux frou-frou bavards. Le murmure des voix s'annonçait de loin, semblable à un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au jacassement des flots de cette rivière flambante.
Mais, le génie de l'hospitalité qui, en Pologne, paraissait autant s'inspirer des délicatesses que la civilisation développe, que de la touchante simplicité des mœurs primitives, ne faisant défaut à aucune de leurs bienséances, comment ne l'eût-on pas retrouvée dans les détails de leur danse par excellence? Après que le maître de la maison avait rendu hommage à ses convives en inaugurant la soirée, en guidant le premier sur le parcours préparé la plus noble, la plus fêtée, la plus importante des femmes présentes, chacun de ses hôtes avait le droit de venir le remplacer auprès de sa dame et de se mettre ainsi à la tête du cortège. Frappant des mains d'abord pour l'arrêter un instant, il s'inclinait devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agréer, pendant que celui à qui il l'enlevait rendait la pareille à la paire suivante, exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par là de cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu réclamait l'honneur de conduire la première d'entre elles, restaient cependant dans la même succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait que celui qui avait commencé la danse se trouvait avant sa fin en être le dernier, sinon tout à fait exclu.
Le cavalier qui se plaçait à la tête de la colonne s'efforçait de surpasser son prédécesseur en pertise, par des combinaisons inusitées, par les circuits qu'il faisait décrire, lesquels, bornés à une seule salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses arabesques et même des chiffres! Il décelait son art et ses droits au rôle qu'il avait pris en les imaginant serrés, compliqués, inextricables, en les décrivant néanmoins avec tant de justesse et de sûreté que le ruban animé, contourné en tous sens, ne se déchirait jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en résultaient. Quant aux femmes et à ceux qui n'avaient qu'à continuer l'impulsion déjà donnée, il ne leur était cependant point permis de se traîner indolemment sur le parquet. La démarche devait être rhythmée, cadencée, ondulée; elle devait imprimer au corps entier un balancement harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hâte, de se déplacer précipitamment, de paraître mû par une nécessité. On glissait comme les cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperçues soulevaient et abaissaient les tailles flexibles!
L'homme offrait à sa dame tantôt une main, tantôt l'autre, effleurant parfois à peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa paume: il passait à sa gauche ou à sa droite sans la quitter et ces mouvements, imités par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute l'étendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour marquer la mesure, la crépitation de la soie s'accentuer, les colliers résonner comme des clochettes minuscules légèrement touchées. Puis, toutes les sonorités interrompues reprenaient leur cours; les pas légers et les pas lourds recommençaient, les bracelets heurtaient les bagues, les éventails frôlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et, la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses retentissements. Quoique préoccupé, absorbé en apparence par ces multiples manœuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidèlement, le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et, profitant de quelque instant favorable, lui glisser à l'oreille, de doux propos si elle était jeune, des confidences, des sollicitations, des nouvelles intéressantes, si elle ne l'était plus. Après quoi, se relevant fièrement, il faisait sonner l'or de ses éperons, l'acier de ses armes, caressait sa moustache, et donnait à tous ses gestes une expression qui obligeait la femme à y répondre par une contenance compréhensive et intelligente.
Ainsi, ce n'était point une promenade banale et dénuée de sens qu'on accomplissait; c'était un défilé où, si nous osions dire, la société entière faisait la roue et se délectait dans sa propre admiration, en se voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'était une constante mise en scène de son lustre, de ses renommées, de ses gloires. Là, les évêques, les hauts prélats et gens d'église4, les hommes blanchis dans les camps ou les joutes de l'éloquence, les capitaines qui avaient plus souvent porté la cuirasse que les vêtements de paix, les grands dignitaires de l'État, les vieux sénateurs, les palatins belliqueux, les castellans ambitieux, étaient les danseurs attendus, désirés, disputés par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins graves, dans ces choix éphémères où l'honneur et les honneurs égalisaient les années et pouvaient donner l'avantage sur l'amour lui-même. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu quitter le zupan et le kontusz antiques, dont la chevelure était rasée aux tempes comme celle de leurs ancêtres, les évolutions oubliées et les à-propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris à quel point cette nation si fière d'elle-même avait l'instinct inné de la représentation, à quel point elle s'en faisait besoin et combien, par le génie de la grâce que la nature lui a départi, elle poétisait ce goût ostentatoire en y mêlant le reflet des nobles sentiments et le charme des fines intentions.
Lorsque nous nous sommes trouvés dans la patrie de Chopin, dont le souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intérêt, il nous a été donné de rencontrer de ces individualités traditionnelles et historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la civilisation européenne, quand elle ne modifie pas le fond des caractères nationaux, efface du moins leurs aspérités et lime leurs formes extérieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de quelques-uns de ces hommes d'une intelligence supérieure, cultivée, érudite, puissamment exercée par une vie d'action, mais dont l'horizon ne s'étend pas au-delà des bornes de leur pays, de leur société, de leur littérature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos entretiens avec eux, (qu'un interprète rendait possible ou facilitait), dans leur manière de juger le fond et les formes de mœurs nouvelles, quelques échappées des temps passés et de ce qui constituait leur grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalité d'un point de vue complètement exclusif est curieuse à observer. En diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote l'esprit d'une singulière vigueur, d'un flair acut et sauvage à l'endroit des intérêts qui lui sont chers; d'une énergie que rien ne peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant étranger. Ceux qui ont conservé cette originalité peuvent seuls représenter, comme un miroir fidèle, le tableau exact du passé en lui maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils reflètent, en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent, l'esprit qui les avait créées.