F. Chopin - Ференц Лист 5 стр.


Lorsque nous nous sommes trouvés dans la patrie de Chopin, dont le souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intérêt, il nous a été donné de rencontrer de ces individualités traditionnelles et historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la civilisation européenne, quand elle ne modifie pas le fond des caractères nationaux, efface du moins leurs aspérités et lime leurs formes extérieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de quelques-uns de ces hommes d'une intelligence supérieure, cultivée, érudite, puissamment exercée par une vie d'action, mais dont l'horizon ne s'étend pas au-delà des bornes de leur pays, de leur société, de leur littérature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos entretiens avec eux, (qu'un interprète rendait possible ou facilitait), dans leur manière de juger le fond et les formes de mœurs nouvelles, quelques échappées des temps passés et de ce qui constituait leur grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalité d'un point de vue complètement exclusif est curieuse à observer. En diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote l'esprit d'une singulière vigueur, d'un flair acut et sauvage à l'endroit des intérêts qui lui sont chers; d'une énergie que rien ne peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant étranger. Ceux qui ont conservé cette originalité peuvent seuls représenter, comme un miroir fidèle, le tableau exact du passé en lui maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils reflètent, en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent, l'esprit qui les avait créées.

Chopin était venu trop tard et avait quitté ses foyers trop tôt pour posséder cette exclusivité de point de vue; mais, il en avait connu de nombreux exemples et, à travers les souvenirs de son enfance, non moins sans doute qu'à travers l'histoire et la poésie de sa patrie, il a si bien trouvé par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une éternelle jeunesse. Aussi, comme chaque poète est mieux compris, mieux apprécié par les voyageurs auxquels il est arrivé de parcourir les lieux qui l'ont inspiré en y cherchant la trace de leurs visions: comme Pindare et Ossian sont plus intimement pénétrés par ceux qui ont visité les vestiges du Parthénon éclairés des radiances de leur limpide atmosphère, les sites d'Écosse gazés de brouillards, de même le sentiment inspirateur de Chopin ne se révèle tout entier que lorsqu'on a été dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laissée par les siècles écoulés, qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a rencontré son fantôme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son patrimoine! Il apparaît pour effrayer ou attrister les cœurs alors qu'on s'y attend le moins et, en surgissant aux récits et aux remémorations des anciens temps, il porte avec lui une épouvante semblable à celle que répand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la Mort, la Mara ceinte d'une écharpe rouge qu'on aperçoit, disent-ils, marquant d'une tâche de sang la porte des villages que la destruction va s'approprier.

Nous aurions certainement hésité à parler de la Polonaise, après les beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il en fit dans le dernier chant du Pan Tadeusz, si cet épisode n'était renfermé dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est connu que des compatriotes du poète. Il eût été téméraire d'aborder, même sous une autre forme, un sujet déjà esquissé et coloré par un tel pinceau, dans cette épopée familière, ce roman épique, où les beautés de l'ordre le plus élevé sont encadrées dans un paysage comme les peignait Ruysdaël, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nuées d'orage, sur un de ces bouleaux fracassés par la foudre dont la plaie béante semble rougir de sang sa blanche écorce. Chopin s'est certainement inspiré bien de fois du Pan Tadeusz, dont les scènes prêtent tant à la peinture des émotions qu'il reproduisait de préférence. Son action se passe au commencement de notre siècle, alors qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conservé les sentiments et les manières solennelles des antiques Polonais, à côté d'autres types plus modernes qui sous l'empire napoléonien représentaient des passions pleines d'entrain, mais éphémères; nées entre deux campagnes et oubliées durant la troisième, «à la française». On rencontrait encore souvent à cette époque le contraste que formaient ces militaires bronzés au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque peu fanfarons après des victoires fabuleuses, avec ces hommes de l'ancienne école, graves et superbes, que la conventionalité qui envahit et façonne la haute société de toutes les contrées, fait à présent rapidement disparaître.

À mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient plus rares, on goûta moins la peinture des mœurs d'autrefois, des manières de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait pourtant tort de croire que ce fut de l'indifférence; cet éloignement, ce délaissement des souvenirs encore récents, mais poignants, rappelle le navrement des mères qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait appartenu à un enfant qui n'est plus, pas même un vêtement, pas même un bijou! À l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott podolien que les connaisseurs en littérature mettent presque à l'égal du fécond écrivain écossais, pour la qualité et le caractère national de son talent, sinon pour la quantité prodigieuse de ses thèmes; l'Owruczanin, le Wernyhora, les Powiesci Kozackie, ne rencontrent plus guère, assure-t-on, de lectrices émues par leurs vivants récits, de jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes héroïnes, de vieux chasseurs touchés aux larmes devant des paysages dont la poésie si profondément sentie, si pleine de fraîcheur et de lueurs matinales, de ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrés, ne perd rien, au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des paysagistes les plus renommés, de Hobbéma à Dupré, du Berghem de velours à Morgenstern! Mais que le jour de la résurrection arrive, que le mort bien aimé rejette son linceul, que le triomphe de la vie apparaisse, et l'on verra aussitôt tout le passé, enseveli, non oublié, resplendir dans les cœurs, dans les imaginations, sous la plume des poètes et des musiciens, comme il resplendit déjà sous le pinceau des peintres.

La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conservé d'échantillon qui remonte au-delà d'un siècle, a peu de prix pour l'art. Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est indiquée par des noms des héros sous l'invocation desquels un heureux sort les a placés, sont pour la plupart graves et douces. La Polonaise, dite de Kosciuszko, en est le modèle le plus répandu: elle est tellement liée à la mémoire de son époque, que nous avons vu des femmes à qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre sans éclater en sanglots. La princesse F. L., qui avait été aimée de Kosciuszko, n'était sensible dans ses derniers jours, alors que l'âge avait affaibli toutes ses facultés, qu'à ces accords retrouvés encore sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont d'un caractère si affligé, qu'on les prendrait d'abord pour les notes d'un convoi funèbre.

Les Polonaises du Pce Oginski5, dernier grand-trésorier du Grand-Duché de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientôt une grande popularité en imprégnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une tendresse d'un charme naïf et mélancolique. Le rhythme s'affaisse, la modulation apparaît, comme si un cortège, solennel et bruyant jadis, devenait silencieux et recueilli en passant auprès de tombes dont le voisinage éteint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans ces alentours et répétant le refrain que le barde de la verte Érin surprit aux brises de son île:

Love born of sorrow, like sorrow, is true!
L'amour né de la douleur est vrai comme elle.

Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre quelque distique d'une pensée analogue, planer entre deux haleines amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baignés de larmes.

Plus tard, les tombeaux sont dépassés, ils reculent; on ne les aperçoit plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours; les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent qu'en échos. La fantaisie n'évoque plus des ombres glissant avec précaution comme pour ne pas réveiller les morts de la veille et déjà dans les Polonaises de Lipinski on sent que le cœur bat joyeusement étourdiment comme il avait battu avant la défaite! La mélodie se dessine de plus en plus, répandant un parfum de jeunesse et d'amour printanier; elle s'épanouit en un chant expressif, parfois rêveur. Elle n'est point destinée à mesurer les pas de hauts et graves personnages, qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on l'écrit, elle ne parle qu'aux jeunes cœurs, pour leur souffler de poétiques fictions. Elle s'adresse à des imaginations romanesques, vives, plus occupées de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avança sur cette pente où ne le retenait aucune attache nationale; il finit par atteindre à la coquetterie la plus sémillante, au plus charmant entrain de concert. Ses imitateurs nous ont submergés de morceaux de musique intitulés Polonaises, qui n'avaient plus aucun caractère justifiant ce nom.

Un homme de génie lui rendit subitement son vigoureux éclat. Weber fit de la Polonaise un dithyrambe, où se retrouvèrent soudain toutes les magnificences évanouies avec leur éblouissant déploiement. Pour réverbérer le passé dans une formule dont le sens était si altéré, il réunit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point à rappeler ce que devait être l'antique musique, il transporta dans la musique tout ce qu'était l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de la mélodie comme d'un récit, la colora par la modulation avec une profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait impérieusement. Il fit circuler dans la Polonaise la vie, la chaleur, la passion sans s'écarter de l'allure hautaine, de la dignité cérémonieusement magistrale, de la majesté naturelle et apprêtée à la fois qui lui sont inhérentes. Les cadences y furent marquées par des accords qu'on dirait le bruit des sabres, remués dans leurs fourreaux. Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tièdes pourparlers d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme celles des poitrines habituées à commander, auxquelles répond le hennissement éloigné et fougueux de ces chevaux du désert de si noble et élégante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur œil doux, intelligent et plein de feu, portant avec tant de grâce les longs caparaçons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les grands seigneurs polonais6. Weber connaissait-il la Pologne d'autrefois? Avait-il évoqué un tableau déjà contemplé pour en déterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le génie n'a-t-il pas ses intuitions et la poésie manque-t-elle jamais de lui révéler ce qui appartient à son domaine?

Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait à un sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de poésie. Elle s'en emparait d'une façon si absolue qu'il était difficile de l'aborder après, avec l'espoir d'atteindre aux mêmes effets. Pourtant,quoi d'étonnant?Chopin le surpassa dans cette inspiration autant par le nombre et la variété de ses écrits en ce genre, que par sa touche plus émouvante et ses nouveaux procédés d'harmonie. Ses Polonaises en la et en la-bémol majeur se rapprochent surtout de celle de Weber en mi majeur par la nature de leur élan et de leur aspect. Dans d'autres, il a quitté cette large manière, il a traité ce thème différemment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement est chose épineuse en pareille matière. Comment restreindre les droits du poète sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point permis d'être sombre et oppressé au milieu des allégresses mêmes, de chanter la douleur après avoir chanté la gloire, de s'apitoyer avec les vaincus en deuil après avoir répété les accents de la prospérité?

Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supériorités de Chopin d'avoir consécutivement embrassé tous les jours sous lesquels pouvait se présenter ce thème, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a d'étincelant, comme tout ce qu'on peut lui prêter de pathétique. Les phases que ses propres sentiments subissaient ont contribué à lui offrir cette multiplicité de points de vue. L'on peut suivre leurs transformations, leur endolorissement fréquent, dans la série de ces productions spéciales, non sans admirer la fécondité de sa verve, même alors qu'elle n'est plus portée et soutenue par les côtés avantageux de son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrêté à l'ensemble des tableaux que lui présentaient son imagination et ses souvenirs; plus d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui s'écoulait devant lui, il s'est épris de quelque figure isolée, il a été arrêté par la magie de son regard, il s'est complu à en deviner les mystérieuses révélations et n'a plus chanté que pour elle seule.

On doit ranger parmi ses plus énergiques conceptions la Grande Polonaise en fa-dièse mineur. Il y a intercalé une Mazoure, innovation qui eut pu devenir un ingénieux caprice de bal s'il n'avait comme épouvanté la mode frivole, en l'employant avec une si sombre bizarrerie dans une fantastique évocation. On dirait aux premiers rayons d'une aube d'hiver, terne et grise, le récit d'un rêve fait après une nuit d'insomnie, rêve poème, où les impressions et les objets se succèdent avec d'étranges incohérences et d'étranges transitions, comme ceux dont Byron dit:

»....Dreams in their development have breath,
And tears, and tortures, and the touch of joy;
They have a weight upon our waking thoughts,
.............................................
And look like heralds of Eternity.«

(A Dream.)

Le motif principal est véhément, d'un air sinistre, comme l'heure qui précède l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspérées, un défi jeté à tous les éléments. Incontinent, le retour prolongé d'une tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups de canon répétés, comme une bataille vivement engagée au loin. À la suite de cette note se déroulent, mesure par mesure, des accords étranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement interrompu par une scène champêtre, par une Mazoure d'un style idyllique qu'on dirait répandre les senteurs de la menthe et de la marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son ironique et amer contraste les émotions pénibles de l'auditeur, au point qu'il se sent presque soulagé lorsque la première phrase revient et qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale, délivrée du moins de l'importune opposition d'un bonheur naïf et inglorieux! Comme un rêve, cette improvisation se termine sans autre conclusion qu'un morne frémissement, qui laisse l'âme sous l'empire d'une désolation poignante.

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