Elle se glissa difficilement en passant devant des machinistes portant les mêmes rouleaux de gaffeur et les guitares, elle traversa une porte ouverte qui laissait entrer de lair, aussi froid que de lazote liquide et une odeur de frites au vinaigre, passa devant une fille qui vomissait bruyamment dans le couloir, pour arriver finalement à la loge où elle avait vu le groupe plus tôt.
Dès quelle traversa la porte, ce fut comme si le signal dune alarme silencieuse avait retenti. Les membres du groupe se tournèrent vers elle, avec des regards allant de la surprise à de peur nichés dans leurs yeux, leurs bras à moitié en lair, un silence soudain plus fort quun coup de tonnerre abrutissant lendroit. Mai comprit immédiatement et se tourna aussitôt à sa droite où elle avait senti un mouvement.
Deux filles, nues à partir de la taille, étaient debout comme si elles attendaient un bus et quelles furent interrompues au milieu dune conversation. Chacune delles portait un trait diagonal de foudre sur le visage et un sur chaque sein. Bleu sur lun et rouge sur lautre. Elles avaient à peine dix-sept ans.
Mai savait que les membres du groupe discutaient entre eux pour savoir qui serait le premier.
Elle voulait avancer dun pas au milieu du groupe et se battre. Elle voulait rire de la prédictibilité de la situation. Elle voulait se tourner vers les filles et leur demander ce quelles faisaient là. Elle voulait tout à coup taper dans quelque chose.
Elle se retourna et sortit de la pièce. Elle savait quAlfie la suivrait et le voilà, des pas tambourinant sur le sol en béton. Une main sur son bras, une poigne chaude.
- Mai, ne.
Elle sarrêta mais ne pouvait pas le regarder. Rappelle-toi ce quon ressent, se dit-elle. La pression derrière ses yeux, la gorge nouée, les battements habituels dans la poitrine. La colère glaciale rationnelle sélevant de larrière de la tête. A quoi cela ressemble-t-il ? Reste calme, retiens-toi, rappelle-toi.
- Il ne peut pas y avoir dexplication, nest-ce pas ? dit-elle, fixant son regard à un panneau de sortie dincendie, un homme peint en blanc sur une boîte lumineuse stupidement verte. Pourquoi nest-ce pas rouge ? Est-ce parce quon voit mieux le vert lors dun incendie ?
- Allez, Mai Je ne suis pas si con. Je savais que tu pourrais revenir en coulisses. De plus, je suis le seul à avoir une copine, alors jétais juste
- Sur le point de joindre la partie ? Bonne blague.
Sa main lâcha son bras comme sil venait soudainement dêtre électrocuté.
- Tu es libre de me croire ou non. Je nai pas dexplications à te donner.
- Cest vrai. Aucune explication nest nécessaire.
- Tu nas pas été très sympa ces derniers temps.
Elle ne pouvait plus maintenant sempêcher de le regarder son long visage, ses cheveux tombant dû à la sueur du concert, des yeux rougis par les lumières de la scène. Cétait à son tour de détourner le regard, peut-être quil était embarrassé.
- Sympa lorsquon est sympa. Toi non plus, tu nétais pas vraiment amusant.
- Jai été un peu stressé, dit-il le menton serré, si tu ne las pas remarqué. Si tu avais pris la peine de regarder plus loin que ton nombril.
La colère surgit de nulle part lui affligeant un coup au ventre.
- Tu es égoïste, un mollusque à merde. Tu as eu plus dencouragement de ma part que je nai jamais eu de ta part. Qui tas acheté cet équipement que tu as saccagé ce soir ? Qui tas donné lacompte pour ce putain de cercueil que tu appelles une voiture ?
- Ouais, tu es si charitable. Parce que ta carrière vaut bien plus que la mienne, cest ça ? Tu peux donc te permettre de me faire la charité.
- Cétait tout ce quils étaient pour toi ? Eh bien, je pensais plutôt que je te donnais un coup de main pour te mettre sur pieds, pour que tu ne te fasses pas de soucis. Et il sest avéré que jétais un organisme de bienfaisance.
- Appelle ça comme tu veux. Tu avais dit que je nétais pas attaché avec des cordes, mais ce nétait pas vrai, nest-ce pas ?
Elle le regarda, paumée. Cétait ce quil pensait ? Quil y avait un prix à payer pour sa générosité ? Elle réalisa quelle ne lavait pas du tout compris. Elle se sentit comme un missionnaire découvrant une tribu suivant une série de valeurs différente des siennes. Et quils étaient probablement dangereux.
- Cest incroyable, dit-elle avant de séloigner.
Deux hommes portant des guitares la regardèrent avant de détourner leurs regards sur le côté. Elle portait sa colère en elle comme une odeur qui poussait les gens à reculer. Quil aille se faire foutre, pensa-t-elle, il avait plus besoin de moi que moi de lui. Il peut se faire ces filles si cest ce quil veut. Calme-toi, se dit-elle surprise par son calme, les gens regardent.
Elle ralentit son rythme, détendit ses épaules, leva la tête. Respira plus profondément et retint ses larmes. Elle poussa la porte pour entrer dans le bar, où Stefan sétait affaissé dans un coin, la bouche légèrement ouverte. Elle sassit en face de lui et après un instant ses yeux pâles souvrirent sur elle. Il avala quelque chose et fronça des sourcils.
- Prêt à revenir sur la planète Terre ?
- Pas vraiment.
Stefan se redressa, alerte.
- Quest-ce qui sest passé ? Tu as une sale gueule, excuse-moi de te le dire. Sale gueule, cest bien peu.
- Réconforte-moi, pourquoi tu ne le fais pas. As-tu appelé un taxi ?
- Le moteur tourne, dit-il en pointant vers la fenêtre. Tu vas bien ?
Elle sentit un sourire se former :
- La vie est une expérience par la pratique, nest-ce pas ? Et je naime pas les leçons en ce moment.
Stephan se leva et lui tendit une main. Ils se dirigèrent vers la sortie. Lair froid la gifla au visage et lui éclaircit les idées.
- Si je pleure dans le taxi, dit-elle, ne fais pas attention. Je viens de me rendre compte que je ne peux pas avoir la paix dans le monde et je suis triste, daccord ?
- La paix mondiale est une saloperie. Lance-toi dans une chose plus simple la prochaine fois. La fin dEuropop, par exemple.
- Et plus jamais de chansons damour suédoises, dit-elle en riant malgré elle.
- Tu laisses Abba tranquille, dit-il lair indigné. Ils dominent mon monde.
CHAPITRE SIX
Mai sortit de sa chambre à moitié endormie, elle vit Billie manger des céréales en regardant la télévision du matin. Sept heures et le monde conspirait déjà pour quelle se sente mal. A peine laube mais les grincements et les toussotements de la vie urbaine avaient déjà commencés.
- Je ntai pas entendu arriver. Tu es déjà sortie ou est-ce que tu te réchauffes ?
- Dès que jai fini ça. Jai ramené les miens, jespère que ça ne te dérange pas. Jai pris seulement un peu de lait.
- Cest cher, le lait. Je pourrais le déduire de ton salaire. Quoi de neuf ?
- Regarde !
Comme si cétait prévu, limage avait changé pour montrer une vue grand-angle de deux présentateurs, un homme aux cheveux gris et une femme blonde, tous deux avec des dents à changer, un canapé à leur droite maintenant en grand plan.
Blonde et souriante, des longues jambes allongées devant elle, un bras posé sur le canapé.
- Oh mon Dieu, lépouse de Frankenstein !
Les questions commencèrent Comment elle allait ? Comment cétait de travailler avec cinq débutés sur cette chorégraphie ? Quest-ce qui était prévu pour elle très prochainement ?
Puis lobjectif réel : Nous avonsapprisque vous étiez en tête du sondage de Daily Paper pour trouver une étoile pour Deannahs Quest. Quenpensez-vous?
si honorée, ce serait une excellente opportunité, cest un grand rôle dans un grand film,cepourraitlavancementdecarrièreà celle quiobtientle rôle
- Lavancement de carrière ? lança Billie. Langlais est sa deuxième langue, Conneries étant sa première langue.
Selonvous,doùproviendrala concurrence? Après tout, il y a de nombreuses jeunes actrices brillantes en ce moment.
Je dis simplement que je suis honoréedêtredans lacourse.
Mais vous devez avoir une idée
Eh bien, Ginny Blake sen sort pas mal dans le sondage, et Deborah Cash. Lune ou lautre serait géniales, elles sont toutes deux jeunes et si talentueuses.
Et Mai Rose ? Beaucoup de gens la soutiennent.
Bien sûr, elle a également beaucoup de talents.Mais je crois quelle estretenue parsa nouvelle pièce en ce moment, et bien sûr son film daction va bientôt sortir. Je lai vu lautre soir, en fait. Elle avait lair dêtre trèstrapue.Très musclée,pour ses scènes daction, jai entendu dire.
Oh, donc vous vous connaissez ?
Oui, nous sommes des amies depuislongue date. En fait, elle ma remplacée dans Amberside Terrace lorsque je me suis retirée. Elle a très bien réussi.
Va-t-elle donc être en concurrencecontrevous ?
Un rire, une main pour toucher le bras du présentateur en complet.
Je suis sûre quelle ne voudra pas simpliquer. Elle a sa carrière toute tracée.
Alors quelle est la suite pour Helena Cross ? Je veux dire, si vousnobtenezpas ce rôle ?
Oh, je ne vois pas aussi loin dans le futur. Jene suis pas une fille qui fait des plans, ni calculatrice. Je laisse mon agent faire tout le sale boulot !
Les intervieweurs la remercièrent et passèrent lantenne à leur badinage de nouvelles de divertissement
En parlant de Mai Rose, il y a eu des commérages, quetard la nuit dernière elle avait rompu sa longue relation avec Alfie Cox, le batteur du nouveau groupe canon The Gastric Band.Des sources disent quil y avait eu une altercation bruyante entre les deux en coulisses et que Mai Roseétait repartieavec un homme blond
- Éteins-la !
Billie trouva la télécommande et éteignit la télé. Sa tête dépassant à peine le dossier du canapé se tourna et regarda Mai, les yeux parcourant son visage comme si elle cherchait des blessures physiques.
Mai avait froid. Le chauffage navait pas été allumé depuis longtemps et lhiver était aux portes, mais le froid était plus profond quune sensation physique. Cétait comme si de la glace se glisser dans ses veines, engourdissant sa capacité à sentir, goûter et toucher. Elle faisait la sourde oreille à ce que le monde semblait avoir lintention de lui faire subir. Elle se demandait si elle avait choisi cette réaction par opposition à la colère, la peur ou la frustration. Pourquoi froid ? Pourquoi la mort du cœur ?
- Tu veux que je tapporte quelque chose ? demanda Billie. Je ne reste quune demi-heure George a besoin de moi ce matin.
- Non, répondit Mai. Sors les chiens et vas-y.
- Ne tinquiète pas pour cette pute. Toute cette merde dautopromotion se retournera contre elle.
- Vas-y.
Billie se leva en entendant lémotion derrière les paroles de Mai. Elle emmena son bol de céréales dans la cuisine et revint à lembrasure de la porte.
- Je cuisinerai ce soir. Je te préparerai quelque chose. Savoureux et nourrissant. Pas de fruits.
Mai hocha la tête et se dirigea vers la salle de bain. Peut-être quune douche la réchaufferait. Ensuite elle pourrait passer un peu de temps à tracer sa journée. Planifier. Réfléchir aux choses.
Premier point du programme, une douche.
Deuxième, appeler Eric.
Fin de lacte deux Mai a dû écouter un long discours intense en montrant une passion idéaliste. Lacteur avait de lexpérience et une belle voix, ce nétait donc pas difficile. Il sappelait David un homme gentil, fort dune classe moyenne, les cheveux plaqués en arrière, la trentaine avancée. Il lui faisait de temps en temps un clin dœil comme pour dire, je suis de ton côté jusquau bout de toutes ces conneries.
Ce matin, Pedro avait décidé que faire des allers-retours au fond de la salle serait son motif. Il semblait être plus déterminé à écouter quà regarder. Il avait également le geste un peu mou. Mai se retrouva à écouter David en regardant Pedro.
Ils parcoururent les cinq dernières pages de lacte tranquillement jusquà ce quune chose arrive à satisfaire les fonctions critiques de Pedro, assez pour quils puissent prendre leur pause-déjeuner. David lui toucha le bras, amicalement.
- Parle un peu plus fort. Lundi, ta voix allait, très forte. Aujourdhui, cest un peu piano. Il te tiendra pour ça à moins que tu léquilibres.
- Merci. Jai quelque chose en tête qui me tracasse.
- Eh bien, assure-toi que ce soit la pièce, ma chère, au moins lorsque tu joues.
- Désolée.
- Pas de problème. Oh, et assure-toi également de baiser cette pute.
Mai sourit la première émotion honnête quelle avait ressentie ce matin.
Avant quils ne commencent le travail de laprès-midi, Pedro était venu à elle et lemmena dehors. Il la conduisit aux portails de lécole et se tint à côté delle à regarder les piétons et la circulation tournailler. Il posa sa main sur son épaule et parla calmement.
- Cette après-midi, nous allons commencer le troisième acte. Cest le point tournant de la pièce. On voit le désespoir dune femme plus âgée, brûlant denvie pour un amour perdu et la trahison de son amant lorsquil se tourne vers toi. Toi, Mai, tu nas pas grand-chose à faire dans cet acte, mais tu es constamment présente, comme une ombre qui pèse sur tous les autres personnages. Sur toi, dépend le bonheur de beaucoup lécrivain condamné qui taime et qui à son tour est aimé par une autre ; lécrivain plus âgé qui commence à taimer, la femme qui laimerait. Et tu es une fille de la campagne, naïve et impatiente dapprendre, piégée par un rêve de gloire et de succès.