Le Grand Ski-Lift - Anton Soliman 5 стр.


— C’est là toute la question. Le directeur m’a assuré que tout peut fonctionner. Au sens strict, l’installation a été construite pour développer le tourisme, même s’il y a des doutes sur sa légalité. Mais d’après lui, ce n’est pas un problème pour un usager.

— Ne t’inquiète pas, cette affaire n’est pas si importante que ça. Tu passeras quand même tes vacances avec nous. Je n’ai pas grand-chose à faire à cette période, les chasseurs ne viendront pas de tout l’hiver, au moins. Je t’accompagnerai faire de belles promenades, et, même s’il n’y a pas de pistes de ski, on passera un beau Noël.

Ces mots lui faisaient plaisir, et il regarda Clara avec tendresse. Cette femme lui plaisait.

Quand ils rentrèrent à l’hôtel pour déjeuner, elle l’aida à défaire ses valises dans la chambre des grands-parents, où il avait déjà dormi la nuit passée. Elle alluma du feu dans la petite cheminée, qui n’était pas utilisée depuis des années : la pièce se remplit de fumée, et tous deux essayèrent alors de nettoyer le conduit en s’aidant du manche d’un balais.

Dans la cuisine de l’hôtel, les propriétaires avaient déjà fini de manger.

— Bonjour Monsieur Zerbi ! dit l’homme en souriant. Ma femme et moi préférons manger tôt, nous avons des horaires à respecter. Mais ne vous inquiétez pas, ma fille vous tiendra compagnie.

— Alors, que dis-tu de rester à Valle Chiara pour Noël ? lui proposa Clara après le repas, tandis qu’elle mettait les assiettes dans l’évier.

— D'accord. Je n’ai pas encore pris ma décision pour le téléphérique qui monte aux plateaux… honnêtement je ne m’attendais pas à ce que les choses soient si compliquées. Mais je pense que je resterai encore quelques jours avec vous.

Clara semblait heureuse de cette décision. Mais lui était contrarié : son programme initial pour les vacances de Noël était compromis, et il se sentait d’autant moins enclin à prendre de nouvelles initiatives. Il était découragé, en somme, il voyait devant lui une trame très serrée qui ne lui laisserait aucune liberté.

Il retourna dans sa chambre, l’esprit fatigué, et le cerveau piqué par des milliers d’épingles. Il s’allongea sur le lit, fixant dans la pénombre les objets anciens éparpillés sur les meubles et accrochés aux murs, des objets de mauvais goût que, de toute évidence, les propriétaires avaient acheté dans des foires de campagne. C’étaient des souvenirs qui n’auraient rien dû signifier pour lui, mais que, conditionné par sa mémoire, il sentait pourtant comme familiers, exactement comme la cuisine de l’hôtel. C’était la part « archaïque » de son Être.

Tout commence dans l’enfance : sans aucune défense, sans avoir la possibilité de choisir les situations favorables, par définition. Le fait que les souvenirs ne soient sélectionnés qu’au cours de la « vie » était un fait qu’Oskar tenait pour un aspect étrange de l’existence. Cela voulait dire que l’Être est enfermé pour toujours dans une espèce d’aquarium. Une banalité à laquelle il n’avait jamais réfléchi sérieusement. Il avait parfois examiné la possibilité de vies prénatales ou de réincarnations, mais il était convaincu qu’il s’agissait d’évocations qui n’allaient pas au-delà des explications sur le « déjà vu ».

Il s’endormit et rêva qu’il glissait sur une longue vague, parfaitement lisse, sans la moindre strie. C’était certainement un rêve important, dont il ne voulait pas se détacher, il s’agissait peut-être d’un Archétype incarné dans des signaux purs, comme le mouvement ondulatoire, par exemple.

Quand il ouvrit les yeux, il faisait encore nuit noire, la pièce lui apparut à la seule clarté irrégulière des braises de la cheminée. Il se sentait épuisé. Il regretta d’avoir quitté la Ville, même s’il se rendait compte qu’il y vivait mal, noyé dans l’inutilité qui lui avait rongé l’âme. Il était malade depuis trop longtemps, du reste, pour pouvoir espérer une résurrection et, pour survivre, il avait abusé des émotions, qui avaient fini par se déformer. Il décida donc qu’il rentrerait en Ville le lendemain. Il ne pouvait pas rester dans cet hôtel à mendier la compagnie de la fille des propriétaires, qui s’étaient peut-être entendus entre eux pour ne pas le laisser seul. Clara était charmante, ou du moins elle lui paraissait charmante dans ces circonstances. Il lui semblait qu’elle vivait une vie plutôt compacte, de celles où les pensées existent à l’état solide.

L’idée d’accéder au Grand Ski-lift était maintenant devenue un exploit hors de sa portée. Oskar n’était plus en mesure d’emprunter seul le téléphérique, et encore moins de passer la nuit en altitude dans un chalet d’alpage perdu. Il pensa qu’il en serait certainement mort, anéanti par une immensité qu’il ne pouvait assimiler.

Malgré sa fragilité, il oubliait parfois son mal-être et rêvait de parcourir le vaste monde, seul, sans destination précise, comme aurait pu le faire n’importe quel sage capable d’identifier les infinies nuances de la liberté.

Il était maintenant tout à fait réveillé, et ne se sentait plus fatigué. Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, la chambre commençait à lui procurer une sensation de bien-être, car il était allongé sur une surface sur laquelle glissaient les sentiments de sécurité et de continuité : un lieu lunaire, la Mer de la Tranquillité.

Clara ouvrit lentement la porte, s’approchant du lit pour vérifier si Oskar dormait : en le voyant les yeux ouverts, elle sourit et lui posa une main sur le front.

— Je suis venue il y a un bon moment pour t’emmener aux sources voir le coucher de soleil. Tu te plaignais dans ton sommeil, tu as dû faire un cauchemar.

— C’est vrai ?

— Tu avais le front brûlant, dit-elle à voix basse.

— Quelle heure est-il ?

— Presque minuit.

Oskar fut surpris, il devait être très fatigué pour avoir dormi autant. Mais il se sentait mieux.

Ils trouvèrent une lampe à pétrole et l’allumèrent, puis s’assirent près de la cheminée, restant l’un à côté de l’autre devant le feu, sans rien dire. Ce fut Oskar qui rompit le silence :

— Qu’est-ce que tu faisais, quand tu étais en Ville ?

— J’étais inscrite à l’Académie des Beaux-Arts, et tant que je faisais mes études, je me suis amusée. J’avais plein d’amis, j’ai même joué dans un bar, j’aime la musique.

— Bien ! Bravo, tu ne pouvais pas faire mieux. Et qu’est-ce qu’il s’est passé, ensuite ?

Clara se fit sérieuse, s’installa plus confortablement dans son fauteuil.

— Les problèmes sont apparus quand j’ai commencé à travailler. Le travail est quelque chose d’incompréhensible, en Ville. Je crois qu’il n’y a que très peu de gens qui comprennent comment cela fonctionne.

— Je pense que tu as raison, le travail est une chose vraiment mystérieuse…. Et tu es donc rentrée à Valla Chiara ?

— Bien sûr. Quel sens ça avait de rester en Ville ? J’aurais fini par avoir une existence plate.

C’était vrai, pensa Oskar. Par certains aspects, les impressions de Clara n’étaient pas très différentes des siennes.

— Toi, par contre, tu es ingénieur, pas vrai ? Où travailles-tu ?

— À la H.M.C. comme expert des matériaux.

— Ça doit être intéressant, comme travail.

— Assez. Mais les derniers temps, j’ai trop travaillé, c’est pour ça que je suis en vacances.

Il y avait une place qu’il connaissait bien, en Ville, et c’est là qu’il avait retrouvé un homme qui ne lui avait pas proposé de partir en vacances, mais… de s’insérer dans le Grand Ski-lift, comme si c’était un travail à accomplir.

Clara se tourna vers lui et lui posa délicatement une main sur le front, et le caressa.

— Je sais tout. J’ai compris que quelque chose n’allait pas dès que je t’ai vu dans la salle à manger. Je me suis intéressée à toi parce que j’ai pensé que tu avais besoin de quelqu’un.

Ils s’embrassèrent longuement, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Il se réveilla en sursaut. La jeune femme dormait. Clara lui sembla très belle, il sentit qu’il s’attachait. Cette pièce pleine de souvenirs de famille lui plaisait, et il aimait parler avec Clara : il ne se sentait plus seul, et ressentait même quelque chose de plus essentiel, la Protection.

Le lendemain, ils partirent se promener dans la forêt, le soleil apparaissait de temps à autres entre deux nuages, et ses rayons illuminaient alors le paysage ; puis il disparaissait à nouveau, laissant les arbres dans une pénombre opaque.

Oskar et Clara passèrent quelques jours ensemble. La nuit, ils parlaient longuement dans la chambre des souvenirs, puis ils s’endormaient, enlacés. Un jour ils allèrent jusqu’à l’esplanade du téléphérique. C’était le matin, la lumière était forte, Oskar regarda les câbles d’acier monter au-dessus de la forêt : on voyait les petites cabines émerger après une deuxième crête, puis, de plus en plus haut, les câbles s’enfiler dans un passage qui disparaissait contre le ciel. On devinait que l’installation continuait ensuite à monter pour atteindre une altitude invisible de là. Mais, aussi loin que portaient les yeux, on n’apercevait aucune trace de neige, à l’exception de quelques taches blanches près des buissons.

Il n’éprouva aucune répulsion, cette fois-ci, et observa même avec curiosité la chaîne interminable de pylônes qui s’étirait le long des pentes de la montagne. De leur point d’observation, l’existence des plateaux semblait invraisemblable...L’installation ressemblait à une échelle magique pour s’élever vers le Ciel, et Oskar émit l’hypothèse que son promoteur avait peut-être voulu ouvrir une espèce de trappe vers un autre Monde.

Il pensa qu’en cet instant, il aurait pu monter seul sur les plateaux ; mais au village, il avait rencontré Clara, la fille du propriétaire de l’hôtel.

Il la prit dans ses bras :

— Clara, je t’aime.

— Tu vas rester encore quelques jours ? demanda la jeune femme en souriant.

— Tu sais, maintenant que je te connais, j’aime cet endroit. Mais oui, Valle Chiara est un endroit magnifique ! s’exclama-t-il.

Ce soir-là, le coucher du soleil le surprit alors qu’il était derrière l’hôtel, à fendre du bois. Les eaux d’un étang tout proche s’étaient teintées de rouge. En levant les yeux, il vit les murs de la maison, les fenêtres, les pots de fleurs et les tuiles s’envelopper d’une lumière feutrée. À l’est, le ciel mourait dans des langues de feu, et de l’autre côté, là où le soleil se couchait, le paysage hivernal s’était illuminé de façon presque impérieuse. Il entendit un par un les bruits de la vallée : les aboiements d’un chien, le cri d’un enfant, des coups de marteau sur une planche de bois, une charrette qui s’éloignait… il pensa alors qu’elle devait déjà être ailleurs. Elle devait s’être arrêtée, à certains bruits. C’était le monde, quoi qu’il en soit, et il tournait. Ce qu’il voyait et entendait était-il le résultat d’un fonctionnement ? Oui, il se souvenait parfaitement qu’un jour il avait écrit quelque part :

Le Monde existe parce qu’il fonctionne.

Ce n’était pas le vers d’une poésie, mais un aphorisme par lequel il avait commencé une recherche scientifique, peut-être révolutionnaire, qu’il avait bizarrement oubliée. Il ne se rappela de rien d’autre.

Il voyait peu les propriétaires à l’hôtel, il mangeait en général avec Clara après que le patron et sa femme étaient allés se coucher.

Il était sûr qu’ils en avaient parlé entre eux et qu’ils avaient décidé d’encourager l’idylle. Oskar présentait bien, il était citadin, il travaillait dans un cadre professionnel. Tout était en règle.

Ce soir-là aussi, en entrant dans la cuisine, Oskar remarqua que les propriétaires l’avaient déjà quittée. La jeune femme mettait la table avec une expression concentrée, trop sérieuse.

— L’autre jour, tu m’as dit que tu m’aimes.

Oskar s’approcha, lui prit les deux mains en murmurant :

— Avec toi, je suis heureux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois que tu pourrais vivre avec moi ?

— Pendant les quelques jours passés ici, j’ai pensé à rester dans la vallée pour toujours, parce que je suis serein ici. Ce soir, j’ai vu le coucher du soleil. Dans la Ville, il n’y en a pas.

La jeune femme ne dit rien, mit le couvert, et tous deux s’assirent pour manger.

— Je pense que je pourrais être heureux avec toi, répéta enfin Oskar.

Quand il eut fini de manger, il se versa à boire. Il resta absorbé dans ses pensées, sans rien dire. Clara l’avait écouté attentivement, mais avec une expression qui ne lui était pas habituelle.

— Alors tu serais prêt à rester à Valle Chiara ? lui demanda-t-elle, et, hochant la tête, elle ajouta :

— Je ne te demande pas de quitter la Ville et ton travail.

Il vit une forte détermination dans son regard. Clara acceptait donc l’idée de se mettre avec lui, mais l’idée de rester dans la vallée ne lui plaisait pas.

— Je croyais que ta vie ici te plaisait bien.

— Oui, c’est vrai, dans un certain sens. Tu vois, seule, je préfère rester là où je suis née. Mais dans le cas d’un mariage, c’est différent… je ne trouve pas ça bien de vivre ici, isolés.

Il sourit un instant à l’idée que Clara pensait au mariage, puis s’écria :

— Tu m’as dit que quand tu m’as vu la première fois j’avais un air abattu... Eh bien, je suis arrivé ici épuisé, parce que je vivais mal en Ville.

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