Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке - Альбер Камю


Альбер Камю / Albert Camus

Le miinotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке

Подготовка текста, комментарии и словарь А. Г. Мигачевой

© КАРО, 2010


Albert Camus


Le Minotaure ou La Halte DOran

Cet essai date de 1939. Le lecteur devra sen souvenir pour juger de ce que pourrait être lOran daujourdhui. Des protestations passionnées venues de cette belle ville massurent en effet quil a été (ou sera) porté remède à toutes les imperfections. Les beautés que cet essai exalte, au contraire, ont été jalousement protégées. Cité heureuse et réaliste, Oran désormais na plus besoin décrivains: elle attend des touristes.

(1953.)

à Pierre Galindo

Il ny a plus de déserts. Il ny a plus dîles. Le besoin pourtant sen fait sentir. Pour comprendre le monde, il faut parfois se détourner; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance. Mais où trouver la solitude nécessaire à la force, la longue respiration où lesprit se rassemble et le courage se mesure? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions.

Les villes que lEurope nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y percevoir des bruits dailes, une palpitation dâmes. On y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On sy souvient que lOccident sest forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de silence.

Paris est souvent un désert pour le cœur, mais à certaines heures, du haut du Père-Lachaise, souffle un vent de révolution qui remplit soudain ce désert de drapeaux et de grandeurs vaincues. Ainsi de quelques villes espagnoles, de Florence ou de Prague. Salzbourg serait paisible sans Mozart. Mais, de loin en loin, court sur la Salzach le grand cri orgueilleux de don Juan plongeant aux enfers. Vienne paraît plus silencieuse, cest une jeune fille parmi les villes. Les pierres ny ont pas plus de trois siècles et leur jeunesse ignore la mélancolie. Mais Vienne est à un carrefour dhistoire. Autour delle retentissent des chocs dempires. Certains soirs où le ciel se couvre de sang, les chevaux de pierre, sur les monuments du Ring[1], semblent s'envoler. Dans cet instant fugitif, où tout parle de puissance et dhistoire, on peut distinctement entendre, sous la ruée des escadrons polonais, la chute fracassante du royaume ottoman. Cela non plus ne fait pas assez de silence.

Certes, cest bien cette solitude peuplée quon vient chercher dans les villes dEurope. Du moins, les hommes qui savent ce quils ont à faire. Ils peuvent y choisir leur compagnie, la prendre et la laisser. Combien desprits se sont trempés dans ce voyage entre leur chambre dhôtel et les vieilles pierres de lîle Saint-Louis[2]! Il est vrai que dautres y ont péri disolement. Pour les premiers, en tout cas, ils y trouvaient leurs raisons de croître et de saffirmer. Ils étaient seuls et ils ne létaient pas. Des siècles dhistoire et de beauté, le témoignage ardent de mille vies révolues les accompagnaient le long de la Seine et leur parlaient à la fois de traditions et de conquêtes. Mais leur jeunesse les poussait à appeler cette compagnie. Il vient un temps, des époques, où elle est importune. «À nous deux!» sécrie Rastignac, devant lénorme moisissure de la ville parisienne. Deux, oui, mais cest encore trop!


La Place DArmes à Oran


Le désert lui-même a pris un sens, on la surchargé de poésie. Pour toutes les douleurs du monde, cest un lieu consacré. Ce que le cœur demande à certains moments, au contraire, ce sont justement des lieux sans poésie. Descartes, ayant à méditer, choisit son désert: la ville la plus commerçante de son époque. Il y trouve sa solitude et loccasion du plus grand, peutêtre, de nos poèmes virils: «Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle.» On peut avoir moins dambition et la même nostalgie. Mais Amsterdam, depuis trois siècles, sest couverte de musées. Pour fuir la poésie et retrouver la paix des pierres, il faut dautres déserts, dautres lieux sans âme et sans recours. Oran est lun de ceux-là.

La Rue

Jai souvent entendu des Oranais se plaindre de leur ville: «Il ny a pas de milieu intéressant.» Eh! parbleu, vous ne le voudriez pas. Quelques bons esprits ont essayé dacclimater dans ce désert les mœurs dun autre monde, fidèles à ce principe quon ne saurait bien servir lart ou les idées sans se mettre à plusieurs. Le résultat est tel que les seuls milieux instructifs restent ceux des joueurs de poker, des amateurs de boxe, des boulomanes[3] et des sociétés régionales. Là, du moins, règne le naturel. Après tout, il existe une certaine grandeur qui ne prête pas à lélévation. Elle est inféconde par état. Et ceux qui désirent la trouver, ils laissent les «milieux» pour descendre dans la rue.

Les rues dOran sont vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur. Sil y pleut, cest le déluge et une mer de boue. Mais pluie ou soleil, les boutiques ont le même air extravagant et absurde. Tout le mauvais goût de lEurope et de lOrient sy est donné rendez-vous. On y trouve, pêle-mêle, des lévriers de marbre, des danseuses au cygne, des Dianes chasseresses[4]en galalithe verte, des lanceurs de disque et des moissonneurs, tout ce qui sert aux cadeaux danniversaire ou de mariage, tout le peuple affligeant quun génie commercial et farceur ne cesse de susciter sur les dessus de nos cheminées[5]. Mais cette application dans le mauvais goût prend ici une allure baroque qui fait tout pardonner. Voici, offert dans un écrin de poussière, le contenu dune vitrine: daffreux modèles en plâtre de pieds torturés, un lot de dessins de Rembrandt «sacrifiés à 150 francs lun», des «farces-attrapes», des porte-billets tricolores, un pastel du XVIIIe siècle, un bourricot mécanique en peluche, des bouteilles deau de Provence pour conserver les olives vertes, et une ignoble vierge en bois, au sourire indécent. (Pour que nul nen ignore, la «direction» a placé à ses pieds un écriteau: «Vierge en bois.»)

On peut trouver à Oran:

1. Des cafés au comptoir verni de crasse, saupoudré de pattes et dailes de mouches, le patron toujours souriant, malgré la salle toujours déserte. Le «petit noir»[6] y coûtait douze sous et le grand, dix-huit.

2. Des boutiques de photographes où la technique na pas progressé depuis linvention du papier sensible. Elles exposent une faune singulière, impossible à rencontrer dans les rues, depuis le pseudo-marin qui sappuie du coude sur une console, jusquà la jeune fille à marier, taille fagotée, bras ballants devant un fond sylvestre. On peut supposer quil ne sagit pas de portraits daprès nature: ce sont des créations.

3. Une édifiante abondance de magasins funéraires. Ce nest pas quà Oran on meure plus quailleurs, mais jimagine seulement quon en fait plus dhistoires.

La sympathique naïveté de ce peuple marchand sétale jusque dans la publicité. Je lis, sur le prospectus dun cinéma oranais, lannonce dun film de troisième qualité. Jy relève les adjectifs «fastueux», «splendide», «extraordinaire», «prestigieux», «bouleversant» et «formidable». Pour finir, la direction informe le public des sacrifices considérables quelle sest imposés, afin de pouvoir lui présenter cette étonnante «réalisation». Cependant, le prix des places ne sera pas augmenté.

On aurait tort de croire que sexerce seulement ici le goût de l'exagération propre au Midi[7]. Exactement, les auteurs de ce merveilleux prospectus donnent la preuve de leur sens psychologique. Il sagit de vaincre lindifférence et lapathie profonde quon ressent dans ce pays dès quil sagit de choisir entre deux spectacles, deux métiers et, souvent même, deux femmes. On ne se décide que forcé. Et la publicité le sait bien. Elle prendra des proportions américaines, ayant les mêmes raisons, ici et là-bas, de sexaspérer.

Les rues dOran nous renseignent enfin sur les deux plaisirs essentiels de la jeunesse locale: se faire cirer les souliers et promener ces mêmes souliers sur le boulevard. Pour avoir une idée juste de la première de ces voluptés, il faut confier ses chaussures, à dix heures, un dimanche matin, aux cireurs du boulevard Gallieni. Juché sur de hauts fauteuils, on pourra goûter alors cette satisfaction particulière que donne, même à un profane, le spectacle dhommes amoureux de leur métier comme le sont visiblement les cireurs oranais. Tout est travaillé dans le détail. Plusieurs brosses, trois variétés de chiffons, le cirage combiné à lessence: on peut croire que lopération est terminée devant le parfait éclat qui naît sous la brosse douce. Mais la même main acharnée repasse du cirage sur la surface brillante, la frotte, la ternit, conduit la crème jusquau cœur des peaux et fait alors jaillir, sous la même brosse, un double et vraiment définitif éclat sorti des profondeurs du cuir.

Les merveilles ainsi obtenues sont ensuite exhibées devant les connaisseurs. Il convient, pour apprécier ces plaisirs tirés du boulevard, dassister aux bals masqués[8] de la jeunesse qui ont lieu tous les soirs sur les grandes artères de la ville. Entre seize et vingt ans, en effet, les jeunes Oranais de la «Société» empruntent leurs modèles délégance au cinéma américain et se travestissent avant daller dîner. Chevelure ondulée et gominée, débordant dun feutre penché sur loreille gauche et cassé sur lœil droit, le cou serré dans un col assez considérable pour prendre le relais des cheveux, le nœud de cravate microscopique soutenu par une épingle rigoureuse, le veston à mi-cuisse et la taille tout près des hanches, le pantalon clair et court, les souliers éclatants sur leur triple semelle, cette jeunesse, tous les soirs, fait sonner sur les trottoirs son imperturbable aplomb et le bout ferré de ses chaussures. Elle sapplique en toutes choses à imiter lallure, la rondeur et la supériorité de M. Clark Gable. À ce titre, les esprits critiques de la ville surnomment communément ces jeunes gens, par la grâce dune insouciante prononciation, les «Clarque».

Dans tous les cas, les grands boulevards dOran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons[9]. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au cœur tendre, elles affichent également le maquillage et lélégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des «Marlène». Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit doiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et sévaluent, heureux de vivre et de paraître, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites. On assiste alors, disent les jaloux, aux réunions de la commission américaine. Mais on sent à ces mots lamertume des plus de trente ans qui nont rien à faire dans ces jeux. Ils méconnaissent ces congrès quotidiens de la jeunesse et du romanesque. Ce sont, en vérité, les parlements doiseaux quon rencontre dans la littérature hindoue. Mais on nagite pas sur les boulevards dOran le problème de lêtre et lon ne sinquiète pas du chemin de la perfection. Il ne reste que des battements dailes, des roues empanachées, des grâces coquettes et victorieuses, tout léclat dun chant insouciant qui disparaît avec la nuit.

Jentends dici Klestakoff: «Il faudra soccuper de quelque chose délevé.» Hélas! il en est bien capable. Quon le pousse et il peuplera ce désert avant quelques années. Mais, pour le moment, une âme un peu secrète doit se délivrer dans cette ville facile, avec son défilé de jeunes filles fardées, et cependant incapables dapprêter lémotion, simulant si mal la coquetterie que la ruse est tout de suite éventée. Soccuper de quelque chose délevé! Voyez plutôt: Santa Cruz ciselée dans le roc, les montagnes, la mer plate, le vent violent et le soleil, les grandes grues du port, les trains, les hangars, les quais et les rampes gigantesques qui gravissent le rocher de la ville, et dans la ville elle-même ces jeux et cet ennui, ce tumulte et cette solitude. Peut-être, en effet, tout cela nest-il pas assez élevé. Mais le grand prix de ces îles surpeuplées, cest que le cœur sy dénude. Le silence nest plus possible que dans les villes bruyantes. DAmsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac: «Je vais me promener tous les jours parmi la confusion dun grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées.»

Le Désert à Oran

Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On sattend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui sest construite en tournant sur elle-même, à la façon dun escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert dun ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe dAriane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais: cest lennui.

Depuis longtemps, les Oranais nerrent plus. Ils ont accepté dêtre mangés.

On ne peut pas savoir ce quest la pierre sans venir à Oran. Dans cette ville poussiéreuse entre toutes, le caillou est roi. On laime tant que les commerçants lexposent dans leurs vitrines pour maintenir des papiers, ou encore pour la seule montre[10]. On en fait des tas le long des rues, sans doute pour le plaisir des yeux, puisque, un an après, le tas est toujours là. Ce qui, ailleurs, tire sa poésie du végétal, prend ici un visage de pierre. On a soigneusement recouvert de poussière la centaine darbres quon peut rencontrer dans la ville commerçante. Ce sont des végétaux pétrifiés qui laissent tomber de leurs branches une odeur âcre et poussiéreuse. À Alger, les cimetières arabes ont la douceur que lon sait. À Oran, au-dessus du ravin Ras-el-Aïn, face à la mer cette fois, ce sont, plaqués contre le ciel bleu[11], des champs de cailloux crayeux et friables où le soleil allume daveuglants incendies. Au milieu de ces ossements de la terre, un géranium pourpre, de loin en loin, donne sa vie et son sang frais au paysage. La ville entière sest figée dans une gangue pierreuse. Vue des Planteurs, lépaisseur des falaises qui lenserrent est telle que le paysage devient irréel à force dêtre minéral. Lhomme en est proscrit. Tant de beauté pesante semble venir dun autre monde.

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