Si lon peut définir le désert un lieu sans âme où le ciel est seul roi, alors Oran attend ses prophètes. Tout autour et au-dessus de la ville, la nature brutale de lAfrique est en effet parée de ses brûlants prestiges. Elle fait éclater le décor malencontreux dont on la couvre, elle pousse ses cris violents entre chaque maison et au-dessus de tous les toits. Si lon monte sur une des routes, au flanc de la montagne de Santa-Cruz, ce qui apparaît dabord, ce sont les cubes dispersés et coloriés dOran. Mais un peu plus haut, et déjà les falaises déchiquetées qui entourent le plateau saccroupissent dans la mer comme des bêtes rouges. Un peu plus haut encore, et de grands tourbillons de soleil et de vent recouvrent, aèrent et confondent la ville débraillée, dispersée sans ordre aux quatre coins dun paysage rocheux. Ce qui soppose ici, cest la magnifique anarchie humaine et la permanence dune mer toujours égale. Cela suffit pour que monte vers la route à flanc de coteau[12] une bouleversante odeur de vie.
Le désert a quelque chose dimplacable. Le ciel minéral dOran, ses rues et ses arbres dans leur enduit de poussière, tout contribue à créer cet univers épais et impassible où le cœur et lesprit ne sont jamais distraits deux-mêmes, ni de leur seul objet qui est lhomme. Je parle ici de retraites difficiles. On écrit des livres sur Florence ou Athènes. Ces villes ont formé tant desprits européens quil faut bien quelles aient un sens. Elles gardent de quoi attendrir ou exalter. Elles apaisent une certaine faim de lâme dont laliment est le souvenir. Mais comment sattendrir sur une ville où rien ne sollicite lesprit, où la laideur même est anonyme, où le passé est réduit à rien? Le vide, lennui, un ciel indifférent, quelles sont les séductions de ces lieux? Cest sans doute la solitude et, peut-être, la créature. Pour une certaine race dhommes, la créature, partout où elle est belle, est une amère patrie. Oran est lune de ses mille capitales.
Les Jeux
Le Central Sporting Club, rue du Fondouk, à Oran, donne une soirée pugilistique dont il affirme quelle sera appréciée par les vrais amateurs. En style clair, cela signifie que les boxeurs à laffiche sont loin dêtre des vedettes, que quelques-uns dentre eux montent sur le ring pour la première fois, et quen conséquence on peut compter, sinon sur la science, du moins sur le cœur des adversaires. Un Oranais mayant électrisé par la promesse formelle «quil y aurait du sang», je me trouve ce soir-là parmi les vrais amateurs.
Apparemment, ceux-ci ne réclament jamais de confort. On a, en effet, dressé un ring au fond dune sorte de garage crépi à la chaux, couvert de tôle ondulée et violemment éclairé. Des chaises pliantes ont été rangées en carré autour des cordes. Ce sont les «rings dhonneur». On a disposé des sièges dans la longueur, et, au fond de la salle, souvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui sy trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents[13]. Dans cette caisse rectangulaire respirent un millier dhommes et deux ou trois femmes de celles qui, selon mon voisin, tiennent toujours «à se faire remarquer». Tout le monde sue férocement. En attendant les combats d «espoirs», un gigantesque pick-up broie du Tino Rossi. Cest la romance avant le meurtre.
La patience dun véritable amateur est sans limites. La réunion annoncée pour vingt et une heures nest pas encore commencée à vingt et une heure trente, et personne na protesté. Le printemps est chaud, l'odeur dune humanité en manches de chemise[14] exaltante. On discute ferme parmi les éclatements périodiques des bouchons de limonade et linlassable lamentation du chanteur corse. Quelques nouveaux arrivants sont encastrés dans le public, quand un projecteur fait pleuvoir une lumière aveuglante sur le ring. Les combats despoirs commencent.
Les espoirs, ou débutants, qui combattent pour le plaisir, ont toujours à cœur de le prouver en se massacrant durgence, au mépris de toute technique. Ils nont jamais pu durer plus de trois rounds. Le héros de la soirée à cet égard est le jeune «Kid Avion» qui, pour lordinaire, vend des billets de loterie aux terrasses des cafés. Son adversaire, en effet, a capoté malencontreusement hors du ring, au début du deuxième round, sous le choc dun poing manié comme une hélice.
La foule sest un peu animée, mais cest encore une politesse. Elle respire avec gravité lodeur sacrée de lembrocation. Elle contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur du mur, des ombres combattantes. Ce sont les prologues cérémonieux dune religion sauvage et calculée. La transe ne viendra que plus tard.
Et, justement, le pick-up annonce Amar, «le coriace Oranais qui na pas désarmé», contre Pérez, «le puncheur algérois»[15]. Un profane interpréterait mal les hurlements qui accueillent la présentation des boxeurs sur le ring. Il imaginerait quelque combat sensationnel où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public[16]. Au vrai, c'est bien une querelle quils vont vider. Mais il sagit de celle qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc[17], comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est dautant plus forte quelle ne tient sans doute à rien. Ayant toutes les raisons de saimer, elles se détestent en proportion. Les Oranais accusent les Algérois de «chiqué». Les Algérois laissent entendre que les Oranais n'ont pas lusage du monde[18]. Ce sont là des injures plus sanglantes quil napparaît, parce quelles sont métaphysiques. Et faute de pouvoir sassiéger, Oran et Alger se rejoignent, luttent et sinjurient sur le terrain du sport, des statistiques et des grands travaux.
Cest donc une page dhistoire qui se déroule sur le ring. Et le coriace Oranais, soutenu par un millier de voix hurlantes, défend contre Pérez une manière de vivre et lorgueil dune province. La vérité oblige à dire quAmar mène mal sa discussion. Son plaidoyer a un vice de forme: il manque dallonge. Celui du puncheur algérois, au contraire, a la longueur voulue. Il porte avec persuasion sur larcade sourcilière[19] de son contradicteur. LOranais pavoise magnifiquement, au milieu des vociférations dun public déchaîné. Malgré les encouragements répétés de la galerie et de mon voisin, malgré les intrépides «Crève-le», «Donne-lui de l'orge»[20], les insidieux «Coup bas», «Oh! larbitre, il a rien vu», les optimistes «Il est pompé», «Il en peut plus», lAlgérois est proclamé vainqueur aux points[21] sous dinterminables huées. Mon voisin, qui parle volontiers desprit sportif, applaudit ostensiblement, dans le temps où il me glisse dune voix éteinte par tant de cris: «Comme ça, il ne pourra pas dire là-bas que les Oranais sont des sauvages.»
Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont déjà éclaté. Des chaises sont brandies, la police se fraye un chemin, lexaltation est à son comble. Pour calmer ces bons esprits et contribuer au retour du silence, la «direction», sans perdre un instant, charge le pick-up de vociférer Sambre-et-Meuse. Pendant quelques minutes, la salle a grande allure. Des grappes confuses de combattants et darbitres bénévoles oscillent sous des poignes dagents, la galerie exulte et réclame la suite par le moyen de cris sauvages, de cocoricos ou de miaulements farceurs noyés dans le fleuve irrésistible de la musique militaire.
Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont déjà éclaté. Des chaises sont brandies, la police se fraye un chemin, lexaltation est à son comble. Pour calmer ces bons esprits et contribuer au retour du silence, la «direction», sans perdre un instant, charge le pick-up de vociférer Sambre-et-Meuse. Pendant quelques minutes, la salle a grande allure. Des grappes confuses de combattants et darbitres bénévoles oscillent sous des poignes dagents, la galerie exulte et réclame la suite par le moyen de cris sauvages, de cocoricos ou de miaulements farceurs noyés dans le fleuve irrésistible de la musique militaire.
Mais il suffit de lannonce du grand combat pour que le calme revienne. Cela se fait brusquement, sans fioritures, comme des acteurs quittent le plateau, une fois la pièce finie. Avec le plus grand naturel, les chapeaux sont époussetés, les chaises rangées, et tous les visages revêtent sans transition lexpression bienveillante du spectateur honnête qui a payé sa place pour assister à un concert de famille.
Le dernier combat oppose un champion français de la marine à un boxeur oranais. Cette fois, la différence dallonge est au profit de ce dernier. Mais ses avantages, pendant les premiers rounds, ne remuent pas la foule. Elle cuve son excitation, elle se remet. Son souffle est encore court. Si elle applaudit, la passion ny est pas. Elle siffle sans animosité. La salle se partage en deux camps, il le faut bien pour la bonne règle. Mais le choix de chacun obéit à cette indifférence qui suit les grandes fatigues. Si le Français «tient», si lOranais oublie quon nattaque pas avec la tête, le boxeur est courbé par une bordée de sifflets, mais aussitôt redressé par une salve dapplaudissements. Il faut arriver au septième round pour que le sport revienne à la surface, dans le même temps où les vrais amateurs commencent à émerger de leur fatigue. Le Français, en effet, est allé au tapis et, désireux de regagner des points, sest rué sur son adversaire. «Ça y est, a dit mon voisin, ça va être la corrida.» En effet, cest la corrida. Couverts de sueur sous léclairage implacable, les deux boxeurs ouvrent leur garde, tapent en fermant les yeux, poussent des épaules et des genoux, échangent leur sang et reniflent de fureur. Du même coup, la salle sest dressée et scande les efforts de ses deux héros. Elle reçoit les coups, les rend, les fait retentir en mille voix sourdes et haletantes. Les mêmes qui avaient choisi leur favori dans lindifférence se tiennent dans leur choix par entêtement, et sy passionnent. Toutes les dix secondes, un cri de mon voisin pénètre dans mon oreille droite: «Vas-y, col bleu[22], allez, marine!» pendant quun spectateur devant nous hurle à lOranais: «Anda! hombre!»[23] Lhomme et le col bleu y vont et, avec eux, dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment, une salle tout entière livrée à des dieux au front bas. Chaque coup qui sonne mat sur les pectoraux luisants retentit en vibrations énormes dans le corps même de la foule qui fournit avec les boxeurs son dernier effort.
Dans cette atmosphère, le match nul[24] est mal accueilli. Il contrarie dans le public, en effet, une sensibilité toute manichéenne. Il y a le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu. Il faut avoir raison si lon na pas tort. La conclusion de cette logique impeccable est immédiatement fournie par deux mille poumons énergiques qui accusent les juges dêtre vendus, ou achetés. Mais le col bleu est allé embrasser son adversaire sur le ring et boit sa sueur fraternelle. Cela suffit pour que la salle, immédiatement retournée, éclate en applaudissements. Mon voisin a raison: ce ne sont pas des sauvages.
La foule qui sécoule au-dehors, sous un ciel plein de silence et détoiles, vient de livrer le plus épuisant des combats. Elle se tait, disparaît furtivement, sans forces pour lexégèse. Il y a le bien et le mal, cette religion est sans merci. La cohorte des fidèles nest plus quune assemblée dombres noires et blanches qui disparaît dans la nuit. Cest que la force et la violence sont des dieux solitaires. Ils ne donnent rien au souvenir. Ils distribuent, au contraire, leurs miracles à pleines poignées dans le présent. Ils sont à la mesure de ce peuple sans passé qui célèbre ses communions autour des rings. Ce sont des rites un peu difficiles, mais qui simplifient tout. Le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu: à Corinthe, deux temples voisinaient, celui de la Violence et celui de la Nécessité.
Les Monuments
Pour bien des raisons qui tiennent autant à léconomie quà la métaphysique, on peut dire que le style oranais, sil en est un, sest illustré avec force et clarté dans le singulier édifice appelé Maison du Colon. De monuments, Oran ne manque guère[25]. La ville a son compte de maréchaux dEmpire, de ministres et de bienfaiteurs locaux. On les rencontre sur des petites places poussiéreuses, résignés à la pluie comme au soleil, convertis eux aussi à la pierre et à lennui. Mais ils représentent cependant des apports extérieurs. Dans cette heureuse barbarie, ce sont les marques regrettables de la civilisation.
Oran, au contraire, sest élevé à elle-même ses autels et ses rostres. En plein cœur de la ville commerçante, ayant à construire une maison commune pour les innombrables organismes agricoles qui font vivre ce pays, les Oranais ont médité dy bâtir, dans le sable et la chaux, une image convaincante de leurs vertus: la Maison du Colon. Si lon en juge par lédifice, ces vertus sont au nombre de trois: la hardiesse dans le goût, lamour de la violence, et le sens des synthèses historiques. LÉgypte, Byzance et Munich ont collaboré à la délicate construction dune pâtisserie figurant une énorme coupe renversée. Des pierres multicolores, du plus vigoureux effet, sont venues encadrer le toit. La vivacité de ces mosaïques est si persuasive quau premier abord on ne voit rien, quun éblouissement informe. Mais de plus près, et lattention éveillée, on voit quelles ont un sens: un gracieux colon, à nœud papillon et à casque de liège blanc[26], y reçoit lhommage dun cortège desclaves vêtus à lantique. Lédifice et ses enluminures ont été enfin placés au milieu dun carrefour, dans le va-et-vient des petits tramways à nacelle dont la saleté est un des charmes de la ville.
Oran tient beaucoup dautre part aux deux lions de sa place dArmes. Depuis 1888, ils trônent de chaque côté de lescalier municipal. Leur auteur sappelait Caïn. Ils ont de la majesté et le torse court. On raconte que, la nuit, ils descendent lun après lautre de leur socle, tournent silencieusement autour de la place obscure, et, à loccasion, urinent longuement sous les grands ficus poussiéreux. Ce sont, bien entendu, des on-dit auxquels les Oranais prêtent une oreille complaisante. Mais cela est invraisemblable.
Malgré quelques recherches, je nai pu me passionner pour Caïn. Jai seulement appris quil avait la réputation dun animalier adroit. Cependant, je pense souvent à lui. Cest une pente desprit qui vous vient à Oran. Voici un artiste au nom sonore qui a laissé ici une œuvre sans importance. Plusieurs centaines de milliers dhommes sont familiarisés avec les fauves débonnaires quil a placés devant une mairie prétentieuse. Cest une façon comme une autre de réussir en art. Sans doute, ces deux lions, comme des milliers dœuvres du même genre, témoignent de tout autre chose que de talent. On a pu faire la «Ronde de Nuit», «saint François recevant les stigmates», «David» ou «lExaltation de la Fleur». Caïn, lui, a dressé deux mufles hilares sur la place dune province commerçante, outre-mer. Mais le David croulera un jour avec Florence et les lions seront peut-être sauvés du désastre. Encore une fois, ils témoignent dautre chose.