La Danse Des Ombres - Nicky Persico 2 стр.


Ah ça oui, il sen souvenait bien. Tant des mots que de la délicatesse. En même temps, elle avait remarqué sa tristesse et en fut attendrie. Tandis que les autres, les humains, répondaient par la méfiance à son repli sur lui-même. Parfois même avec dureté. Et en retour il se durcissait encore plus, et les gens à leur tour réagissaient encore plus durement.

Jusquà ce quil soit obligé de se renfermer sur lui-même, pour se défendre: pour survivre.

Et il se retrouva seul.

Cette perle transparente, en revanche, avait ouvert son esprit à un autre univers: le monde des choses quil croyait inanimées. Cest ainsi que les hommes les appellent.

Ces idiots.

Idiots et ingrats.

Leau et lui se comprenaient au sujet de lhumanité tout entière. Quavait-il retiré de cette vie?Désillusions, rancœurs, trahisons, opportunismes: tout ceci mis bout à bout le faisait arriver jusquen Chine.

Les hommes ne voulaient plus de lui? Très bien: lui non plus ne voulait plus deux. Et puis parfois, les histoires que leau racontait étaient réellement passionnantes. Comme ce matin nuageux où elle se mit à relater la fois où elle avait été la partie liquide de lœil dun dinosaure, et à décrire ce quelle voyait de la planète: des couchers de soleil embrasés dune couleur rubis intense sans pareil, des silences profonds comme il nen existe plus, de puissants grondements et des éclairs de lumière aveuglants.

Que daventures, à en avoir le souffle coupé.

Une autre fois encore, elle raconta avoir été le sang dune guerrière amoureuse: une femme qui sétait déguisée afin de suivre larmée de son bien-aimé dans la forêt et pouvoir ainsi veiller sur lui et être à ses côtés en secret. La goutte raconta comment, par un matin ensoleillé, celle-ci se sacrifia pour lui, ce quil ignora pour le restant de ses jours. Après des jours de marche et de campements, au lever du jour, un affrontement avec lennemi. Pendant la bataille, faisant fi des bruits métalliques et des marteaux brisant crânes et os, des hurlements déchirants et des lames qui lacéraient les chairs, elle se tenait toujours non loin de lui, mais deux ou trois pas en arrière pour nêtre ni vue ni reconnue. Et soudain, féline et déterminée, elle fit obstacle à une lance pointue quelle vit juste à temps fondre du ciel, sans bruit: afin de le sauver, elle choisit den être elle-même transpercée.

Un cri de gorge étouffé.

Il eut ainsi la vie sauve, tandis quelle, gisant à terre, souriait au ciel et à la mort en murmurant son nom. La goutte fut expulsée dans le flot de sang qui jaillit de sa poitrine à travers lentaille faite par la pointe acérée qui lui fendit atrocement le sternum. De la pierre polie sur laquelle elle vint finir sa course, la goutte put observer les yeux de la femme, grands ouverts et sereins, alors quelle rendait son dernier soupir: ils demeurèrent cristallisés sur la voûte céleste, les iris rivés vers linfini.

La goutte navait jamais appartenu à une vie dont le pouls battait si fort, elle ajouta: «Son cœur était vaillant, elle était dotée dune grande force intérieure, inconnue de moi jusqualors et que je nai jamais plus retrouvé chez aucun être vivant dont jai été la lymphe.»

Oh oui, elle avait vu tant de choses, cette précieuse substance. Et comme elle en décrivait bien les sensations, les nuances. Les chromatismes de lâme, sans nul doute. Et il avait réussi à se convaincre que cette goutte deau devait en avoir une, elle aussi: grande, et belle. Cest pour cette raison quil avait eu si peur à lidée de lavoir perdue à jamais. Cela aurait été comme trahir quelquun à qui lon tient vraiment, ce qui revient à se trahir soi-même: rompre un équilibre universel de confiance quil est impossible de retrouver.

Ragaillardi, il regarda autour de lui.

Il était arrivé, qui sait comment, dans une très vieille gare. Il lavait tout de suite compris à lodeur de fer, de bois et de pierres. Cette odeur, il la connaissait bien. Il en prit conscience précisément car elle lui était familière et en fut surpris: celle-ci nexistait plus dans les gares daujourdhui. Mais il lavait connue lorsquil était enfant, oui.

Il ferma les yeux et inspira à nouveau: mais oui, cétait ça!

Les choses. Les choses.

Elles savent revenir à notre mémoire, les choses. De mille et une façons: même par les odeurs. Durant toute la vie.

Et ces senteurs éveillèrent dautres souvenirs. Des fragments denfance, lorsquil restait dans la gare, devant ce qui le laissait ébaubi: les bruits, le lointain coup de sifflet, le crissement des freins, la fumée. Et quand il rentrait à la maison, le soir, avant de dormir, il en rêvait.

Il rêvait quil montait, un jour, sur un de ces wagons fascinants et mystérieux. Il rêvait du chef de gare avec son panneau et son sifflet, du train qui lançait des bouffées de fumée, lui saluant les personnes et la partie de lui qui restait en ce lieu.

Il rouvrit les yeux, se leva du banc, et parcourut le quai.

Un vieux réverbère suspendu, renvoyant une faible lumière, se balançait en grinçant: cétait elle, la lumière quil avait suivie.

Il atteignit un petit bâtiment aux murs lézardés: de lintérieur provenait une lueur. Il franchit le seuil.

De quelle gare sagissait-il?

Oh, bien sûr, il ne prenait plus le train depuis si longtemps, sinon dans la ville grouillante et surpeuplée. Et pourtant pensa-t-il des petites gares comme celles-ci, il doit y en avoir beaucoup, aux alentours.

Il fut accueilli par un hall, peu éclairé lui aussi: devant lui, un petit guichet et une vitre avec un trou en son centre. À vrai dire, plutôt sale et éraflée par les années jusquà en être devenue presque opaque.

Autour, personne, hormis un silence absolu.

De lautre côté de la vitre était assis un homme, portant un uniforme élimé gris tel quen portent les employés des chemins de fer, assorti dune casquette tout aussi élimée. En fait, il ne semblait même pas lavoir vu entrer, étant donné quil ne leva même pas les yeux. Appliqué, il semployait à écrire quelque chose à laide dun petit crayon ancien, dont il léchait de temps à autre la pointe. Geste démodé, pensa-t-il en lui-même. Il nen demeura pas moins fasciné. Cétait donner de la valeur aux choses, aux gestes, au crayon même et au papier, et par conséquent également aux mots qui allaient être reproduits avec méthode sur la feuille.

Asdrubale séclaircit doucement la gorge pour attirer lattention de lhomme, mais celui-ci, indifférent, continuait à inscrire quelque chose dindéchiffrable sur les lignes parallèles.

Il toqua alors poliment sur la vitre avec sa phalange, et dit «Bonsoir».

Lhomme en uniforme resta immobile mais leva le regard et répondit à son tour «Bonsoir». Il najouta rien dautre. Situation pour le moins embarrassante. Il semblait attendre que ce soit lui, un voyageur potentiel, qui poursuive la conversation.

Quelles genres de manières étaient-ce là, étant donné que, de toute évidence, il sagissait dune billetterie. Et pourtant, curieusement, son comportement navait rien douvertement grossier.

Comme le silence se prolongeait, Asdrubale se vit contraint de poursuivre la conversation.

«Excusez-moi. Je souhaiterais acheter un billet.»

À ces mots, lhomme derrière la vitre sinterrompit. Il posa son crayon, releva lentement la tête et fixa Asdrubale dun regard intense. Il se recula, posant son dos contre le dossier et croisa les mains sur ses genoux avec un regard qui pouvait sembler perplexe.

Asdrubale séclaircit doucement la gorge pour attirer lattention de lhomme, mais celui-ci, indifférent, continuait à inscrire quelque chose dindéchiffrable sur les lignes parallèles.

Il toqua alors poliment sur la vitre avec sa phalange, et dit «Bonsoir».

Lhomme en uniforme resta immobile mais leva le regard et répondit à son tour «Bonsoir». Il najouta rien dautre. Situation pour le moins embarrassante. Il semblait attendre que ce soit lui, un voyageur potentiel, qui poursuive la conversation.

Quelles genres de manières étaient-ce là, étant donné que, de toute évidence, il sagissait dune billetterie. Et pourtant, curieusement, son comportement navait rien douvertement grossier.

Comme le silence se prolongeait, Asdrubale se vit contraint de poursuivre la conversation.

«Excusez-moi. Je souhaiterais acheter un billet.»

À ces mots, lhomme derrière la vitre sinterrompit. Il posa son crayon, releva lentement la tête et fixa Asdrubale dun regard intense. Il se recula, posant son dos contre le dossier et croisa les mains sur ses genoux avec un regard qui pouvait sembler perplexe.

«Un billet, dites-vous. Pour quelle heure, quel jour, et quelle destination, si vous me permettez?»

Et voilà quil prend maintenant un ton supérieur!

Non seulement il ne ma pas dit bonjour, si ce nest pour me répondre, il na pas non plus cherché à savoir sil pouvait mêtre utile en quoi que ce soit, et voilà quil semble maintenant vouloir souligner labsence de clarté de ma requête!

Soit!

«À vrai dire, je ne sais pas. Le premier train qui passe et qui a pour destination lendroit le plus éloigné qui soit fera parfaitement laffaire. Un aller simple. Merci.»

Un silence irréel sinstalla à nouveau.

Le guichetier le regarda à nouveau et parut encore plus absorbé. Puis, il se pencha vers un tiroir et en sortit un carnet. Après avoir extrait un coupon en papier cartonné, il le glissa dans une étrange machine dimpression et tira ensuite un levier. Bruyamment, le billet fut imprimé et il le retourna lentement, tout en lobservant. Il souffla dessus puis le fit passer soigneusement par une fente située au bas de la séparation vitrée éraflée, sous laquelle le passager potentiel avait entre temps fait glisser un billet de banque.

Lhomme à la casquette le prit et le glissa rapidement dans la caisse, et resta assis, les bras croisés. Il ajouta seulement «Il part dans quelques minutes». Et il le regarda à nouveau, fixement, en silence.

Asdrubale en déduisit que le montant devait être exact et quaucune monnaie ne devait lui être rendue.

Après avoir pris le billet, il le glissa dans sa poche de manteau et salua lhomme:

«Bonsoir.»

«Bonsoir à vous» répondit le guichetier, sans rien ajouter dautre.

Alors quAsdrubale, désormais le dos tourné, se dirigeait vers la sortie pour rejoindre le quai, il entendit ces mots, prononcés à voix haute: «Et bon voyage.»

Enfin, il trouvait un peu de gentillesse dans ce lieu oublié.

Cette fois-ci, il ne répondit pas. Il sortit.

Étrangement, cest seulement à ce moment-là quil se rendit compte quil ny avait quun seul quai. Pour autant quil sache, même dans les petites gares, il devait toujours y en avoir au moins deux, ou plus. Comme quoi, on fait des découvertes intéressantes lorsquon va se promener pour la dernière fois. Peut-être que cet endroit nétait quun petit point de transit, une zone déchange, ou qui sait quoi dautre. Après tout, il ne comprenait pas grand-chose aux trains. Mais, deux rails et une forêt tout autour: cétait sûrement peu commun, pensa-t-il .

Allez savoir.

Dès lors, il put se remettre à songer à leau et à ses récits fantasmagoriques.

Comme par exemple ce matin-là où elle lui raconta ses migrations: la goutte retournait sur la Terre et à un moment donné abandonnait lélément dont elle avait fait partie, en sévaporant.

Elle raconta comment, tandis quelle sélevait dans le ciel, elle regardait la Terre se faire de plus en plus petite, fascinée. Entre les nuages, elle rencontrait dautres gouttes, et parfois certaines ne lui étaient pas inconnues, leurs chemins sétant croisés dans le passé. Elles se saluaient et échangeaient des histoires de toutes sortes. Et ensemble elles devenaient des nuages spectaculaires qui, à un moment donné, partaient lentement en voyage. Et quels panoramas, et quelles traversées aériennes! En tant que cirrus, nimbus, cumulus. À dessiner des formes, à décrire des circonvolutions. À survoler des océans, des montagnes, des campagnes, des fleuves et des étendues immenses. Jusquà ce que, sur ordre du vent, soit venu le moment de redescendre.

Quelle émotion, de plonger vers le sol! Un vol en chute libre.

«Ce moment, cest toujours comme si cétait la première fois.»

Elle sétait confessée à lui avec ces mots exacts.

Puis sur Terre elle venait terminer sa course: parfois dans une plante, parfois dans une flaque deau, parfois dans un être vivant. Et le cycle de la vie pouvait recommencer. Comme il en était depuis la nuit des temps.

De ses rêveries il fut soudain ramené à la réalité par une lumière à lautre bout du quai et par des bouffées de fumées cycliques et constantes qui se faisaient de plus en plus proches: le train arrivait.

Quelle situation étrange, pensa-t-il: il ne savait pas où il allait, et cela ne lui importait pas. Cétait justement cela qui le faisait se sentir heureux: il prenait le train pour la dernière fois, sans même savoir où ce dernier allait lemmener. Où est-ce quil allait arriver. Où est-ce quil allait aller. Il savait seulement quil ne reviendrait plus jamais.

Soudain, il remarqua le guichetier à ses côtés.

Ce dernier tenait à présent un panneau et un sifflet. Apparemment, dans cette gare, cest lui qui faisait tout. Cela devait être, de toute évidence, un moyen de réduire les dépenses. Cétait peut-être pour cela quil avait été un tantinet peu courtois. Ce travail nétait probablement pas le sien à lorigine, et ainsi tout sexpliquait.

Examiner plus en détails les choses permet toujours de mieux comprendre ce qui se passe autour de nous.

Cet employé distrait affichait à présent un air austère et digne, et se tenait droit, comme pour souligner, par sa posture, le rôle qui lui incombait. Tel un soldat chevronné, il porta le sifflet à sa bouche dun geste mesuré et souffla fort: trois fois, avec une intensité et une durée rigoureusement identiques. Indéniablement, la maîtrise du geste semblait être le résultat dannées dexpérience.

Le train se mit à ralentir et atteignit lentement le quai, arrêtant le centre exact de la chaîne de wagons juste en face de lentrée. Il y en avait seulement trois, au total: lunité motrice, un seul compartiment voyageurs, et à larrière, une dernière voiture sans fenêtres, sûrement destinée aux marchandises. Asdrubale nen fut pas étonné: avec un seul quai, après tout, on ne pouvait tout de même pas sattendre à un bolide argenté dernier cri.

Les portes se placèrent juste en face de lui, et souvrirent en coulissant, dans des bouffées de fumée.

Il posa un premier pied sur le marchepied et entra.

À nouveau, il demeura abasourdi, car les surprises nétaient décidément pas terminées. Tout le reste il avait pu, dune certaine manière, le justifier, lexpliquer, le comprendre mais ce quil avait devant les yeux était vraiment insolite: les sièges étaient en bois. Et une nouvelle fois, il fut frappé par cette odeur ancienne et caractéristique, quil navait sentie que lorsquil était enfant. Oh, quelle belle surprise: il naurait jamais cru que de tels wagons circulaient encore.

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