La Danse Des Ombres - Nicky Persico 3 стр.


Les portes se placèrent juste en face de lui, et souvrirent en coulissant, dans des bouffées de fumée.

Il posa un premier pied sur le marchepied et entra.

À nouveau, il demeura abasourdi, car les surprises nétaient décidément pas terminées. Tout le reste il avait pu, dune certaine manière, le justifier, lexpliquer, le comprendre mais ce quil avait devant les yeux était vraiment insolite: les sièges étaient en bois. Et une nouvelle fois, il fut frappé par cette odeur ancienne et caractéristique, quil navait sentie que lorsquil était enfant. Oh, quelle belle surprise: il naurait jamais cru que de tels wagons circulaient encore.

Il ny avait pas de cloisons. Les sièges étaient incommodes, spartiates, bas et usés par le temps. Mais presque tous étaient occupés par des bagages de tailles diverses: paquets, boîtes, sacs. À un seul endroit apparemment, il restait des places assises disponibles: au fond vers le wagon de tête, où deux rangées de sièges en face lune de lautre, traversées par lallée centrale, étaient occupées par des gens. Il sy dirigea, lair circonspect et quelque peu étonné, et vit quil ny avait quun seul siège vide.

Une femme bien en chair et boulotte regarda en sa direction et lui dit: «Bonsoir, Monsieur. Voulez-vous que je déplace quelques paquets, afin que vous puissiez avoir une place séparée? Veuillez nous excuser si nous avons profité de lespace, mais dans ce train, habituellement, il ny a jamais personne.» Ceci étant dit, elle fut sur le point de se lever, comme pour montrer quelle était sérieuse.

«Non, non, Madame répondit-il poliment ne vous dérangez pas, je vous en prie. Je vais minstaller sur ce siège libre, si vous le permettez.»

Il avait appris quil fallait toujours répondre avec courtoisie à la courtoisie, par bienveillance.

La femme, simplette et rubiconde, sourit, tout en se rasseyant.

Pendant ce temps, tout le monde lobservait: il y avait sept personnes. Ou plutôt six pour être exact, parce quà sa grande surprise il remarqua que le septième pourtant assis et bien élevé était un grand chien au pelage doré. Lui aussi cependant le regardait de la même manière que les autres: il avait vraiment, outre sa posture, quelque chose dhumain.

Sentant tous les regards posés sur lui, Asdrubale esquissa un sourire et inclina légèrement la tête en guise de salutation.

Tous répondirent de la même façon, y compris le chien: ça alors, quel drôle deffet. Il sagissait vraiment de la dernière soirée la plus étrange de toute sa vie, pensa-t-il, cela ne faisait aucun doute.

Après avoir plié son manteau, il se pencha pour le ranger sur le porte-bagages situé en hauteur et sassit près de la fenêtre. À la dérobée, il observa tous les passagers, à commencer par la femme rondelette, juste en face de lui. À bien les regarder, ils étaient tout à fait ordinaires: lun deux était un homme âgé, absorbé par un vieux journal. Il y avait aussi un jeune homme élégant, à lair suffisant mais en même temps courtois. Un jeune garçon, tout juste adolescent, maigrichon. Une jeune femme, la trentaine, à la mine fatiguée et au regard triste, et enfin une vieille dame qui semblait absente, ailleurs, ou peut-être nétait-ce quune impression.

Personne navait prêté attention à ce discret tour dhorizon, pensa-t-il, jusquà ce quil croise les yeux du chien. Ce dernier le fixait avec insistance, et avait bien sûr remarqué son examen minutieux: son regard semblait presque réprobateur.

Oh, mince alors, il était seulement en train de se laisser impressionner. Toute cette émotion, à laquelle sajoutait sans doute la fatigue, la marche, le train inattendu, et tout le reste. Cétait sûrement ça. Et il ne sagissait que dun chien. Un peu humain dans son regard, oui, mais il restait néanmoins un quadrupède privé de parole.

Il regarda au dehors, et vit la lumière du quai séloigner peu à peu: le train sétait mis en marche à présent. Sur le quai, aucune trace du guichetier chef de gare: de lui, on avait seulement entendu, peu de temps avant, le triple coup de sifflet austère et précis. Eh bien, il devait sûrement sen être retourné à son poste.

Asdrubale sinstalla tranquillement, tout en regardant autour de lui.

Posé sur lui, cependant, il sentait encore le regard du chien. Il nosa pas vérifier, et continua de se répéter que ce nétait quune impression.

Et le voilà ici, à présent. Sétant volontairement dirigé vers linconnu, pour le dernier soir de la dernière fois quil faisait chaque chose: quelle émotion! La seule possible, désormais, mais plus que suffisante. Toujours mieux que le contraire, ou que le vide qui engourdissait son esprit. Durant ces journées alors rongées par la fatigue, ces soirées maussades, ces nuits vides et remplies de silence, ces matinées interminables, tourmentées par la tristesse à la lumière du matin quil supportait à contrecoeur avec sa sourde indifférence. Rien.

Rien à quoi rêver, rien à désirer, rien à espérer et rien à imaginer.

Rien était un mot difficile à comprendre. Comment décrire quelque chose qui non seulement nexiste pas mais qui surtout nest pas?

Un mot capable à lui seul de bloquer les pensées dans un cercle vicieux, à bien y réfléchir.

Et pourtant il le ressentait, le «rien», à lintérieur de lui-même.

Comment puis-je ressentir, se disait-il, quelque chose qui nest pas?

Néanmoins, il existe bel et bien et absorbe tout ce qui lentoure: la lumière, la couleur, la musique et la vie.

Un gouffre sans fond et sans forme, qui engloutit tout, qui anéantit, qui détruit.

Mais désormais ce nétait plus un problème, heureusement.

Il poussa un soupir de soulagement: depuis quil savait quil faisait les choses pour la dernière fois, tout avait disparu depuis un moment. Tout ceci avait presque débuté comme un jeu.

Mais très vite, ce jeu était devenu un moyen de fuir, il avait finalement guidé ses pas, jusquà ce quil arrive à cette soirée étrange, dans ce train bizarre.

Il était donc occupé à contempler lobscurité défiler derrière la vitre, quand il entendit une voix qui le fit légèrement tressaillir.

«Billets, je vous prie.»

Ça alors, pensa-t-il en levant les yeux. Le chef de gare, le guichetier, avec son uniforme froissé et son béret élimé, était à présent aussi contrôleur.

Mais quel genre de société est-ce donc, pour assigner toutes les tâches à la même personne?! Il eut un élan de compassion et même dindignation. Il admirait cet homme qui, somme toute, sous sourciller, sacquittait au mieux de chacune de ses diverses tâches. Quelle époque, quelle régression, pensa-t-il, je fais bien de ne mattacher désormais quaux choses: elles seules méritent de la considération.

Tous sortirent poliment leur billet, en entendant ces mots, et le présentèrent à lhomme en uniforme qui, diligent, prenait soin den perforer la partie supérieure avec le poinçon prévu à cet effet.

Asdrubale resta de marbre, toutefois, lorsquil remarqua que le chien lui aussi tenait un billet dans sa gueule!

À vrai dire, il faillit presque sétouffer en voyant cela. Il secoua la tête et essaya de ne pas trop y penser: comment était-ce possible? Peut-être était-ce seulement un chien bien dressé, oui, il en avait entendu parler. Mais malgré cela, il y avait certaines choses quil ne sexpliquait pas. Il décida quil valait mieux ne pas y prêter attention et observa la main de lhomme perforer son billet, avec détermination mais courtoisie.

Au même moment, un parfum intense envahit ses narines. Une odeur de pain. Reconnaissable entre toutes. Et celle du saucisson fraîchement tranché.

Le vieil homme à sa gauche, qui avait placé son journal sur ses jambes en guise de petite nappe, défit deux emballages de papier crépon marron et en sortit deux belles miches de pain. Dune barquette huileuse, apparurent, bien disposées, de nombreuses tranches de lappétissant saucisson.

Il se rendit compte et en fut agréablement surpris quil en avait déjà leau à la bouche. Il navait pas ressenti cela aussi intensément depuis longtemps. Car il salimentait désormais de manière paresseuse et simple. De temps à autre, il lui arrivait même doublier.

Et pourtant, lappétit est une chose importante, se reprit-il à penser. Toutes les choses plaisantes dans la vie sont celles après lesquelles on éprouve une grande faim, comme une promenade en forêt, le grand air de certains lieux ou une baignade dans la mer. Ou encore lamour.

Oui, lamour. Il lavait connu. Du moins, cest ce quil pensait. Elle était tellement belle, mais non par son apparence physique. Elle était belle à ses yeux. Douce, gentille. Il lavait vraiment aimée. Et elle était entrée dans son jeu, lui avait rendu ses regards, ses attentions de plus en plus nombreuses, jusquau jour où ils échangèrent un baiser. Magique, quoique sans prétention. Quel plaisir de se perdre dans cet océan de lèvres et démotions. Comme si, au même instant, il venait au monde.

Oh, oui, que ce fut agréable.

Mais ensuite, oh oui ensuite. Cet amour avait également mal fini, comme tout ce qui concerne les êtres humains.

Balayé dun revers de la main, blessé, malmené, bafoué: quétait-il resté de ce sentiment pur? De cet élan, de cette magie capable de transporter à lautre bout du monde en un instant, petit à petit il nétait plus rien resté. Ou peut-être navait-il jamais vraiment existé, avait-il cherché à se convaincre. Peut-être lavait-il seulement rêvé, peut-être avait-il seulement été le fruit de son imagination. Et de cet amour nétait resté, également, plus rien. À nouveau ce rien qui sétait emparé de tout.

Alors, cela suffisait. Avec lamour, il en avait terminé. Pour toujours.

Ses yeux vinrent sattarder sur ce que le vieil homme avait sur les jambes, et celui-ci lui dit: «Cher Monsieur, en voulez-vous? Servez-vous, je vous en prie.»

Il se sentit embarrassé de ce que le vieil homme sen soit aperçu.

Quelques instants après, chaque passager sortit de ses besaces, sacoches et emballages de tissu un vrai festin: foccacia, fromages, légumes frits, sauces onctueuses et parfumées, et toutes sortes de mets délicats. Sajoutaient à cela deux bouteilles de vin et des verres.

Tous lui proposèrent quelque chose (à lexception cette fois du chien, qui au lieu de cela mastiquait lentement un os apparu don ne sait où), et ils le faisaient avec joie et générosité. Ils souhaitaient vraiment le voir accepter, comme sils savaient exactement ce que ressentait son estomac désormais relié à son esprit.

Après un instant dhésitation, il accepta, et en un rien de temps fit de la place sur ses genoux.

Tous commencèrent à manger, doucement et calmement.

Et lui, sourit de gratitude comme il put, la bouche pleine, mais sans pour autant être inconvenant.

Quelle situation étrange. Mais quelle situation étrange. À présent, il éprouvait une sensation vraiment étrange. Un je-ne-sais quoi difficile à décrire, mais en lespace dun instant un mot lui traversa lesprit. Un mot qui le laissait sceptique: heureux. Mais pourquoi? sinterrogea-t-il.

Peut-être, se dit-il, parce que pour une fois les gens mont surpris. Et pourtant ils ne me connaissent même pas!

Ce sont des gens simples. Sincères, courtois, généreux et attentionnés.

Et il mangea de bon coeur, pour une fois. Pour la dernière fois.

Puis, ladolescent, entre un artichaut frit et un morceau de fromage affiné, prit la parole: «Alors, ce soir, qui commence?»

Tous demeurèrent silencieux. Même le guichetier, chef de gare et contrôleur, qui, ayant retiré sa veste, sétait assis sur un accoudoir et prenait part au festin. Il y avait maintenant de tout à manger, y compris des sucreries et de la liqueur à la rose, que tout le monde se partageait.

Tous ces passagers avaient, entre eux, une proximité naturelle. Comme sils se connaissaient depuis toujours. Comme si tout ceci était un rituel.

En lui jetant un regard furtif, le jeune homme à lair suffisant asséna au jeune garçon un coup de coude et dun clignement doeil lui indiqua Asdrubale. En retour, avec naturel et sans hésitation, le jeune garçon poursuivit: «Ah oui, cest vrai. Écoutez, Monsieur, nous prenons parfois ce train tous ensemble. Et pour passer le temps, vous savez, nous nous racontons damènes historiettes. Cela vous ennuierait-il?»

Asdrubale demeura tout dabord interdit, puis manifesta rapidement son assentiment, bien évidemment. Et à dire vrai, tout ceci lintriguait au plus haut point. Il ne manquait plus que cela, à présent, à cette soirée.

«Bien. Alors, qui a une histoire à raconter? Voulez-vous ouvrir le bal, Agnès?».

La femme au visage poupin se mit à sourire. Elle parut quelque peu embarrassée, mais peina à dissimuler que cela la tentait.

«Oh, eh bien, je ne sais pas. Bien sûr, après réflexion, jen aurais bien une, très confidentielle, à raconter. Car, pour être exacte, il sagit dun secret, vous comprenez? Mais un secret unique. Un secret spécial.»

À ces mots, seize yeux dont ceux du contrôleur sécarquillèrent.

«Racontez-nous Agnès! Sil vous plaît, racontez» fit le vieil homme au pain et au saucisson.»

«Très bien. Si vous insistez. Mais gardez à lesprit que ce que vous allez entendre est une histoire vraie. Un secret qui se transmet depuis des millénaires et que vous allez maintenant connaître. Mais vous ne devrez le révéler à personne. Même si vous en avez envie. Vous pourrez le raconter à une seule personne, mais cette personne vous le savez ne devra jamais le révéler.

Cest pour cette raison quil sagit toujours dun secret.

Et cest pour cette raison quil restera un secret pour toujours.»

Sur ces mots, la femme arbora un sourire énigmatique.

Autour delle était tombé le silence de lattente et les postures des corps, elles aussi, semblaient traduire la curiosité éveillée.

Agnès prit une grande inspiration et séclaircit la voix. À laide de ses mains épaisses, elle rangea un petit paquet et posa son verre. Puis, elle prit donc la parole.

«Lhistoire que je vais vous raconter, Mesdames et Messieurs, est lhistoire de Pembaca. Mais, afin de pouvoir vous la conter comme il se doit, permettez-moi cette fois de me mettre debout.»

Tous acquiescèrent, et la femme se leva. Cest ainsi quelle commença à raconter, dune voix posée, avec emphase, application et manières théâtrales.

La pierre polie était glissante et usée.

Et ancienne. On pouvait le sentir à son odeur.

Odeur de pas, dhistoires. De mer, de pain et damour.

De temps passé. De mort et de passion, ayant frappé les personnes qui, sur ces pierres, étaient passées.

Il faisait sombre, et aucune lumière ne venait éclairer cette nuit noire et sans étoiles.

Dans la ruelle, ancienne et rongée par le temps, une bourrasque soudaine, et un léger frisson.

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