"Et qui est-il ?"
"Aucune idée," dit Cela brièvement. "Connaissez-vous votre lignée, sang-mêlé ?"
"Bien," soupira Maros. "Alors, on a une pierre de description inconnue, près d'une tombe au nom inconnu. Avez-vous idée de l'étendue qu'on prête à ce cimetière ? Ils pourraient y consacrer des jours entiers et ne pas trouver votre pierre. Il va me falloir plus, sinon ça ne marchera pas."
"Oh, jai ce quil faut." Cela s'approcha de la table à côté d'elle et ramassa un morceau de vélin plié en carré. "Ceci n'est qu'une esquisse mais c'est assez précis."
"Qu'est-ce que c'est ?"
"Une carte des Jardins des Morts."
Maros étouffa un rire. "Par Verragos, où donc avez-vous dégoté ça ?"
"Là n'est pas la question, sabreur. Il y a là toutes les informations à ma disposition. Prenez votre décision."
Il la regarda posément et envisagea les hypothèses. Si l'on brûle les morts de nos jours, c'est dû à ce qui s'était passé à Lachyla. Il n'y avait pas d'endroit plus entouré de mythes et de superstition que cette ville et son cimetière dans tout Himaera. Mais qui sait vraiment ce qui se trouve au fin fond de ces Terres Mortes ? Peut-être que la légende dit vrai, peut-être pas. Quoi qu'il en soit, ce genre de prime ne pouvait être qu'une aubaine. Et ma part ne serait pas des moindres. Sans parler de la réputation qui remettrait la guilde au haut du pavé. "D'accord," dit-il. "Tranchons. Montrez-moi le dari."
Cela tira une fine chaîne de l'encolure de son chemisier. Elle fit tourner l'une des extrémités du pendentif rectangulaire puis lui tendit l'une des moitiés. L'intérieur en avait été façonné comme une clé. Elle pointa du doigt un piédestal en bois de fer dans le coin de la pièce sur lequel un caisson était solidement boulonné. "Ouvrez-le," dit-elle.
Maros se leva du banc sur lequel il était assis. Il ouvrit le coffre et laissa échapper un sifflement à la vue des pièces d'argent nettement empilées.
"Cinq cents en tout, comme promis, et pas une seule pièce de cuivre." La vieille femme poussa un soupir. "Je crains qu'il n'y ait que peu de temps à perdre, alors dites-moi maintenant, marché conclu ?"
Maros se lécha les lèvres et lui lança un regard oblique. "Lachyla, vous dites. Bien. Je suppose que ce n'est vraiment qu'une légende"
Cela Chiddari sourit. Le peu de lumière accentuait les creux de son visage et, pendant un moment, elle ressemblait au symbole de la tête de mort elle-même. "Bon état d'esprit, sabreur," susurra-t-elle. "Quelle bravoure. Félicitations, le travail est à vous. Et maintenant, retrouvez-moi mon héritage."
Jalis leva les yeux des cartes qu'elle avait en main et poussa distraitement un soupir. Les murs en pierre de la salle commune bourdonnaient du bavardage et du caquetage des clients de la taverne. Une serveuse passa en vitesse, emportant des assiettes vides à la cuisine. Derrière le bar, Jecaiah était occupé à remplacer un baril vide en prévision de l'affluence des clients du soir.
Elle se concentra à nouveau sur ses cartes. Sa meilleure carte était l'Arkhus mais elle ne valait rien à côté des autres. Le mieux qu'elle eut à faire était une quinte basse dans les Artisans. Elle jeta un regard à ses deux compagnons. Dagra attendait patiemment, essuyant d'un mouchoir sale la mousse de bière qui collait à sa barbe clairsemée. De l'autre côté de la table, Oriken se grattait la joue, ses yeux fixes alors qu'il la regardait par dessous le bord de son chapeau.
"Orik," dit-elle, attirant son attention. "Mon visage est ici."
"Hein ? Ah." Il se racla la gorge. "Ben alors, vas-y ! C'est ton tour. Tu ne fais que retarder la victoire de Dag et tu sais combien il aime compter ses sous."
"Va te faire foutre," dit Dagra.
Jalis jeta un coup dœil au sablier posé sur la table et regarda les derniers grains s'écouler.
"Le temps est écoulé", dit Oriken.
Elle jeta ses cartes sur la table. "Je me plie."
"Pourquoi ?" Dagra fronça les sourcils à la vue de ses cartes. "Tu avais de quoi faire là."
"Ouais, je le sentais pas," dit-elle. "Que tu gagnes ou que tu perdes, il faut savoir s'arrêter."
Oriken ramassa les cartes et les empila. "Et si on faisait une partie de Cinq Saisons ?"
"Pas maintenant, Orik."
"Bien, très bien." Il poussa un soupir et jeta un regard vers les portes battantes à l'entrée de la salle. "Je vais peut-être sortir me faire un petit tobah."
Jalis pencha la tête en sa direction et le fixa du regard. "Tu n'es pas censé arrêter ?"
"Hmm. Ouais. Bon, qu'est-ce qu'on fait alors ?"
Elle haussa les épaules. "Nous devrions peut-être prendre un contrat."
Dagra ricana. "Non mais, vous avez vu le tableau de la guilde ? Des travaux à peine dignes d'un débutant ! Les bons trucs sont pris très vite et, de ceux-là, il n'y en a pas eu depuis des semaines. Croyez-moi, si un bon contrat se pointe, je serai le premier à le prendre et à quitter cette taverne."
Jalis hocha la tête. "Il y a tant d'autres choses que je préférerais faire en ce moment. Ce n'est vraiment pas la joie de vivre ici mais c'est toujours mieux qu'à la maison de la guilde." Elle jeta un coup dœil vers l'avant de la salle commune. Un rayon de soleil brillait au-dessus des portes. Au-delà, le ciel bleu tendait ses bras. "Nous ne devrions pas gâcher nos journées à attendre qu'un bon travail se présente. Nous devrions être là-bas, dehors."
Oriken renifla. "Je suis d'accord avec toi mais si on commence à aller se balader dehors, on pourrait perdre notre chance de décrocher un bon contrat."
Elle porta sa coupe à sa bouche et avala une gorgée d'eau. "Ne me méprenez pas," dit-elle. "J'adore votre compagnie, les gars, mais nous sommes des sabreurs, nom dans lequel il y a le mot sabre."
"Le problème, c'est qu'on est trop bon dans ce que nous faisons," dit Oriken.
Dagra hocha la tête en signe d'assentiment. "Entre nous et le reste de la branche, nous avons pratiquement débarrassé Caerheath de tous ses bandits. Les seuls troubles de la ville sont rarement plus que de petites querelles."
Jalis soupira. "Ce devrait être une bonne chose. Nous maintenons la paix mais nous ne nous rendons pas service. Depuis quand la guilde est-elle le législateur principal à Himaera?"
"Principal ?" Dagra fronça les sourcils. "Tu veux dire l'unique. Ce n'est pas Vorinsia ici. Nous n'avons pas de grand Arkhus pour exercer la loi, ni d'armée, pas même un minable shérif. Rien depuis lÉpoque des Rois. Les sabreurs sont tout ce qui reste dans ce pays."
"J'ai vécu ici assez longtemps," dit Jalis, "mais je n'arrive pas à m'habituer à l'absence totale d'armée ou de représentant de l'ordre. C'est un miracle qu'Himaera n'ait pas été consumée par les Arkhs depuis des siècles."
Dagra haussa les épaules. "Ils ont essayé de nous envahir pendant le Soulèvement mais Himaera, même sur les genoux, les a envoyés paître et soigner leurs plaies. Les Arkhs se sont ramollis depuis. Plus rien qui vaille la peine d'être conquis." Il regarda Jalis d'un air embarrassé. "Sans vouloir t'offenser, ma belle."
"Y a pas de mal."
Oriken s'adossa contre le mur. "De toute façon," dit-il, "je ne m'inquiéterais pas. Un bon truc arrivera bientôt sur le tableau d'affichage. Tôt ou tard, il y en a toujours un." Il fit à Jalis un sourire enjoué.
"Ah, l'éternel optimiste..." De son menton, Dagra désigna le tableau de la guilde dans l'alcôve au bout du bar. "Vous avez vu les récompenses affichées ? La plus haute est de huit pièces de cuivre. C'est une insulte."
"Il est peut-être temps qu'on parte en vacances," dit Oriken.
"Pas une mauvaise idée," dit Jalis. "Je ne suis pas allée au pays depuis longtemps."
"Pas vraiment ce que j'avais à l'esprit."
"Je vais aller pisser," annonça Dagra en se mettant debout.
Oriken le regarda s'éloigner. "Nous devrions quitter la ville pour un temps. Il y a peut-être un besoin de main dœuvre à Middlemire. Ou à la Baie de Brancosi. On devrait demander à Maros d'aller voir pour nous."
Une ombre traversa la lumière du soleil sur le plancher. Jalis aperçut la massive silhouette de Maros claudiquant à travers les portes de la taverne. Il aperçut son regard et se dirigea vers eux en boitant.
"Le retour du vagabond", dit Oriken. "Pas moyen de te garder dans ta propre taverne ces jours-ci."
Maros aboya d'un rire fatigué et rassembla ses béquilles dans une main. "Depuis que j'ai repris cet endroit, je ne suis jamais allé plus loin que Balen. Rappelez-moi de ne jamais y retourner."
Jalis inclina la tête pour chercher son regard. "Tu as été à Balen ? Tout l'après-midi ?"
"À peine ! La plus grande partie du temps a été de m'y rendre et d'en revenir."
"Pourquoi n'as-tu pas demandé à Ravlin de te conduire dans son chariot ? Ça ne l'aurait pas dérangé."
"J'ai essayé. Le marchand était parti faire son réapprovisionnement à Brancosi."
"Qu'y a-t-il de si important à Balen que tu n'y aies pas envoyé de novice ?" demanda Oriken.
"Absolument rien, si ç'avait été un autre jour." Maros jeta un coup d'œil à Jalis. "Bon, il faut que je m'occupe de quelques trucs. Je vous retrouve dans peu de temps."
Jalis le regarda se rendre au tableau en boitillant. Après un moment, il s'éloigna de l'alcôve et prit le couloir qui menait à ses bureaux. "Il mijote quelque chose", se dit-elle.
À une table près du mur opposé de la salle commune, plusieurs sabreurs étaient occupés à jouer aux osselets. Alari, une sabreuse vétéran qui avait passé quelques années de plus dans la guilde que Jalis, lança un regard vers le tableau de la guilde et marmonna à son voisin.
"Je reviens dans une minute." Jalis se leva de sa chaise et se rendit rapidement jusqu'à l'alcôve. Elle scanna le contenu du tableau jusqu'à ce qu'elle remarquât un nouveau bout de papier qu'elle décrocha du tableau en bouchon. À la vue de la prime offerte, ses yeux s'agrandirent.
"Ma belle, t'es plus preste que le silex sur la pierre à feu toi," dit Alari derrière elle.
Se saisissant de la note, Jalis se tourna vers sa collègue. "Ah, t'étais pas bien loin non plus."
Le sourire d'Alari tiraillait sur la pâle cicatrice près de sa bouche. "Qu'est-ce que le patron a accroché là, cette fois ? Encore un qui ne vaut pas le papier sur lequel il est écrit ?"
Jalis haussa des épaules. "Ça a l'air un peu mieux que d'habitude. Pourquoi nirais-tu pas voir du côté des offres plus petites ? C'est juste ce qu'il faut pour les novices dont tu t'occupes. Il faut bien commencer quelque part."
Alari plissa le front à cette pensée. "Ouais, t'as pas tort. Kirran pourrait les faire tout seul. Je lui dirais de venir en prendre une." Elle donna à Jalis un clin d'œil complice. "Allez donc gagner votre croûte, toi et les gars."
Alors qu'Alari regagnait sa table, un autre sabreur la croisa pour se rendre au tableau. Jalis le dévisagea froidement.
"Qu'est-ce que t'as là ?" dit Fenn en parvenant à l'alcôve et se plaçant de telle sorte que Jalis ne puisse en sortir.
"Dégage, Fenn."
"Voyons voir." Il essaya de s'emparer du papier mais Jalis parvint à glisser sa main derrière son dos.
"Premier arrivé, premier servi," dit-elle. "Tu connais les règles. Si tu veux un contrat, il y en a plein sur le tableau qui te conviendront."
Les yeux porcins de Fenn la transperçaient du regard. "Moi au moins, je peux faire mon travail tout seul. Tout le monde sait que toi et tes deux gardes du corps, vous profitez du traitement préférentiel par ici." Il attrapa Jalis par l'épaule.
Elle enfonça sa main entre les jambes de Fenn et serra sa prise. "Ce sont mes compagnons et mes amis. Tu sais quoi ? Tu enlèves ta main de là et j'en fais de même. Ensuite tu retournes t'asseoir comme un gentil garçon."
Fenn grogna en silence, les lèvres retroussées. Jalis resserra sa prise et, à contrecœur, il retira sa main. "T'as un problème."
"Si j'ai des problèmes, tu n'en fais pas partie." Elle serra plus fort. "Juste pour qu'on soit bien clairs. C'est bien clair, Fenn ?"
"Vira ta sale patte de là !"
"D'accord, d'accord...! Mais je te préviens, la prochaine fois que tu me touches, ce n'est pas ma main que t'auras à l'entre-jambe, ce sera mon poignard. Alors viens pas me chercher ou je rendrai service à l'humanité entière." Elle relâcha sa prise après une dernière torsion.
Alors que Fenn titubait à reculons, il décocha un coup de poing vers le visage de Jalis. Elle put se baisser pour l'éviter et enfonça un coup de poing dans ses côtes, suivi d'un uppercut qui lui fracassa le nez et l'envoya s'étendre au sol. Quelques applaudissements de la part des clients se firent entendre, mais ils prirent fin aussitôt que Maros émergea de son couloir en boitant.
"Que diable se passe-t-il dans ma taverne ?" tonna-t-il.
Fenn se remit sur pied, du sang coulant de son nez. "Tu ferais mieux de garder cette chienne en laisse. Tout le monde sait que c'est ta préférée." Il jeta un coup d'œil au chemisier en fine gaze de Jalis. "Et c'est pas bien difficile de voir pourquoi."
"Vraiment ?" Maros boita jusqu'à lui et le domina de toute sa taille. "Tu devrais montrer un peu plus de respect envers une femme d'épée, je dirais même beaucoup plus de respect, d'autant qu'elle vient te mettre sur le cul. Tu déconnes encore une fois, Fenn, et franchement, la branche de Grenmoor peut venir te reprendre. File à la guilde. Maintenant. T'as eu ta dose pour la journée."
Le visage de Fenn rougeoya de colère mais il garda le silence. Après un moment, il tourna les talons et franchit les portes.
"Oh, et Fenn," le rappela Maros, "si tu me parles encore une fois comme ça, c'est pas en marchant que tu sortiras d'ici, mais en volant dans les airs."
"J'ai manqué quelque chose ?" Dagra demanda en arrivant à côté de Jalis.
Elle secoua la tête. "Non, rien."
Maros se déplaça en boitant pour la regarder. "Il semble que tu aies été la première à voir le contrat que j'ai accroché ?"
"En effet. Tu n'as pas perdu ton temps à Balen."
"Je ne suis pas certain de vouloir te voir sur ce coup-ci, Jalis."
"Pourquoi ? Ça serait idiot de ne pas le faire."
Maros grogna. "Alors, promets-moi que tu ne le feras pas seule." Il hocha la tête en direction de Dagra. "Si les gars ne tombent pas d'accord, ce travail retourne sur le tableau. Je préférerais laisser Fenn décrocher celui-ci et bon débarras."
Jalis fronça les sourcils. "Qu'est-ce qui te préoccupe autant, l'ami ? Si c'est une horde de bandits qui s'est installée quelque part"
"C'est pas des bandits." Maros regarda brièvement autour de la salle et dit d'une voix basse, "Va discuter avec Dagra et Oriken. Vois ce qu'ils en disent. Si vous êtes tous d'accord, le contrat est à vous. Mais j'en serais pas heureux. Toi et moi avons passé trop d'années ensemble, jeune fille. Ne sous-estime pas ce que ce contrat implique."