Deux. Impair - Federico Montuschi 2 стр.


Duke Nukem, sil se rappelait bien.

Le jeune homme voyageait avec un seul bagage et narrêtait pas de regarder autour de lui avec des yeux de furet, qui se déplaçaient de gauche à droite avec une incroyable rapidité, alors que sa tête restait immobile.

« Il ny a pas de quartier italien à San José, monsieur », avait déclaré le chauffeur, sans se tourner.

Depuis le siège arrière, aucun commentaire ne lui était parvenu.

Incertain sur la conduite à suivre, le chauffeur observait la réaction du jeune homme dans le miroir du rétroviseur.

Rien.

Aucun mouvement des muscles du visage, aucune réaction émotive.

Aucun tic nerveux.

Le chauffeur avait pris une profonde respiration, le mégot de cigarette toujours suspendu et il avait attendu, tambourinant les doigts sur l'accoudoir de sa Citroën Picasso bleue.

La pluie insistait sur le pare-brise et sur la vitre arrière avec un martellement monotone, mais cela ne semblait pas déranger le passager.

Le chauffeur sétait senti obligé de rompre ce silence qui le mettait étrangement mal à laise :

« Je ne veux pas vous presser, mais je dois de vous dire que le compteur tourne.

Je vous remercie. Vous pouvez démarrer.

Et où allons-nous ? Comme je vous lai dit, il ny a pas de communauté italienne à San José, je suis désolé.

Démarrez, sil vous plaît. Nous ferons un tour dans la zone environnant la ville. Je vous dirai quand vous arrêter, ne vous inquiétez pas. »

Le jeune homme semblait gentil.

Le chauffeur navait pas lhabitude davoir des passagers qui utilisaient fréquemment des formules telles que « je vous remercie », « sil vous plait » ou « ne vous inquiétez pas ».

Il avait enclenché la première et était parti, accélérant doucement, cherchant à détacher le moins possible son regard du miroir du rétroviseur.

Dun côté, cet homme l'intriguait, mais dun autre, il leffrayait, ou quelque chose de similaire.

Il avait un regard furtif et anormalement rapide et il ne cessait de caresser imperceptiblement sa valise, quil navait pas voulu mettre dans le coffre, presque en transe.

« Vous avez fait un long voyage ? » avait demandé le taxi, plus par politesse que par réel intérêt.

Cétait la demande la plus banale que lon pouvait faire à un passager débarquant dun vol international.

« Oui. Cest la première fois que je prends lavion. À dire vrai, cest aussi la première fois que je sors de lEurope.

Vous êtes italien ?

Oui... », avait répondu le jeune homme distrait, pour ensuite se corriger immédiatement « ...en fait non. Je suis slave, mais jai toujours vécu en Italie. Je ne parle pas la langue, le slave, jai vécu en Yougoslavie jusquà lâge de quatre ans, puis la guerre civile a éclaté et mes parents se sont enfuis en Italie. Jai appris litalien et jai oublié le slave.

Il y a eu une guerre civile en Yougoslavie ? »

Le taxi sétait senti gêné par son ignorance à peine avait-il terminé de formuler sa question, mais il était trop tard et la réponse du jeune homme ne sétait pas fait attendre.

« Bien sûr, qu'il y a eu une guerre, il y en a même eu plusieurs...et quelles guerres ! La fédération a été littéralement anéantie, dans les années quatre-vingt-dix. Dabord la Slovénie, puis la Serbie, la Croatie, le Monténégro...et toutes les autres régions suivirent de près lune après lautre, des guerres terribles ! Et la communauté internationale était là à regarder le spectacle. Mieux vaut ne pas en parler, vraiment. »

Le chauffeur, regrettant davoir posé cette question si gênante dans une conversation avec un inconnu, avait décidé de laisser passer quelques instants de silence, lourd de pensées pour chacun deux.

Ce fut le jeune homme qui reprit la conversation.

« Chez vous en revanche cest plus tranquille, non ?

Eh bien nous, nous sommes les Suisses de lAmérique centrale, vous ne le saviez pas ?

Franchement, non.

Nous, depuis la guerre civile de 1948, nous avons supprimé larmée. À quoi sert une armée dans un pays comme le nôtre ? Le gouvernement a utilisé les ressources militaires pour léducation et la culture. Nous en sommes très fiers. Nos enfants étudient, au lieu de combattre. Pura vida , monsieur, pura vida ».

Les yeux du chauffeur de taxi sétaient illuminés.

Il était extrêmement fier de sa nationalité et il ne perdait pas une occasion, pendant un trajet entre laéroport et la ville, de chanter à ses passagers les louanges du Costa Rica, terre unique, constellée de richesses naturelles et dun patrimoine culturel, ainsi que d'un peuple, hors du commun.

« Et savez-vous, monsieur, que le Costa Rica a lindice moyen de bonheur le plus élevé du monde ? », avait-il poursuivi, enthousiaste.

Le jeune homme avait répondu sans trop demphase.

« Et cest quoi cet indice moyen de bonheur ?

Cest simple. », avait repris le chauffeur, « Il sagit de statistiques élaborées au niveau mondial dans cent-quarante-neuf pays, basées sur un questionnaire qui comprend une seule question : sur une échelle de zéro à dix, à quel point êtes-vous globalement satisfait de votre vie ?

Intéressant ; et quels sont les résultats ?

Eh bien, le Costa Rica arrive en tête du classement. Indice moyen de bonheur supérieur à neuf points. Pura vida , hein ?

Cest ça... », avait brièvement conclu le passager, en contraste avec lenthousiasme du chauffeur, tout en continuant à caresser sa valise.

Il navait pas poursuivi la discussion, distrait par larrivée dun orage et dun éclair qui avait subitement fendu le ciel obscur.

Le chauffeur aurait aimé continuer à citer les merveilles de sa terre bien aimée, dont il ne sétait jamais éloigné en trente ans de vie, mais, malgré ses efforts, il navait trouvé aucune occasion intéressante pour combler le silence qui sétait installé, perturbé uniquement par le tapotement des grosses gouttes de pluie sur les vitres du véhicule.

La voiture sétait arrêtée à un feu.

Le chauffeur sétait tourné un instant vers le jeune homme, il lavait observé à la dérobée et son sourire indéchiffrable avait provoqué en lui un malaise dont il se serait bien passé.

Il était reparti en appuyant à fond sur laccélérateur, comme s'il voulait fuir la situation qui sétait créée et, en suivant une route presque déserte immergée dans lobscurité, il avait atteint en peu de temps les campagnes environnant laéroport.

Le jeune homme navait cessé de regarder autour de lui et il semblait apprécier ce vagabondage sans but.

« Où sommes-nous ? », avait-il demandé après quelques minutes de silence.

« Nous sommes près de Burgos, monsieur. »

Le passager avait scruté lhorizon par la fenêtre du taxi, apercevant au loin un petit village accroché aux basses montagnes du Costa Rica central.

Lobscurité feutrait les quelques bruits provenant de lextérieur.

Lorage avait laissé place à un magnifique ciel étoilé et à une forte odeur de soufre, qui avait rappelé au jeune homme son enfance à la montagne.

La mémoire olfactive est profondément ancrée dans les sens de lhomme.

La mémoire olfactive est profondément ancrée dans les sens de lhomme.

« Burgos, vous avez dit ? Parfait. Laissez-moi ici sil vous plait. Ça me plaît. »

Le taxi avait atteint en un rien de temps le centre du village, dans lequel lauberge Hermosa rivalisait depuis des années par sa beauté architecturale avec léglise de San Isidro sur la place Allende .

Il sétait garé près de lentrée et, sans éteindre le moteur, il était sorti pour ouvrir la porte au jeune homme.

« Ça fera trente-cinq mille colons, monsieur. », avait-il dit sans le regarder dans les yeux, presque honteux de demander une somme aussi indécente.

Le jeune navait pas cillé, plongeant sa main dans la poche latérale de son pantalon et sortant un portefeuille si gonflé quil semblait sur le point dexploser.

Il lavait ouvert et glissé quatre billets de dix mille colons dans les mains du taxi.

Avant quil ne le referme, le chauffeur avait eu le temps de poser les yeux sur le portefeuille.

Il navait jamais vu autant de liquide entre les mains de quelquun.

Mais il neut pas le temps de sinterroger davantage, car le jeune homme lavait congédié de la meilleure façon qui soit, selon lui.

« Gardez le reste. Je vous remercie. Bon retour, bonne nuit. »

***

Dans une petite communauté comme Burgos, il nétait pas facile doccuper le poste de détective privé, surtout pour quelquun comme Castillo qui avait décidé de refuser catégoriquement toute sorte denquête liée à déventuelles infidélités conjugales.

Pour cette raison, au nom de sa conscience déontologique, ou, pourrait-on dire, de son amour propre qui lavait toujours guidé dans les moments décisifs, il navait trouvé ces derniers mois aucune mission, exception faite dune enquête pour escroquerie aux dépens dune vieille dame qui avait vu disparaître de son compte courant, en une nuit, les économies de toute une vie.

Une bagatelle, pour lui.

Il avait résolu laffaire en moins de trois jours, grâce notamment à ses amis de San José, danciens collègues de la police nationale, qui, grâce à des analyses croisées sur les mouvements bancaires de la famille de la dame, avaient facilement identifié la brebis galeuse, un petit-fils au casier apparemment vierge mais connu des forces de lordre locales pour consommation intensive de drogues de synthèse.

Ce nétait pas la première fois que la police lui refilait des enquêtes ; comme dans le cas de la vieille dame, cela arrivait surtout lorsque le poste de San José était occupé à des opérations bien plus importantes - cette fois, il sagissait de trafic de drogue international - ne sachant que faire de banalités de ce genre.

Dans ces circonstances, la police sadressait à lui, comme à un sous-traitant, sachant quil accepterait à coup sûr.

Un mandat de consultant, avec clause de paiement ex post , une fois laffaire résolue ; le tout sans aucune formalité, ça se passait comme ça entre personnes de confiance. Après tout, il sagissait dun ancien collègue : après des années de bons et loyaux services, il sétait mis à son compte, mais avait gardé des contacts importants quil avait créés principalement pendant les trois années au cours desquelles il avait occupé le poste de chef de la police nationale.

Avec un poste aussi important, cette période fut difficile et d'une intensité inédite : trois années de défi professionnel en tant que responsable de la police de la capitale.

Un rêve denfant.

Et puis, Conchita avait été renversée sur un passage piéton de San José, par un pauvre ivrogne qui cherchait dans le fond d'une bouteille une improbable consolation à son chagrin damour. Les docteurs avaient expliqué à Castillo que sa femme, opérée durgence, devrait rester au repos pendant au moins six mois.

À la lumière de cette nouvelle urgence, Castillo avait alors eu loccasion de repenser à sa situation à froid.

Pura vida était le credo qui lavait toujours inspiré dans les moments clé de son existence.

Cétait une expression dont la simplicité navait dégal que limportance du message quelle transmettait.

Il sétait rendu compte, à ce moment particulier, que pura vida signifiait pouvoir travailler à cinq minutes de la maison, pouvoir être tous les jours si nécessaire, aux côtés de Conchita pendant sa difficile rééducation, pouvoir suivre de près la croissance de ses filles, qui étaient à lépoque en pleine adolescence.

Pura vida.

La décision fut prise rapidement : le policier Castillo, chef du poste de police nationale de San José, rendit son étoile argentée au responsable du bureau du personnel, accompagnée dune lettre de démission irrévocable pour raisons familiales. Il loua un deux pièces au centre de Burgos, à côté de lauberge Hermosa , et il accrocha à lentrée une vieille plaque dorée récupérée dans le grenier de la maison, cadeau de Noël offert par des collègues du poste des années auparavant pour la résolution dun cas complexe dexploitation de mineurs pour prostitution, sur laquelle avec un poinçon dacier, par un travail de précision, il effaça le mot « merci » et le remplaça « Insp ».

Il aurait voulu compléter son œuvre, en écrivant « Inspecteur », mais étant donné la fatigue excessive provoquée par lincision des premières lettres, il changea davis.

« Insp. Castillo », disait la nouvelle plaque.

Artisanale, mais efficace.

Il se sentit renaître.

Le village de Burgos avait enfin un détective privé et lui, encore une fois, avait suivi son cœur pour une décision importante.

Pura vida.

Une fête

The walls started shaking,

The earth was quaking,

My mind was aching.

(ACDC)

Carmen se sentait excitée.

Cétait un magnifique dimanche ensoleillé et elle rentrait de San José, où elle avait passé la veille son premier examen universitaire, obtenant la note maximale.

Elle sétait inscrite à la faculté de philosophie, plus pour ne pas décevoir son père que par réelle conviction, mais elle reconnaissait que les premiers mois de cours sétaient révélés une agréable surprise.

Les matières étaient, de manière générale, intéressantes, mais les personnes quelle avait rencontrées constituaient la véritable raison pour laquelle elle navait pas regretté son choix.

Elle se rappelait souvent les mots de sa mère qui, bien que nayant jamais beaucoup voyagé dans sa vie, aimait répéter que ce qui fait toute la différence dans une situation ce sont les personnes, indépendamment de lenvironnement.

Elle passa le trajet en autobus qui la ramenait chez elle, de San José à Burgos, à envoyer des messages à ses amies et en postant des selfies joyeux sur Facebook.

Elle descendit à larrêt de la gare ferroviaire de Burgos et, pour profiter au maximum du premier jour de soleil après plus de deux semaines de pluie, elle décida de rallonger le chemin qui la ramenait chez elle, en longeant tranquillement le fleuve, accompagnée par la musique douce et enveloppante de Bon Iver. Lalbum For Emma, forever ago lui avait été conseillé par Ronald, lun de ses nouveaux amis de la faculté, un garçon de San José vraiment intéressant, avec lequel sétait créée une véritable complicité, dès le départ.

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