Quil sagisse de lalbum de Bon Iver ou de son nouvel ami Ronald, Carmen éprouvait les mêmes sensations intrigantes : elle en découvrait chaque jour de nouvelles nuances et tonalités, et à chaque occasion, elle trouvait différentes clés dinterprétation de la musique et de la personne, découvrant de nouvelles émotions intenses.
Les écouteurs dans les oreilles et le regard fixé sur lécran du téléphone pour vérifier en temps réel les likes de ses amis sur ses précédents posts sur Facebook, elle sengagea sur le chemin de terre à côté du fleuve, longeant la forêt de pins de Burgos, réputée pour son air sain.
Elle respira à pleins poumons et, pour mieux profiter de ce moment bucolique, elle décida de décrocher de son smartphone, en le rangeant tant bien que mal dans la poche arrière de son sac à bandoulière, déjà bourré de cahiers et de livres universitaires.
Lherbe humide amortissait ses pas.
Elle aimait cette sensation de légèreté, comme une promenade sur les nuages, amplifiée par limpact chromatique du coucher de soleil rose et par lair frais qui, émanant des dernières journées de pluie, caressait la peau de son visage.
Elle marchait insouciante, lesprit léger et les yeux rêveurs ; pour cette raison peut-être, elle ne remarqua pas que son téléphone était tombé sur la pelouse, juste à côté dun banc sur lequel un homme dormait sur le dos, avec une casquette de baseball posée sur les yeux et un journal déplié sur le ventre et les jambes.
Elle arriva chez elle juste à temps pour le dîner, après une demi-heure de promenade, pendant laquelle elle laissa aller ses pensées librement ; mais, alors quelle venait de réaliser la perte de son téléphone après avoir posé son sac dans sa chambre, elle ne put savourer le picadillo [2] de pommes de terre à la viande, préparé dune main de maître par Conchita. Elle mangea rapidement, sans pratiquement prononcer un mot ; une chose somme toute assez simple, quand Mar et Conchita étaient assises à table et pouvaient parler pendant des heures de la couleur de lherbe.
Son père était cloué au lit avec une mauvaise grippe, ce qui était un événement assez rare. Sans lui, le repas était toujours moins joyeux.
Une fois son picadillo terminé, Carmen se rendit dans sa chambre pour prendre des nouvelles de sa santé.
« Salut Papa, comment ça va ? »
Linspecteur Castillo, allongé sur le côté en direction de la fenêtre, par laquelle on apercevait une lune pâle et voilée de nuages bigarrés vagabondant indécis dans le ciel noir, eut bien du mal à se tourner vers sa fille.
« Mal, Carmen. Jai presque quarante de fièvre et à mon âge, crois-moi, une température aussi élevée, ça nest pas rien.
Sais-tu que la grippe se dit aussi « Influenza ». Le terme « influenza » dérive de la forme latine médiévale influentia , qui signifie action des astres sur le destin humain ? »
Linspecteur sembla se reprendre.
Entendre sa fille citer des mots anciens en latin le remplissait de fierté. « Bien...et qui te la dit ? », demanda-t-il sur un ton volontairement provocateur, avec pour seul objectif de poursuivre la conversation.
« Cest toi qui mas obligée à minscrire en philo, non ? »
Le clin d'œil de Carmen fit immédiatement chuter le niveau de tension que linspecteur Castillo avait atteint presque instantanément : le choix de luniversité était un point sensible, apportant son lot de discussions interminables avec Carmen, qui ne voulait pas continuer ses études après le lycée.
Il lavait emporté, finalement.
« Alors ma grippe est due à une mauvaise conjonction astrale ? Elle est bien bonne celle-là. Mais moi, plus quà létoile de Sirius et à létoile Polaire - qui sont les deux seules que je connaisse - je crois surtout à ce maudit vent glacial qui a soufflé ces derniers jours ! Tu nas quà le dire à tes profs de philo ! »
Léclat de rire de Carmen fut accompagné dune caresse sur la main de son père.
« Cest la première fois que je te vois dans cet état, Papa...
Ça devait bien arriver un jour, tu sais, ma fille. Mais ne tinquiète pas, avec un peu de repos, je serai même plus en forme quavant. Raconte-moi plutôt ta journée. »
Le récit de la journée était une habitude que linspecteur Castillo avait réussi à maintenir avec Carmen ; Mar, elle, sen était libérée depuis quelques années, fatiguée davoir à raconter le moindre détail de son emploi du temps à son inspecteur de père.
« Hier, jai passé mon premier examen universitaire, Papa ! »
La voix de Carmen résonna dans la pièce, fière et joyeuse.
« Comment ?! », dit linspecteur « Je nétais pas au courant ! De quel examen sagit-il ? Combien de temps ça a duré ? Quelles questions ta-t-on posées ? Raconte-moi tout, tout de suite !
Je voulais te faire une surprise ! », répondit la jeune femme en souriant, décrivant ensuite avec une profusion de détails lexamen dhistoire de la philosophie, expliquant avec précision les questions posées, les réponses fournies, les commentaires de ses amis, la satisfaction au moment de recevoir la note.
Castillo écouta la bouche entrouverte et la mâchoire inférieure sur le point de tomber à tout moment.
Il avait lémotion facile quand il sagissait de sa fille.
Mais lhumeur de la soirée changea du tout au tout quand Carmen, après avoir terminé le récit de sa journée universitaire, relata son trajet de retour.
« Malheureusement, ce soir il mest arrivé un truc pas terrible.
Quoi donc ? »
Cette fois, Castillo se redressa avec peine sur le lit, en sappuyant sur ses coudes, avec un air préoccupé.
« Jai perdu mon téléphone.
Ouf...ça aurait pu être pire. Mais il est passé où, nom dun chien ? » Le mouvement nerveux de la main de son père néchappa pas à Carmen.
« Papa, si je le savais, il ne serait pas perdu. Je suis sûre que je lavais quand je suis sortie du bus... »
Castillo commença à transpirer.
« Et ensuite ? Quest-ce que tu as fait ? Tu parles bien de ce beau téléphone, quon ta offert à Noël, qui fait les photos et les vidéos, qui va sur Internet et toutes ces choses qui ne me servent à rien, à moi, mais qui t'intéressent tellement ?
Exact, Papa. Je dois lavoir perdu pendant le trajet que jai fait en traversant le parc. Mince alors...cétait une si belle journée.
Écoute Carmen, retourne en arrière, refais le parcours en sens inverse, tu le trouveras sûrement par terre, non ? Tu sais combien il nous a coûté ce téléphone ?
Papa, tu connais le quartier du parc de la gare, cest pas génial, il est neuf heures passées et il fait noir dehors ! »
Castillo se tourna vers la fenêtre pour vérifier.
Le croissant de lune confirmait laffirmation de Carmen.
Lobscurité enveloppait Burgos et, vu le balancement des branches des peupliers qui longeaient la route sur laquelle donnait la chambre de linspecteur, le vent sétait aussi levé.
« Ça va, Carmen, si tu ne ten sens pas le courage, laisse tomber. Mais ne crois pas que tu auras un autre téléphone comme celui-là, avec ce quil nous a coûté ! Tu sais bien que... », mais Carmen ne le laissa pas terminer, linterrompant en chantonnant, « ...que ta mère et moi nous faisons toujours tout ce que nous pouvons pour vous mais nous ne pouvons pas, et nous voulons pas, nous permettre de vous acheter des choses inutiles. »
« Ça va, Carmen, si tu ne ten sens pas le courage, laisse tomber. Mais ne crois pas que tu auras un autre téléphone comme celui-là, avec ce quil nous a coûté ! Tu sais bien que... », mais Carmen ne le laissa pas terminer, linterrompant en chantonnant, « ...que ta mère et moi nous faisons toujours tout ce que nous pouvons pour vous mais nous ne pouvons pas, et nous voulons pas, nous permettre de vous acheter des choses inutiles. »
Les regards du père et de la fille se croisèrent et Carmen perçut leffort que son père faisait pour rester sérieux.
« Amen », ajouta-t-elle alors, lui donnant le coup de grâce et réussissant à le faire sourire, avant de lembrasser pour lui dire au revoir.
Elle retourna à la cuisine en lui souhaitant une bonne nuit de sommeil, qui narriva pas plus de dix minutes plus tard : linspecteur, fiévreux, sendormit lourdement.
« Tout va bien ? », demanda distraitement Mar, remuant le café fumant que Conchita avait tout juste préparé.
La réponse de Carmen fut devancée par la sonnerie du téléphone de la maison.
Les jeunes femmes se regardèrent étonnées : depuis que toute la famille avait un téléphone portable, le téléphone fixe nétait plus utilisé que par des parents lointains et âgés pour les vœux de Pâques et de Noël.
Conchita souleva le combiné sous le regard attentif des deux sœurs.
« Oui, un instant, je lappelle tout de suite. Bonne soirée à vous, monsieur ».
Carmen et Mar se regardèrent pendant un instant avec un air moqueur, jusquà ce que la voix de Conchita ninterrompe cette scène de western spaghetti.
« Carmen, cest pour toi. Ronald, si jai bien compris. »
Carmen se leva dun bond de sa chaise, se cognant le genou contre la table ; le contrecoup renversa la tasse de café sur Mar, seulement partiellement protégée par sa serviette. Le commentaire acide de sa grande sœur ne se fit pas attendre. « Regarde, il suffit dun coup de téléphone de nimporte quel imbécile pour la rendre folle. Jai vraiment une sœur empotée ! »
Carmen avait déjà volé vers le téléphone, larrachant des mains de sa mère, excitée par ce coup de fil inattendu.
Cétait la première fois que Ronald lappelait, jusquà ce jour il sétait simplement fréquentés à luniversité, séchangeant quelques messages sur WhatsApp et quelques likes sur Facebook, mais aucun des deux navait jamais téléphoné à lautre.
« Salut, Carmen, ça va ? Désolé de te déranger, mais je tai envoyé un message important il y a quelques heures et jattendais ta réponse...jai essayé de te joindre sur ton téléphone portable mais il sonne dans le vide, alors jai failli minquiéter. Finalement, jai décidé de tappeler chez toi, jespère vraiment que je nai pas dérangé ta famille...
Salut Ronald ! Ne tinquiète pas, aucun problème. Il ne mest rien arrivé de grave, jai juste perdu mon smartphone dans le parc en rentrant chez moi ce soir. Voilà pourquoi je ne tai pas répondu. Cétait pourquoi ? Cest urgent ?
Jaime donner des acceptions édulcorées au concept durgence, souvent utilisé de façon exagérée dans notre société, demoiselle. »
Carmen adorait les réponses de Ronald, presque des aphorismes qui laissaient à linterlocuteur limpression de devoir accélérer le rythme de son cerveau pour réussir à suivre le cheminement mental de ce type étrange. Car Ronald était vraiment étrange.
Grand, très maigre, lair continuellement négligé avec ses cheveux lisses rassemblés en une longue queue de cheval, ses lunettes à la John Lennon et une petite barbe mal entretenue poussant de façon désordonnée, délaissant les joues pour se concentrer sur le menton et les pattes.
Il ne passait pas inaperçu, ce garçon.
Ronald reprit le fil de la conversation.
« Nelly et Alexandra organisent une fête ce soir, on est invités, tu veux venir ?
Wow ! Une fête ce soir ? Super ! Et ça se passe où ?
Les parents de Nelly ont une résidence secondaire juste à côté du cimetière de Burgos, en pleine campagne, on peut y être en moins de vingt minutes en voiture depuis chez toi.
Mmm...À la campagne ? Ce soir ? Sans téléphone ? Au dernier moment ? Avec mon père cloué au lit par une grippe terrible ?
Cest ça. À la campagne. Ce soir. Avec mon téléphone. En te prévenant une heure à lavance. Avec ton père cloué au lit par une petite grippe. »
La lucidité de Ronald était enviable dans ces circonstances.
Carmen sefforça dévaluer la situation le plus rapidement possible ; tout compte fait, il ne semblait pas y avoir de contre-indication particulière à lidée de participer à cette fête et le fait dêtre accompagnée par Ronald rendait la chose encore plus excitante.
Son père devait déjà être en train de dormir, affaibli par la fièvre ; sa mère se mettrait au lit dici peu, fatiguée par sa journée et Mar commençait à linstant ses dernières révisions, qui dureraient presque toute la nuit, avant son examen du lendemain.
La voie était libre.
Son visage sillumina dun splendide sourire. Elle répondit à son ami :
« Ok, Ronald, cest bon. Tu passes me prendre ?
Bien sûr, je passe vers dix heures. Je te fais sonner quand je suis en bas.
Et qui va te répondre ? Jai perdu mon téléphone ! Laisse tomber, et ne mappelle pas non plus sur le fixe. Ils seront déjà tous au lit ou en train de réviser. Cest moi qui descendrai à dix heures. À tout à lheure !
Ah bien sûr, cest vrai, javais oublié. Alors je tattends et cest tout, à lancienne, hein ? À tout à lheure ! »
Clic.
Clic.
En se dirigeant vers la salle de bain, Carmen sentit une agréable sensation de chaleur envelopper son ventre.
***
À dix heures précises, Carmen descendit rapidement les escaliers situés devant la porte de chez elle, en passant une main dans ses cheveux pour tenter de replacer au dernier moment une mèche rebelle quelle navait pas réussi à maîtriser avec son sèche-cheveux.
Le vent du soir avait chassé les nuages et leurs averses de laprès-midi ; lair était vivifiant et la pleine lune, qui semblait recouverte dune peinture phosphorescente, dominait solitaire le ciel.
Ronald attendait assis dans sa voiture, une Deux-chevaux orange, avec une grosse bosse sur le pare-chocs arrière, qui avait bien vécu.
Son bras gauche était appuyé sur la fenêtre baissée et il fumait un cigarillo foncé de mauvaise qualité, dont lodeur (non, on ne pouvait vraiment pas parler de « parfum ») avait saturé lair de l'habitacle dès les premières bouffées.
Il portait une chemise à carreaux blanc et bleu, par-dessus un t-shirt en coton blanc avec une improbable image de drapeau du Royaume-Uni, un jean troué et, aux pieds, une paire de Converses vert kaki.
Carmen lembrassa sur les deux joues, puis monta dans la voiture et commença à tousser.
« Mais cest quoi cette odeur horrible ? », demanda-t-elle dun ton volontairement acide, quelle édulcora immédiatement dun sourire qui mit en évidence ses fossettes.
« Un truc de famille, Carmen, un truc de famille. Mais de la super came. Cest un cigarillo de mon grand-père, il en a fumé vingt par jours depuis lâge de douze ans.