Deux. Impair - Federico Montuschi 6 стр.


« N...nuit chargée, les filles ? », demanda Castillo, avant de boire son café bouillant à petites gorgées qui, après des journées de grippe accompagnées de tristes tisanes curatives, lui sembla meilleur que jamais.

Conchita fit chauffer de leau et y immergea deux sachets de thé, sachant quil ferait du bien aux estomacs barbouillés de ses filles.

Le parfum de linfusion envahit rapidement la pièce et sembla avoir un effet bénéfique immédiat sur Mar, qui passa en quelques secondes de létat de catalepsie dans lequel elle sétait présentée dans la cuisine à celui d'hyperactive qui rendait Castillo nostalgique de la vie rythmée désormais lointaine qui caractérisait son passé détudiant brillant.

Les questions de sa fille aînée le prirent au dépourvu.

« Papa, tu retournes au travail aujourd'hui ? Tu en as envie ? Tu es sur une affaire ? Il sest passé quelque chose d'intéressant ces derniers jours ? Tu as vu comme il pleut ? Espérons que tu naies pas trop besoin de parler ! Maman, ce thé est délicieux ! Carmen, tu te réveilles ? » Et ainsi de suite.

Carmen, serrant entre ses mains la tasse fumante préparée par sa mère, resta dans son état catatonique.

Bien que pressé par les demandes de sa fille aînée, linspecteur Castillo ferma les écoutilles et se tint à lécart des dix minutes de conversation qui suivirent - si on pouvait parler de conversation, étant donné que même Conchita préférait dans ces situations renoncer à intervenir dans le flux de questions en suspens de sa fille.

Ses pensées commencèrent à affluer librement.

Il se concentra sur les principales chroniques de faits divers qui avaient eu lieu pendant la période quil avait passée au lit, essayant didentifier celles qui pourraient savérer de nouvelles opportunités de travail pour lui et pour le Slave.

Il avait besoin dimprégner son esprit, après des jours de maladie, et il ressentit une agréable charge dadrénaline monter peu à peu dans son estomac.

Une rafale de vent soudaine fit claquer les battants de la fenêtre. « M..mesdames...j..je vais au t...travail. Belle j...journée, nest-ce pas ? On se voit ce s...soir ».

Il enfila son imperméable vert, saisit le premier parapluie qui lui tomba sous la main et souffla un baiser vers ses femmes, qui lui rendirent son salut, sauf Carmen, qui resta immobile avec sa tasse entre les mains.

LAlfa 159 attendait Castillo de lautre côté de la rue, flambante comme toujours, mais les jours darrêt forcé pendant la maladie ne lui avaient pas fait du bien : linspecteur mit presque dix minutes pour allumer le moteur - plus que le temps quil lui aurait fallu pour arriver au bureau en marchant le tout accompagné de ses jurons grossiers et des railleries de Mar qui lespionnait derrière les rideaux de la fenêtre.

La chose qui le rendait encore plus furieux dans ces situations, était que les injures nétaient pas le moins du monde affectées par le bégaiement : elles sortaient de sa bouche claires, nettes, indiscutables, peu importe lintensité de la pluie.

Il alluma la radio et commença à tapoter du bout des doigts sur le volant au rythme de la musique, roulant comme à son habitude à faible vitesse, se moquant des regards de mépris, parfois accompagnés dinsultes, des conducteurs plus jeunes qui le dépassaient.

Conduire sa voiture était lun des rares moments pendant lesquels son cerveau se détachait des pensées quotidiennes, une sorte de zone franche qui lui permettait danalyser les situations dun point de vue externe et à plusieurs occasions, ce détachement lui avait permis de trouver la solution dans des affaires quil suivait.

Il arriva en peu de temps au parking de la Calle Arenal . Il descendit calmement de la voiture, acheta un journal à langle de la rue, le mit sous son bras et, traversant la Plaza Allende , continua dun pas tranquille vers son bureau non loin de là.

On aurait dit que léglise de San Isidro et lauberge Hermosa se regardaient en chiens de faïence, chacune sur son côté de la place.

Entre-temps, la pluie avait cessé et cela le tranquillisa davantage pour son retour au travail même si, depuis toutes ces années, le bégaiement ne constituait plus un problème insurmontable pour lui.

Il entra dans le bureau en ouvrant la porte doucement, comme sil ne voulait pas se faire remarquer, mais le volume de la radio qui passait You shook me all night long aurait quoi quil en soit couvert le bruit.

Il trouva le Slave saffairant avec le modem, accroupi à côté de son ordinateur ; il avait la tête rentrée dans les épaules pour ne pas cogner sa nuque contre la table et, à voir la grimace sur son visage, cette position contre nature ne devait pas être très confortable.

Il séclaircit la voix, mais cela ne fut pas suffisant pour signaler sa présence au Slave.

Il opta alors pour une intervention radicale, éteignant la radio juste avant le refrain.

Un geste dune violence inouïe, pour un fan de rock comme lui, qui autrefois, alors quil était à luniversité, était allé jusquà téléphoner à la radio nationale pour se plaindre du DJ qui avait coupé, en dépit du bon sens, Sultans of Swing juste avant le solo final.

Le silence soudain dans le bureau eut leffet espéré, attirant lattention du Slave, qui émergea depuis le dessous de la table en étirant son dos, le modem toujours à la main.

« Alors ? Tu ne las pas encore ramené ce truc ? », attaqua Castillo, accrochant son imperméable vert sur le porte-manteau placé à côté de lentrée.

« Bonjour inspecteur, bon retour ! », répondit en souriant le Slave, lui tendant une main que linspecteur serra avec sa vigueur habituelle accompagnée dun sourire affable quil réservait à ses amis.

« Pour mon retour, un petit quiz simpose, mon garçon ».

Prenant une pause parfaite portant la situation à son paroxysme, Castillo sarrêta un instant, sans détacher son regard de son interlocuteur et scanda dune voix rauque les vers dun morceau qui lui procurait toujours énormément démotions.

Take your time

Hurry up

The choice is yours

Dont be late

Take a rest

As a friend

As an old memoria.

Le Slave mit une seconde à reconnaître le titre.

« Inspecteur, cest trop facile ! Come as you are , Nirvana.

Je sais que cest facile, mais je ne voulais pas te gâcher mon retour avec des choses trop compliquées...tu imagines que jécoutais cette chanson quand Conchita était enceinte de Carmen et chaque fois que je lentends, les poils se dressent sur mes bras ! Ah, ma fille ! Maintenant, laisse-moi lire le journal, et toi, pendant ce temps, tu essaies de réparer ce foutu modem, ok ?

Daccord inspecteur, daccord ».

Le Slave se remit au travail, saccroupissant sous la table de lordinateur avec un semblant de sourire sur les lèvres, se rendant compte à quel point le retour de linspecteur le rendait heureux ; peu après, il se remit à écouter Radio Reloj, qui passait de la bonne musique rock sans interruption, comme aimait le souligner Castillo.

Mais ce matin-là, le D.J. fit une exception, coupant brusquement lextase de Slash dans la version live de Knocking on Heavens Door .

« Nous interrompons la programmation, chers auditeurs, pour vous communiquer malheureusement une information tragique. Le curé de Burgos, le père Juan, a été retrouvé mort ce matin, Calle del Tesoro , suite à une chute depuis le balcon de lappartement dans lequel il vivait. Il nexiste pour le moment aucun élément pour évaluer avec précision le déroulé des événements. Nous vous tiendrons informés en temps réel, comme toujours ». La reprise immédiate du morceau donna à linspecteur un frisson glacé qui parcourut son dos comme une secousse électrique.

Il posa la tête sur le dossier de son fauteuil de bureau et fixa son regard sur les gros nuages dans le ciel, qui annonçaient dici peu de nouvelles averses.

Il lâcha quelques jurons intérieurement.

« Le Slave, allons immédiatement voir ce quil sest passé, jai envie de bouger et de méditer un peu sur ce suicide », déclara-t-il, enfilant son imperméable et saisissant sur le porte-manteau le seul parapluie restant.

« Sil sagit vraiment d'un suicide », pensa-t-il, dubitatif.

Ils traversèrent la Plaza Allende d'un pas rapide, Castillo devant, le Slave, un mètre derrière lui, avançant péniblement.

Il marchait en boitant imperceptiblement ; ce détail navait pas échappé à Castillo, fin observateur, et il sétait à plusieurs reprises promis de lui demander quelle en était la cause, mais qui sait pourquoi il ne lavait jamais fait.

Et dans ce cas-là également, ses pensées sétaient immédiatement orientées vers la nouvelle concernant le Père Juan, laissant la démarche boiteuse de son ami au second plan.

Castillo était une vieille connaissance du prêtre, avec lequel il avait partagé ses années détudes universitaires à San José et, bien quils aient ensuite suivi des parcours différents, pratiquement opposés, une estime réciproque était restée entre les deux hommes, ce qui amenait linspecteur à définir le Père Juan comme son ami dans le monde clérical.

Cétait un prêtre atypique, avec une épaisse chevelure bouclée en perpétuel désordre et une barbe mal entretenue.

Il shabillait de façon moderne, souvent avec un jean et des bottes, à tel point que beaucoup de gens avaient du mal à croire quil était vraiment un religieux, mais cest peut-être précisément pour cela quil était devenu dans le village un point de référence incontournable pour tous, catholiques ou non.

Ses qualités dorateurs étaient reconnues et les sermons dominicaux constituaient un rendez-vous important pour la communauté, quelles que soient les croyances des fidèles.

Castillo et le Slave arrivèrent au parking de la Calle Arenal en quelques minutes, qui ne furent pas suffisantes pour leur éviter les premières gouttes de pluie.

« C...conduis, s'il te plait, jai b...besoin de réfléchir », dit linspecteur, laissant les clés de lAlfa au Slave et relevant le col de son imperméable pour se protéger des premières rafales de vent qui commençaient à balayer les rues.

Le Slave prit les clés au vol et sans dire un mot alluma le moteur.

Les rues étaient presque désertes et, pendant le court trajet les conduisant vers le quartier populaire de la Calle del Tesoro , ils restèrent absorbés par leurs pensées.

Ils arrivèrent en moins d'un quart dheure, garèrent lAlfa près du trottoir devant le logement du prêtre et descendirent de la voiture.

Castillo lança un rapide coup d'œil panoramique aux environs.

Lappartement du Père Juan faisait partie dun immeuble de logements sociaux assez classiques des quartiers populaires : cinq étages de murs rougeâtres presque entièrement barbouillés par des graffeurs improvisés ; de nombreuses vitres brisées ; des paraboles accrochées aux balcons, parfois avec du scotch ; et le volume des télévisions bien au-dessus des règles implicites de bon voisinage.

Depuis de nombreuses fenêtres, s'agitaient tels des étendards fatigués des vêtements de toute sorte, étendus négligemment à lair libre.

Castillo ne put éviter de penser que le Père Juan aimait de toute évidence vivre au contact de ces gens.

Les cris joyeux des enfants qui jouaient dans la cour intérieure alternaient avec les hurlements presque hargneux des mères qui les cherchaient, en vain, pour quils rentrent et se protègent de la pluie.

Au sol, sur le trottoir, une tâche de sang séché était restée que les services environnementaux de Burgos navaient pas encore nettoyée.

Ils comptaient probablement sur laverse de laprès-midi.

« Un j...joli saut, il ny a pas à dire », dit Castillo, se tournant vers le Slave, qui était resté sur le trottoir, le regard tourné vers le parapet inférieur du balcon du troisième étage avec le journal local posé en guise de visière sur le front, pour éviter les gouttes dans les yeux.

Le Slave ne prononça pas un mot.

Il savait quil devait répondre à linspecteur uniquement dans le cas dune demande précise, qui ne tarda pas à arriver.

« Quen p...penses-tu ?

Le suicide dune personne que tout le monde aimait. Pauvre Père Juan. Qui sait ce qui lui est passé par la tête », répondit le jeune homme, en secouant la tête et en se rendant compte immédiatement de la banalité de cette affirmation.

Linspecteur leva le sourcil gauche, il croisa les bras sur sa poitrine et se tourna lentement vers lui.

« Apparemment, oui. Mais r...réfléchissons un instant. Quelle raison pourrait avoir une personne comme le Père Juan pour se jeter du t...troisième étage ? Cétait un homme respecté de la communauté, serein, pour ce que je connaissais de lui. Dailleurs, j...jai envie de dire que même lhypothèse selon laquelle il aurait été tué est difficilement soutenable : quels ennemis pouvait avoir une personne comme lui ? Je v...vais appeler la police pour savoir sils ont ouvert une enquête. »

Le Slave sétonna presque de la tranquillité avec laquelle Castillo sétait adressé à lui.

Habituellement, lors de ses rares interventions, linspecteur réagissait par leffet « allumette », senflammant rapidement, et séteignant tout aussi rapidement.

Mais les journées passées à la maison avaient dû lui faire du bien, ou peut-être, plus simplement, ne voulait-il pas commencer la semaine avec une discussion stérile.

Castillo sortit le téléphone de la poche latérale de son imperméable et composa le numéro du central de police de San José.

À la troisième sonnerie, Herreros répondit. Cétait un ancien policier de la brigade mobile qui était resté paralysé à vie, quelques années auparavant, suite à des échanges de coups de feu avec un clan de narcotrafiquants, et qui déambulait à présent dans un fauteuil roulant.

Il était lui aussi de Burgos et ami proche de Castillo bien avant dentrer dans la police ; cétait un homme de corpulence robuste et il portait une grosse barbe noire, qui servait disait-on à masquer une profonde cicatrice au couteau, souvenir de lun des nombreux affrontements avec la pègre de lAmérique centrale.

Il navait pas de famille et passait la majorité de ses soirées libres dans les brasseries de la capitale à discuter avec les gens quil rencontrait.

Il était depuis toujours connu de tous comme un homme bon, avec des yeux doux, renfrognés mais tendres, toujours pointés vers lhorizon, et la nouvelle de laccident ayant provoqué sa paralysie avait bouleversé tout le monde.

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