Toutefois celui-ci sourit et expliqua :
Jai beaucoup voyagé malgré mon jeune âge : de Bagdad à Grenade. Je dois avouer avoir vu souvent des yeux couleur turquoise et émeraude, dignes des soixante-douze promesses dAllah aux martyrs. En Andalus jai trouvé des jeunes filles de la lignée des wisigoth aux yeux semblables aux tiens et parmi les monts de la Kabilie jai rencontré des femmes aux caractéristiques identiques aux tiennes. Toutefois, jamais jamais je nai trouvé un bleu aussi intense blotti sur un visage comme le tien. Ton aspect trahi la lignée à laquelle tu appartiens, certainement berbère, comme jen déduis des vêtements de la fillette
Et même parmi les indigènes siciliens jai vu des yeux clairs, mais jamais comme les tiens. Ton père est-il un indigène ? Ou ta mère ? De qui as-tu hérité cette fortune ? .
Tu te trompes. Tu es certainement resté trop longtemps loin de cette terre et tu tombes facilement dans le piège. Aucun berbère, indigène ou arabe nexiste par ici, seulement des siciliens qui observent la parole du Prophète. Cest vrai, parmi mes grands parents et parmi leurs mères il y eut des femmes indigènes converties aux diktats du Coran, comme cela arrive dans nimporte quelle famille de croyants sur cette île. Mais cela est normal si on considère que les hommes furent en grande partie les premiers qui passèrent par la Sicile et seulement après arrivèrent les familles qui fuyaient les persécutions des califes et des émirats d Ifrīqiya. Néanmoins, en ce qui concerne mes yeux, pourquoi donc une personne devrait-elle enquêter sur un insondable don dAllah ?
A ce moment là, le muezzin rappela les fidèles à la prière de midi. Na-dira se tourna vers le Raba et son minaret, et donc se dépêcha de rentrer.
Ma mère attend cette eau déjà depuis trop longtemps.
dis-moi seulement ton nom.
Nadira.
Nadira, jécrirai de tes yeux ! sexclama létranger.
En rentrant chez elle, tenant Fatima par la main, Nadira eut la certitude que Musab se serait présenté auprès de Umar pour lui demander sa main.
Toutefois les jours passèrent et cette certitude disparu, jusquà ce quau début du mois doctobre leffet bien plus important que cette rencontre avait provoqué sur son destin apparu clairement.
Chapitre 4
Hiver 1060 (452 de lhégire), Raba de Qasr Yanna
Le visage de Corrado silluminait de la couleur rouge du coucher du soleil, se mélangeant aux teintes très proches de ses cheveux. Nadira était rentrée chez elle déjà depuis des heures, refusant laide quil lui avait de-mandé; depuis lors plus personne ne sétait manifesté.
Puis, juste au coucher du soleil, Corrado me mit à hurler en délirant:
Umar, sors de là! Sors de là et affronte-moi!
Mais une voix derrière lui, qui provenait de lentrée de la cour, le sup-plia:
Je ten prie, arrête !
Et lui:
Nadira, lâche cest cela ta pitié ?
Alors, la voix derrière lui sidentifia en sapprochant du poteau. Un homme du collecteur dimpôts responsable de la garde sapprocha égale-ment, mais il le fit dun air menaçant en lui faisant comprendre quil lui ferait payer linsulte envers sa maîtresse.
Non, je ten prie ! Il est fiévreux il ne sait pas ce quil dit. Il croît même que je suis la promise du Qāid .
Malgré les implorations dApollonia, le garde menaça :
encore un mot et je lui coupe la tête !
Apollonia pleurait tandis quà quelques pas, elle le fixait dun air préoccupé.
Je suis ta sœur. Regarde-moi, Corrado, regarde-moi !
Mais lui tournait sa tête nerveusement et continuait à grommeler un son indéfini.
Apollonia se rua donc sur lui en lembrassant avec passion.
Corrado était lhomme le plus grand du Raba et elle, une des filles les plus menues, la tête de sa sœur se perdait donc sur sa poitrine découverte par sa tunique déchirée, et par sa couverture sur lépaule.
Courage courage ça ne durera pas tellement .
Ma sœur répondit-il dune voix très basse. Finalement tu me reconnais !
Depuis quand es-tu là ?
Depuis toujours depuis toujours, cher frère. Je serais restée même après tavoir amené cette couverture la nuit passée, mais notre mère ma forcé de rentrer .
Et eux où sont-ils ?
Notre père et notre mère ont peur de lhomme du Qāid, et ils empêchent même à Michele de venir jusquici .
Et toi, chère sœur ?
Moi je ne suis rien, juste la consistance dune goutte de rosée qui se soucie de moi ?
Corrado ferma les yeux et eut sur le visage une sorte de spasme, donc il lui dit :
Rentre à la maison. Tu ne sens pas comment frappe le soleil à cette heure-ci ?
Entre temps le garde sétait de nouveau rapproché pour empêcher que la jeune fille ne puisse laider.
Éloigne- toi de lui !
Mais ne vois-tu pas quil est en train de délirer ? La leçon na pas été suffisante ?
Vas parler avec Umar si cela ne tenait quà moi je laurais déjà libéré et je serais rentré chez moi bien au chaud .
Apollonia courut alors vers lentrée de la maison des maîtres. Lorsque Umar fut prévenu et arriva à la porte, elle se jeta à ses pieds et le supplia :
Je ten prie, mon Seigneur, demande-moi nimporte quoi mais li-bère mon frère !
Je lui ai promis trois jours, je ne peux retirer ma parole .
Il ne survivra pas à cette nuit ; il a une forte fièvre ! Je ten prie, mon Seigneur, lie-moi à ce poteau, mais laisse-le partir ou il mourra .
il mourra sil a été écrit quil doit mourir et il vivra sil a été écrit quil doit vivre si tu veux, lance-lui une autre couverture . Et ne thumilies pas de cette façon pour quelquun qui ne le mérite pas .
Il ordonna donc à quelquun qui se trouvait là de donner de la nourriture à cette fille prosternée à ses pieds et puis de la renvoyer. A ce point, Apollonia se redressa et répondit tellement en colère que toute la maison lentendit :
Je ne veux pas de ta nourriture, jai qui me nourrit !
Donc, on lui claqua la porte au nez sans quaucune possibilité de contester cette décision ne lui fut permise. Dès lors ses jambes cédèrent et elle glissa sur la porte en pleurant plus fort quavant.
Quand le muezzin rappela les fidèles pour le alāt26 du coucher du soleil, elle vérifia si le garde se préparait à se pencher vers La Mecque derrière le condamné, et en profita pour violer linterdiction selon laquelle elle ne pouvait pas sapprocher.
Corrado, ma vie mon souffle Corrado !
Mais il émanait une espèce de rugissement, doucement et les yeux fermés.
Apollonia pris alors son visage entre ses mains et lui dit :
Rappelle-toi qui tu es, Corrado, rappelle-toi qui est ton père . Alfeo du Raba répondit-il avec difficulté.
Corrado, mon frère, rappelle-toi qui est ton père. répétait Apollonia désespérément, insatisfaite par sa réponse.
Alfeo notre père . répéta-til, en ayant toujours les yeux fermés.
Ne te rappelle pas de qui tas aimé comme un fils, rappelle-toi au contraire de celui qui ta engendré.
Ces histoires que tu me racontais le soir devant le feu, celles que ton père tas transmises ton vrai père. Souviens-toi quand tu me parlais des landes du nord, faites de glace et de neige, et de comment les gens de ta lignée sont habitués au froid le plus extrême. Rappelle-toi, Corrado, peut-être que ton sang dhomme du nord pourra te réchauffer et te faire sur-vivre .
Ces histoires que tu me racontais le soir devant le feu, celles que ton père tas transmises ton vrai père. Souviens-toi quand tu me parlais des landes du nord, faites de glace et de neige, et de comment les gens de ta lignée sont habitués au froid le plus extrême. Rappelle-toi, Corrado, peut-être que ton sang dhomme du nord pourra te réchauffer et te faire sur-vivre .
La compagnie normande
Cest exact, Corrado, la compagnie normande continue de te souve-nir !
Mon père, Rabel Rabel de Rougeville .
Oui, Corrado, ce fut durant lété dil y a vingt ans la derrière fois que tu le vis ; tu me las raconté tant de fois .
Je vis les remparts de Syracuse murmura-til enfin, avant de perdre connaissance dans un profond sommeil fiévreux.
Chapitre 5
Début de lété 1040 (431 de lhégire), devant les remparts de Syracuse
Elle était la porte de lorient de la Sicile, la ville qui avait été la plus glorieuse de toute la Méditerranée centrale avant lavènement de Rome, la patrie des tyrans et du grand Archimède, une perle sortie du fond de la mer par des dauphins divins ; Syracuse était cela ! Et en effet cette ville était un objectif trop prestigieux pour être ignoré, une étape que le général de lEmpire dOrient, Georges Maniakès, ne pouvait délaisser durant sa mission.
La reconquête complète de la Sicile en faveur de Constantinople nétait pas quelque chose de facile, et donc, si lon voulait réussir lentreprise, il fallait prendre Syracuse aux sarrasins, pour faire en sorte quelle ne de-vienne une solide tête de pont pour larrivée des renforts venus de lest. La ville, entre autre était bien fournie, alimentée par des sources deau in-ternes et défendue par des soldats tenaces, qui sétaient retirés au delà des remparts après les premières batailles. Le rappel des muezzins sur les minarets rappelaient aux assiégeants que la conquérir aurait été une longue et épuisante entreprise.
Georges Maniakès était un homme rude et despotique, avec ses troupes et les officiers quil commandait il était souvent violent pour tout dire, un parfait guerrier. Même son aspect laissait transparaître son caractère brut : aveugle dun œil, il était plus grand que la moyenne des hommes et ses traits étaient grossiers, désagréables. Tout en lui suscitait de la peur, autant parmi les siens que parmi les malheureuses milices de sarrasins que lon avait rencontrées. Sa valeur était indiscutable déjà bien avant que lEmpereur dorient ne lui confia la mission darracher la Sicile aux arabes, mais maintenant que de Messine jusquaux portes de Syracuse les croix réapparaissaient, sa renommée devenait absolue. Dailleurs il fallait un caractère fort et une autorité indiscutable si lon voulait réussir une entreprise plus grande que la guerre contre lIslam, cest à dire parvenir à contrôler larmée variée quil commandait. Les lignées regroupées à la paie de Georges Maniakès étaient nombreuses : des hommes de Constantinople et de ses biens, des habitants de la Pouille, des calabrais, arméniens, macédoniens, pauliciens27 mais aussi des mercenaires, des conscrits qui brandissaient la lance après le lombard Arduin la garde du nord, variée, qui avait traversé les steppes slaves pour servir lEmpereur dorient, guidés par Harald Hardrada et les normands du courant inférieur de la Seine, parmi les plus habiles guerriers.
Justement un de ces derniers toutefois non encore guerrier regardait la mer aux environs de la cinquième heure de laprès-midi, en élançant son regard au delà les ruines de lancienne ville située sur la terre ferme. La ville, en effet, avait été un temps jadis bien plus grande, elle sétendait également sur une partie considérable de la côte donnant sur lîle dOrtigia, là où se trouve le cœur de la fameuse Syracuse. Depuis deux cents ans, toutefois, après le dévastant assaut des sarrasins, elle ne comprenait que la partie insulaire et une minuscule partie de la péninsule, déjà sous le contrôle de Maniakès. Les hommes adressaient leurs pensées et les armes à ce quil restait de Syracuse dans la tentative de réussir cet assaut qui du-rait désormais depuis des mois, au delà de cet étroit et exigu canal qui partageait la ville.
Conrad avait neuf ans et avait connu la guerre très tôt, afin quil se durcisse au destin qui laurait accompagné durant toute sa vie ; par nature, en effet, aucun garçon normand ne pouvait être autre chose quun guerrier. Mais Conrad était aussi un rêveur,. Peut-être parce que son père retenait quil était juste de ne pas le soumettre déjà au baptême des armes, Conrad savait rêver, sans devoir faire face aux atrocités, des hommes au massacre, qui offusquent les yeux et assombrissent lesprit. Dans les yeux verts de Conrad on pouvait donc encore plonger son regard, et voir le reflet de lespérance et de cette idée de maison et de famille qui lui avait été niée en partie, par la mort prématurée de sa mère, une femme dorigine noble, de descendance des francs.
Rabel de Rougeville avait emporté son fils et leur nourrice durant sa descente en Italie, quand lenfant avait seulement un an. Attiré à Salerne par les généreuses récompenses qui étaient données aux nobles cadets normands, et attiré par les nouvelles des compatriotes qui lavaient précédés, Rabel avait alors décidé de sunir à ses compagnons darmes, et se mettre au service de la meilleure offre. Sur ces terres, certes, les guerres ne manquaient pas des terres ensanglantées par les conflits infinis entre Constantinople et les dernières principautés lombardes. Sans parler des continuels raids des brigands arabes sur les côtes de la Calabre. Cest ainsi que lorsque Georges Maniakès avait créé une armée pour envahir la Sicile, Rabel et ses autres soldats avaient répondu à lappel.
Messine était vite tombée, mais les batailles qui suivirent furent sanglantes, et dévastèrent tant la population que les deux armées, avec de grosses pertes au sein du contingent normand. En deux guerres Maniakès était parvenu à arriver uniquement juste sous les remparts de Syracuse, en contrôlant à peine la côte ionienne. Les personnes de lIqlīm de Demona, la pointe nord orientale de lîle à majorité chrétienne, avaient appuyé linvasion, toutefois le reste de la Sicile était à tous les effets un fief sarrasin et sa conquête aurait été une tâche longue et difficile.
Le regard se perdant au delà du petit port de la ville, Conrad ouvrit les bras vers limpossible, embrasser la mer et lhorizon. Son père, derrière lui, le regardait désormais depuis quelques minutes et quand, en sapprochant, il caressa ses longs cheveux blonds cuivrés, Conrad se retourna en sursaut, presque épouvanté à lidée que lautre puisse le gronder pour le geste banal quil était en train daccomplir.
Tu veux saisir la mer, mon fils ? demanda Rabel, vêtu dune simple tunique blanche, mais armé.
Cest la plus belle chose qui puisse exister !
Je crains que tes poches ne soient trop étroites pour la contenir entière-ment
Cependant Dieu peut la contenir !
Cest peut-être justement cela la Terre Ses poches et nous, nous y sommes à lintérieur.
Roul dit que Dieu nous a choisi parmi tous car notre sang est le meilleur qui puisse exister.
Rabel sourit et regarda lui aussi la mer.
Chaque nation, tout comme chaque peuple, croît être meilleur quune autre.