Manon Lescaut / Манон Леско. Книга для чтения на французском языке - Антуан Франсуа Прево 3 стр.


Cependant la visite et la sortie furtive de M. de B me causaient de lembarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses présentes. Cela paraissait sentir les libéralités dun nouvel amant. Et cette confiance quelle mavait marquée pour des ressources qui métaient inconnues! Javais peine à donner à tant dénigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait. Dun autre côté, je ne lavais presque pas perdue de vue depuis que nous étions à Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours été lun à côté de lautre ; mon Dieu! un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions; nous serions morts dinquiétude sans cela. Je ne pouvais donc mimaginer presque un seul moment où Manon pût sêtre occupée dun autre que moi. À la fin, je crus avoir trouvé le dénouement de ce mystère. M. de B, dis-je en moi-même, est un homme qui fait de grosses affaires, et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui ; il est venu aujourdhui lui en apporter encore. Elle sest fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-être men aurait-elle parlé si jétais rentré à lordinaire, au lieu de venir ici maffliger ; elle ne me le cachera pas, du moins, lorsque je lui en parlerai moi-même.

Je me remplis si fortement de cette opinion, quelle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. Jembrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. Jétais tenté dabord de lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines; je me retins, dans lespérance quil lui arriverait peut-être de me prévenir, en mapprenant tout ce qui sétait passé. On nous servit à souper. Je me mis à table dun air fort gai ; mais à la lumière de la chandelle qui était entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée men inspira aussi. Je remarquai que ses regards sattachaient sur moi dune autre façon quils navaient accoutumé. Je ne pouvais démêler si cétait de lamour ou de la compassion, quoiquil me parût que cétait un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la même attention; et peut-être navait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous ne pensions ni à parler, ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes! Ah Dieux! mécriai-je, vous pleurez, ma chère Manon ; vous êtes affligée jusquà pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines. Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai, avec tous les empressements de lamour, de me découvrir le sujet de ses pleurs; jen versai moi-même en essuyant les siens; jétais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte. Dans le temps que jétais ainsi tout occupé delle, jentendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient lescalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser, et séchappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, quelle ferma aussitôt sur elle. Je me figurai quétant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé. Jallai leur ouvrir moi-même. À peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes, que je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne me firent point de violence; mais deux dentre eux mayant pris par le bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui était le seul fer que jeusse sur moi. Ils me demandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement quils agissaient par lordre de mon père, et que mon frère aîné mattendait en bas dans un carrosse. Jétais si troublé, que je me laissai conduire sans résister et sans répondre. Mon frère était effectivement à mattendre. On me mit dans le carrosse, auprès de lui, et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit à grand train jusquà Saint-Denis. Mon frère membrassa tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que jeus tout le loisir dont javais besoin, pour rêver à mon infortune.

Jy trouvai dabord tant dobscurité que je ne voyais pas de jour à la moindre conjecture. Jétais trahi cruellement. Mais par qui? Tiberge fut le premier qui me vint à lesprit. Traître! disais-je, cest fait de ta vie si mes soupçons se trouvent justes. Cependant je fis réflexion quil ignorait le lieu de ma demeure, et quon ne pouvait, par conséquent, lavoir appris de lui. Accuser Manon, cest de quoi mon cœur nosait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je lavais vue comme accablée, ses larmes, le tendre baiser quelle mavait donné en se retirant, me paraissaient bien une énigme ; mais je me sentais porté à lexpliquer comme un pressentiment de notre malheur commun, et dans le temps que je me désespérais de laccident qui marrachait à elle, javais la crédulité de mimaginer quelle était encore plus à plaindre que moi. Le résultat de ma méditation fut de me persuader que javais été aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance, qui en avaient donné avis à mon père. Cette pensée me consola. Je comptais den être quitte pour des reproches ou pour quelques mauvais traitements quil me faudrait essuyer de lautorité paternelle. Je résolus de les souffrir avec patience, et de promettre tout ce quon exigerait de moi, pour me faciliter loccasion de retourner plus promptement à Paris, et daller rendre la vie et la joie à ma chère Manon.

Nous arrivâmes, en peu de temps, à Saint-Denis. Mon frère, surpris de mon silence, simagina que cétait un effet de ma crainte. Il entreprit de me consoler, en massurant que je navais rien à redouter de la sévérité de mon père, pourvu que je fusse disposé à rentrer doucement dans le devoir, et à mériter laffection quil avait pour moi. Il me fit passer la nuit à Saint-Denis, avec la précaution de faire coucher les trois laquais dans ma chambre. Ce qui me causa une peine sensible, fut de me voir dans la même hôtellerie où je métais arrêté avec Manon, en venant dAmiens à Paris. Lhôte et les domestiques me reconnurent, et devinèrent en même temps la vérité de mon histoire. Jentendis dire à lhôte : Ah! cest ce joli monsieur qui passait, il y a six semaines, avec une petite demoiselle quil aimait si fort. Quelle était charmante! Les pauvres enfants, comme ils se caressaient! Pardi[15], cest dommage quon les ait séparés. Je feignais de ne rien entendre, et je me laissais voir le moins quil métait possible. Mon frère avait, à Saint-Denis, une chaise à deux, dans laquelle nous partîmes de grand matin, et nous arrivâmes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon père avant moi, pour le prévenir en ma faveur en lui apprenant avec quelle douceur je métais laissé conduire, de sorte que jen fus reçu moins durement que je ne my étais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches généraux sur la faute que javais commise en mabsentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma maîtresse, il me dit que javais bien mérité ce qui venait de marriver, en me livrant à une inconnue ; quil avait eu meilleure opinion de ma prudence, mais quil espérait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui saccordait avec mes idées. Je remerciai mon père de la bonté quil avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus réglée. Je triomphais au fond du cœur, car de la manière dont les choses sarrangeaient, je ne doutais point que je neusse la liberté de me dérober de la maison, même avant la fin de la nuit.

On se mit à table pour souper; on me railla sur ma conquête dAmiens, et sur ma fuite avec cette fidèle maîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce. Jétais même charmé quil me fût permis de mentretenir de ce qui moccupait continuellement lesprit. Mais quelques mots lâchés par mon père me firent prêter loreille avec la dernière attention : il parla de perfidie et de service intéressé, rendu par Monsieur B Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de sexpliquer davantage. Il se tourna vers mon frère, pour lui demander sil ne mavait pas raconté toute lhistoire. Mon frère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, quil navait pas cru que jeusse besoin de ce remède pour me guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait sil achèverait de sexpliquer. Je len suppliai si instamment, quil me satisfit, ou plutôt, quil massassina cruellement par le plus horrible de tous les récits.

Il me demanda dabord si javais toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que jen étais si sûr que rien ne pouvait men donner la moindre défiance. Ha! ha! ha! sécria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent! Tu es une jolie dupe, et jaime à te voir dans ces sentiments-là. Cest grand dommage, mon pauvre Chevalier, de te faire entrer dans lOrdre de Malte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient et commode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce quil appelait ma sottise et ma crédulité. Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul quil pouvait faire du temps depuis mon départ dAmiens, Manon mavait aimé environ douze jours : car, ajouta-t-il, je sais que tu partis dAmiens le 28 de lautre mois ; nous sommes au 29 du présent; il y en a onze que Monsieur B ma écrit; je suppose quil lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours quil y a depuis le 28 dun mois jusquau 29 de lautre, reste douze, un peu plus ou moins. Là-dessus, les éclats de rire recommencèrent. Jécoutais tout avec un saisissement de coeur auquel jappréhendais de ne pouvoir résister jusquà la fin de cette triste comédie. Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tu lignores, que Monsieur B a gagné le cœur de ta princesse, car il se moque de moi, de prétendre me persuader que cest par un zèle désintéressé pour mon service quil a voulu te lenlever. Cest bien dun homme tel que lui, de qui, dailleurs, je ne suis pas connu, quil faut attendre des sentiments si nobles! Il a su delle que tu es mon fils, et pour se délivrer de tes importunités, il ma écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, en me faisant entendre quil fallait main-forte pour sassurer de toi. Il sest offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet, et cest par sa direction et celle de ta maîtresse même que ton frère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toi maintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier ; mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes.

Je neus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot mavait percé le cœur. Je me levai de table, et je navais pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher, sans sentiment et sans connaissance. On me les rappela par de prompts secours. Jouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour proférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon père, qui ma toujours aimé tendrement, semploya avec toute son affection pour me consoler. Je lécoutais, mais sans lentendre. Je me jetai à ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris pour aller poignarder B Non, disais-je, il na pas gagné le cœur de Manon, il lui a fait violence ; il la séduite par un charme ou par un poison, il la peut-être forcée brutalement. Manon maime. Ne le sais-je pas bien? Il laura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de mabandonner. Que naura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante maîtresse! Ô Dieux! Dieux! serait-il possible que Manon meût trahi, et quelle eût cessé de maimer!

Comme je parlais toujours de retourner promptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pour cela, mon père vit bien que, dans le transport où jétais, rien ne serait capable de marrêter. Il me conduisit dans une chambre haute, où il laissa deux domestiques avec moi pour me garder à vue[16]. Je ne me possédais point. Jaurais donné mille vies pour être seulement un quart dheure à Paris. Je compris que, métant déclaré si ouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres ; ne voyant nulle possibilité de méchapper par cette voie, je madressai doucement à mes deux domestiques. Je mengageai, par mille serments, à faire un jour leur fortune, sils voulaient consentir à mon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espérance. Je résolus de mourir, et je me jetai sur un lit, avec le dessein de ne le quitter quavec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture quon mapporta le lendemain. Mon père vint me voir laprès-midi. Il eut la bonté de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il mordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien quen sa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de mapporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et minspirer du mépris pour linfidèle Manon. Il est certain que je ne lestimais plus; comment aurais-je estimé la plus volage et la plus perfide de toutes les créatures? Mais son image, ses traits charmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours. Je le sentais bien. Je puis mourir, disais-je ; je le devrais même, après tant de honte et de douleur ; mais je souffrirais mille morts sans pouvoir oublier lingrate Manon.

Mon père était surpris de me voir toujours si fortement touché. Il me connaissait des principes dhonneur, et ne pouvant douter que sa trahison ne me la fit mépriser, il simagina que ma constance venait moins de cette passion en particulier que dun penchant général pour les femmes. Il sattacha tellement à cette pensée que, ne consultant que sa tendre affection, il vint un jour men faire louverture. Chevalier, me dit-il, jai eu dessein, jusquà présent, de te faire porter la croix de Malte[17] ; mais je vois que tes inclinations ne sont point tournées de ce côté-là. Tu aimes les jolies femmes. Je suis davis de ten chercher une qui te plaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses là-dessus. Je lui répondis que je ne mettais plus de distinction entre les femmes, et quaprès le malheur qui venait de marriver je les détestais toutes également. Je ten chercherai une, reprit mon père en souriant, qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle. Ah! si vous avez quelque bonté pour moi, lui dis-je, cest elle quil faut me rendre. Soyez sûr, mon cher père, quelle ne ma point trahi ; elle nest pas capable dune si noire et si cruelle lâcheté. Cest le perfide B qui nous trompe, vous, elle et moi. Si vous saviez combien elle est tendre et sincère, si vous la connaissiez, vous laimeriez vous-même. Vous êtes un enfant, repartit mon père. Comment pouvez-vous vous aveugler jusquà ce point, après ce que je vous ai raconté delle? Cest elle-même qui vous a livré à votre frère. Vous devriez oublier jusquà son nom, et profiter, si vous êtes sage, de lindulgence que jai pour vous. Je reconnaissais trop clairement quil avait raison. Cétait un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infidèle. Hélas! repris-je, après un moment de silence, il nest que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je, en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis quun enfant. Ma crédulité ne leur coûtait guère à tromper.[18] Mais je sais bien ce que jai à faire pour me venger. Mon père voulut savoir quel était mon dessein. Jirai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison de B, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emportement fit rire mon père et ne servit quà me faire garder plus étroitement dans ma prison.

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