Jy passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments nétaient quune alternative perpétuelle de haine et damour, despérance ou de désespoir, selon lidée sous laquelle Manon soffrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du désir de la revoir ; tantôt je ny apercevais quune lâche et perfide maîtresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir. On me donna des livres, qui servirent à rendre un peu de tranquillité à mon âme. Je relus tous mes auteurs ; jacquis de nouvelles connaissances ; je repris un goût infini pour létude. Vous verrez de quelle utilité il me fut dans la suite. Les lumières que je devais à lamour me firent trouver de la clarté dans quantités dendroits dHorace et de Virgile, qui mavaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrième livre de IÉnéide ; je le destine à voir le jour, et je me flatte que le public en sera satisfait. Hélas! disais-je en le faisant, cétait un cœur tel que le mien quil fallait à la fidèle Didon.
Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il membrassa. Je navais point encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitié de collège, telle quelle se forme entre de jeunes gens qui sont à peu près du même âge. Je le trouvai si changé et si formé, depuis cinq ou six mois que javais passés sans le voir, que sa figure et le ton de son discours minspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage, plutôt quen ami décole. Il plaignit légarement où jétais tombé. Il me félicita de ma guérison, quil croyait avancée ; enfin il mexhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement. Il sen aperçut. Mon cher Chevalier, me dit-il, je ne vous dis rien qui ne soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par un sérieux examen. Javais autant de penchant que vous vers la volupté, mais le Ciel mavait donné, en même temps, du goût pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits de lune et de lautre et je nai pas tardé longtemps à découvrir leurs différences. Le secours du Ciel sest joint à mes réflexions. Jai conçu pour le monde un mépris auquel il ny a rien dégal. Devineriez-vous ce qui my retient, ajouta-t-il, et ce qui mempêche de courir à la solitude? Cest uniquement la tendre amitié que jai pour vous. Je connais lexcellence de votre cœur et de votre esprit ; il ny a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait écarter du chemin. Quelle perte pour la vertu! Votre fuite dAmiens ma causé tant de douleur, que je nai pas goûté, depuis, un seul moment de satisfaction. Jugez-en par les démarches quelle ma fait faire. Il me raconta quaprès sêtre aperçu que je lavais trompé et que jétais parti avec ma maîtresse, il était monté à cheval pour me suivre ; mais quayant sur lui quatre ou cinq heures davance, il lui avait été impossible de me joindre ; quil était arrivé néanmoins à Saint-Denis une demi-heure après mon départ; quétant bien certain que je me serais arrêté à Paris, il y avait passé six semaines à me chercher inutilement; quil allait dans tous les lieux où il se flattait de pouvoir me trouver, et quun jour enfin il avait reconnu ma maîtresse à la Comédie; quelle y était dans une parure si éclatante quil sétait imaginé quelle devait cette fortune à un nouvel amant; quil avait suivi son carrosse jusquà sa maison, et quil avait appris dun domestique quelle était entretenue par les libéralités de Monsieur B Je ne marrêtai point là, continua-t-il. Jy retournai le lendemain, pour apprendre delle-même ce que vous étiez devenu; elle me quitta brusquement, lorsquelle mentendit parler de vous, et je fus obligé de revenir en province sans aucun autre éclaircissement. Jy appris votre aventure et la consternation extrême quelle vous a causée ; mais je nai pas voulu vous voir, sans être assuré de vous trouver plus tranquille.
Vous avez donc vu Manon, lui répondis-je en soupirant. Hélas! vous êtes plus heureux que moi, qui suis condamné à ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de ce soupir, qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mes inclinations, quil me fit naître dès cette première visite, une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siècle pour entrer dans létat ecclésiastique.[19]
Je goûtai tellement cette idée que, lorsque je me trouvai seul, je ne moccupai plus dautre chose. Je me rappelai les discours de M. lÉvêque dAmiens, qui mavait donné le même conseil, et les présages heureux quil avait formés en ma faveur, sil marrivait dembrasser ce parti[20]. La piété se mêla aussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je; je moccuperai de létude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de lamour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce quil estime, jaurai aussi peu dinquiétudes que de désirs. Je formai là-dessus, davance, un système de vie paisible et solitaire. Jy faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau deau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre damis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. Jy joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui minformerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux? ajoutais-je ; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais, à la tin dun si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que, pour navoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon.
Cependant, Tiberge continuant de me rendre de fréquentes visites, dans le dessein quil mavait inspiré, je pris loccasion den faire louverture à mon père. Il me déclara que son intention était de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition et que, de quelque manière que je voulusse disposer de moi, il ne se réserverait que le droit de maider de ses conseils. Il men donna de fort sages, qui tendaient moins à me dégoûter de mon projet, quà me le faire embrasser avec connaissance. Le renouvellement de lannée scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au séminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses études de théologie, et moi pour commencer les miennes. Son mérite, qui était connu de lévêque du diocèse, lui fit obtenir de ce prélat un bénéfice considérable avant notre départ.
Mon père, me croyant tout à fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nous arrivâmes à Paris. Lhabit ecclésiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom dabbé des Grieux celle de chevalier. Je mattachai à létude avec tant dapplication, que je fis des progrès extraordinaires en peu de mois. Jy employais une partie de la nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma réputation eut tant déclat, quon me félicitait déjà sur les dignités que je ne pouvais manquer dobtenir, et sans lavoir sollicité, mon nom fut couché sur la feuille des bénéfices. La piété nétait pas plus négligée ; javais de la ferveur pour tous les exercices. Tiberge était charmé de ce quil regardait comme son ouvrage, et je lai vu plusieurs fois répandre des larmes, en sapplaudissant de ce quil nommait ma conversion. Que les résolutions humaines soient sujettes à changer, cest ce qui ne ma jamais causé détonnement ; une passion les fait naître, une autre passion peut les détruire ; mais quand je pense à la sainteté de celles qui mavaient conduit à Saint-Sulpice et à la joie intérieure que le Ciel my faisait goûter en les exécutant, je suis effrayé de la facilité avec laquelle jai pu les rompre. Sil est vrai que les secours céleste sont à tous moments dune force égale à celle des passions, quon mexplique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout dun coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords. Je me croyais absolument délivré des faiblesses de lamour. Il me semblait que jaurais préféré la lecture dune page de saint Augustin, ou un quart dheure de méditation chrétienne, à tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux qui mauraient été offerts par Manon. Cependant, un instant malheureux me fit retomber dans le précipice, et ma chute fut dautant plus irréparable, que me trouvant tout dun coup au même degré de profondeur doù jétais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de labîme.
Cependant, Tiberge continuant de me rendre de fréquentes visites, dans le dessein quil mavait inspiré, je pris loccasion den faire louverture à mon père. Il me déclara que son intention était de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition et que, de quelque manière que je voulusse disposer de moi, il ne se réserverait que le droit de maider de ses conseils. Il men donna de fort sages, qui tendaient moins à me dégoûter de mon projet, quà me le faire embrasser avec connaissance. Le renouvellement de lannée scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au séminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses études de théologie, et moi pour commencer les miennes. Son mérite, qui était connu de lévêque du diocèse, lui fit obtenir de ce prélat un bénéfice considérable avant notre départ.
Mon père, me croyant tout à fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nous arrivâmes à Paris. Lhabit ecclésiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom dabbé des Grieux celle de chevalier. Je mattachai à létude avec tant dapplication, que je fis des progrès extraordinaires en peu de mois. Jy employais une partie de la nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma réputation eut tant déclat, quon me félicitait déjà sur les dignités que je ne pouvais manquer dobtenir, et sans lavoir sollicité, mon nom fut couché sur la feuille des bénéfices. La piété nétait pas plus négligée ; javais de la ferveur pour tous les exercices. Tiberge était charmé de ce quil regardait comme son ouvrage, et je lai vu plusieurs fois répandre des larmes, en sapplaudissant de ce quil nommait ma conversion. Que les résolutions humaines soient sujettes à changer, cest ce qui ne ma jamais causé détonnement ; une passion les fait naître, une autre passion peut les détruire ; mais quand je pense à la sainteté de celles qui mavaient conduit à Saint-Sulpice et à la joie intérieure que le Ciel my faisait goûter en les exécutant, je suis effrayé de la facilité avec laquelle jai pu les rompre. Sil est vrai que les secours céleste sont à tous moments dune force égale à celle des passions, quon mexplique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout dun coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords. Je me croyais absolument délivré des faiblesses de lamour. Il me semblait que jaurais préféré la lecture dune page de saint Augustin, ou un quart dheure de méditation chrétienne, à tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux qui mauraient été offerts par Manon. Cependant, un instant malheureux me fit retomber dans le précipice, et ma chute fut dautant plus irréparable, que me trouvant tout dun coup au même degré de profondeur doù jétais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de labîme.
Javais passé près dun an à Paris, sans minformer des affaires de Manon. Il men avait dabord coûté beaucoup pour me faire cette violence; mais les conseils toujours présents de Tiberge, et mes propres réflexions, mavaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois sétaient écoulés si tranquillement que je me croyais sur le point doublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans lEcole de Théologie. Je fis prier plusieurs personnes de considération de mhonorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris : il alla jusquaux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre dabbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de mavoir trahi (je nai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments) lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présente à mon exercice, et sans doute quelle eut peu de peine à me remettre.
Je neus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait quil y a, dans ces lieux, des cabinets particuliers pour les dames[21], où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint mavertir, un moment après mon retour, quune dame demandait à me voir. Jallai au parloir sur-le-champ. Dieux! quelle apparition surprenante! j y trouvai Manon. Cétait elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne lavais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce quon peut décrire. Cétait un air si fin, si doux, si engageant, lair de lAmour même. Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, jattendais, les yeux baissés et avec tremblement, quelle sexpliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, dun ton timide, quelle confessait que son infidélité méritait ma haine; mais que, sil était vrai que jeusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de minformer de son sort, et quil y en avait beaucoup encore à la voir dans létat où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en lécoutant, ne saurait être exprimé.
Elle sassit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, nosant lenvisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je neus pas la force dachever. Enfin, je fis un effort pour mécrier douloureusement : Perfide Manon! Ah! perfide! perfide! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, quelle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc? mécriai-je encore. Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je mefforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est lunique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur na jamais cessé dêtre à toi. À peine eus-je achevé ces derniers mots, quelle se leva avec transport pour venir membrasser. Elle maccabla de mille caresses passionnées. Elle mappela par tous les noms que lamour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je ny répondais encore quavec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où javais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître! Jen étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsquon se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses; on y est saisi dune horreur secrète, dont on ne se remet quaprès avoir considéré longtemps tous les environs.
Nous nous assîmes lun près de lautre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah! Manon, lui dis-je en la regardant dun œil triste, je ne métais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé daussi tendres et daussi soumis. Non, non, la Nature nen fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous lavez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourdhui pour le consoler? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais; mais au nom de toutes les peines que jai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle.