Pierre Louÿs
Cet obscur objet du désir
© КАРО, 2021
Все права защищены
La femme et le pantin
Roman espagnol
A André Lebey
Son Ami, P. L.I. Comment un mot écrit sur une coquille dœuf tint lieu de deux billets tour à tour
Le carnaval dEspagne ne se termine pas, comme le nôtre, à huit heures du matin le mercredi des Cendres. Sur la gaieté merveilleuse de Séville, le memento quia pulvis es ne répand que pour quatre jours son odeur de sépulture: et le premier dimanche de carême, tout le carnaval ressuscite.
Cest le Domingo de Piñatas, le dimanche des Marmites, la Grande Fête. Toute la ville populaire a changé de costume et lon voit courir par les rues des loques rouges, bleues, vertes, jaunes ou roses qui ont été des moustiquaires, des rideaux ou des jupons de femmes et qui flottent au soleil sur les petits corps bruns dune marmaille hurlante et multicolore. Les enfants se groupent de toutes parts en bataillons tumultueux qui brandissent une chiffe au bout dun bâton et conquièrent à grands cris les ruelles sous lincognito dun loup de toile, doù la joie des yeux séchappe par deux trous: «¡Anda! ¡Hombre! que no me conoce!» crient-ils, et la foule des grandes personnes sécarte devant cette terrible invasion masquée.
Aux fenêtres, aux miradores, se pressent dinnombrables têtes brunes. Toutes les jeunes filles de la contrée sont venues ce jour-là dans Séville, et elles penchent sous la lumière leurs têtes chargées de cheveux pesants. Les papelillos tombent comme la neige. Lombre des éventails teinte de bleu pâle les petites joues poudrerizées. Des cris, des appels, des rires bourdonnent ou glapissent dans les rues étroites. Quelques milliers dhabitants font, ce jour de carnaval, plus de bruit que Paris tout entier.
Or, le 23 février 1896, dimanche de Piñatas, André Stévenol voyait approcher la fin du carnaval de Séville avec un léger sentiment de dépit, car cette semaine essentiellement amoureuse ne lui avait procuré aucune aventure nouvelle. Quelques séjours en Espagne lui avaient appris cependant avec quelle promptitude et quelle franchise de cœur les nœuds se forment et se dénouent sur cette terre encore primitive, et il sattristait que le hasard et loccasion lui eussent été défavorables.
Tout au plus, une jeune fille avec laquelle il avait engagé une longue bataille de serpentins entre la rue et la fenêtre, était-elle descendue en courant, après lui avoir fait signe, pour lui remettre un petit bouquet rouge, avec un «Muchísima grasia, cavayero», jargonné à landalouse. Mais elle était remontée si vite, et dailleurs, vue de plus près, elle lavait tellement désillusionné, quAndré sétait borné à mettre le bouquet à sa boutonnière sans mettre la femme dans sa mémoire. Et la journée lui en parut plus vide encore.
Quatre heures sonnèrent à vingt horloges. Il quitta las Sierpes, passa entre la Giralda et lantique Alcazar, et par la calle Rodrigo il gagna les Delicias, Champs-Élysées darbres ombreux le long de limmense Guadalquivir peuplé de vaisseaux.
Cétait là que se déroulait le carnaval élégant.
À Séville, la classe aisée nest pas toujours assez riche pour faire trois repas par jour; mais elle aimerait mieux jeûner que se priver du luxe extérieur qui pour elle consiste uniquement en la possession dun landau et de deux chevaux irréprochables. Cette petite ville de province compte quinze cents voitures de maître, de forme démodée souvent, mais rajeunies par la beauté des bêtes, et dailleurs occupées par des figures de si noble race, quon ne songe point à se moquer du cadre.
André Stévenol parvint à grand-peine à se frayer un chemin dans la foule qui bordait des deux côtés la vaste avenue poussiéreuse. Le cri des enfants vendeurs dominait tout: «¡Huevo! Huevo!» Cétait la bataille des œufs.
«¡Huevo! ¿Quien quiere huevo?! A do perra gorda la docena!»
Dans des corbeilles dosier jaunes, sentassaient des centaines de coquilles dœufs, vidées, puis remplies de papelillos et recollées par une bande fragile. Cela se lançait à tour de bras, comme des balles de lycéens, au hasard des visages qui passaient dans les lentes voitures; et, debout sur les banquettes bleues, les caballeros et les señoras ripostaient sur la foule compacte en sabritant comme ils pouvaient sous de petits éventails plissés.
Dès le début, André fit emplir ses poches de ces projectiles inoffensifs, et se battit avec entrain.
Cétait un réel combat, car les œufs, sans jamais blesser, frappaient toutefois avec force avant déclater en neige de couleur, et André se surprit à lancer les siens dun bras un peu plus vif quil nétait nécessaire. Une fois même, il brisa en deux un éventail décaille fragile. Mais aussi quil était déplacé de paraître à une telle mêlée avec un éventail de bal! Il continua sans sémouvoir.
Les voitures passaient, voitures de femmes, voitures damants, de familles, denfants ou damis. André regardait cette multitude heureuse défiler dans un bruissement de rires sous le premier soleil de printemps. À plusieurs reprises il avait arrêté ses yeux sur dautres yeux, admirables. Les jeunes filles de Séville ne baissent pas les paupières et elles acceptent lhommage des regards quelles retiennent longtemps. Comme le jeu durait déjà depuis une heure, André pensa quil pouvait se retirer, et dune main hésitante il tournait dans sa poche le dernier œuf qui lui restât, quand il vit reparaître soudain la jeune femme dont il avait brisé léventail.
Elle était merveilleuse.
Privée de labri qui avait quelque temps protégé son délicat visage rieur, livrée de toutes parts aux attaques qui lui venaient de la foule et des voitures voisines, elle avait pris son parti de la lutte, et, debout, haletante, décoiffée, rouge de chaleur et de gaieté franche, elle ripostait!
Elle paraissait vingt-deux ans. Elle devait en avoir dix-huit. Quelle fût andalouse, cela nétait pas douteux. Elle avait ce type, admirable entre tous, qui est né du mélange des Arabes avec les Vandales, des Sémites avec les Germains, et qui rassemble exceptionnellement dans une petite vallée dEurope toutes les perfections opposées des deux races.
Son corps souple et long était expressif tout entier. On sentait que, même en lui voilant le visage, on pouvait deviner sa pensée et quelle souriait avec les jambes comme elle parlait avec le torse. Seules les femmes que les longs hivers du Nord nimmobilisent pas près du feu, ont cette grâce et cette liberté.Ses cheveux nétaient que châtain foncé; mais à distance, ils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque de leur conque épaisse. Ses joues, dune extrême douceur de contour, semblaient poudrées de cette fleur délicate qui embrume la peau des créoles. Le mince bord de ses paupières était naturellement sombre.
André, poussé par la foule jusquau marchepied de sa voiture, la considéra longuement. Il sourit, en se sentant ému, et de rapides battements de cœur lui apprirent que cette femme était de celles qui joueraient un rôle dans sa vie.
Sans perdre de temps, car à tout moment le flot des voitures un instant arrêtées pouvait repartir, il recula comme il put. Il prit dans sa poche le dernier de ses œufs, écrivit au crayon sur la coquille blanche les six lettres du mot Quiero, et choisissant un instant où les yeux de linconnue sattachèrent aux siens, il lui jeta lœuf doucement, de bas en haut, comme une rose.
La jeune femme le reçut dans la main.
Quiero est un verbe étonnant qui veut tout dire. Cest vouloir, désirer, aimer, cest quérir et cest chérir. Tour à tour et selon le ton quon lui donne, il exprime la passion la plus impérative ou le caprice le plus léger. Cest un ordre ou une prière, une déclaration ou une condescendance. Parfois, ce nest quune ironie.
Le regard par lequel André laccompagna signifiait simplement: «Jaimerais vous aimer.»
Comme si elle eût deviné que cette coquille portait un message, la jeune femme la glissa dans un petit sac de peau qui pendait à lavant de sa voiture. Sans doute elle allait se retourner; mais le courant du défilé lemporta rapidement vers la droite, et, dautres voitures survenant, André la perdit de vue avant davoir pu réussir à fendre la foule à sa suite.
Il sécarta du trottoir, se dégagea comme il put, courut dans une contre-allée mais la multitude qui couvrait lavenue ne lui permit pas dagir assez vite, et quand il parvint à monter sur un banc doù il domina la bataille, la jeune tête quil cherchait avait disparu.
Attristé, il revint lentement par les rues; pour lui, tout le carnaval se recouvrit soudain dune ombre.
Il sen voulait à lui-même de la fatalité maussade qui venait de trancher son aventure. Peut-être, sil eût été plus déterminé, eût-il pu trouver une voie entre les roues et le premier rang de la foule Et maintenant, où retrouver cette femme? Était-il sûr quelle habitât Séville? Si par malheur il nen était rien, où la chercher, dans Cordoue, dans Jérez, ou dans Malaga? Cétait limpossible.
Et peu à peu, par une illusion déplorable, limage devint plus charmante en lui. Certains détails des traits neussent mérité quune attention curieuse: ils devinrent dans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navrée. Il avait remarqué, ainsi, quau lieu de laisser pendre toutes lisses les deux mèches des petits cheveux sur les tempes, elle les gonflait au fer en deux coques arrondies. Ce nétait pas une mode très originale, et bien des Sévillanes prenaient le même soin; mais sans doute la nature de leurs cheveux ne se prêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boule, car André ne se souvenait pas den avoir vu qui, même de loin, pussent se comparer à celles-là.
En outre, les coins des lèvres étaient dune mobilité extrême. Ils changeaient à chaque instant et de forme et dexpression, tantôt presque retroussés, ronds ou minces, pâles ou sombres, animés dune flamme variable. Oh! on pouvait blâmer tout le reste, soutenir que le nez nétait pas grec et que le menton nétait pas romain; mais ne pas rougir de plaisir devant ces deux petits coins de bouche, cela eût passé la permission.
Il en était là de ses pensées quand un «¡Cuidao!» crié dune voix rude le fit se garer dans une porte ouverte: une voiture passait au petit trot dans la rue étroite.
Et dans cette voiture, il y avait une jeune femme, qui, en apercevant André, lui jeta très doucement, comme on jette une rose, un œuf quelle tenait à la main.
Fort heureusement, lœuf tomba en roulant et ne se brisa point, car André, complètement stupéfait de cette nouvelle rencontre, navait pas fait un geste pour le prendre au vol. La voiture avait déjà tourné le coin de la rue, quand il se baissa pour ramasser lenvoi.
Le mot Quiero se lisait toujours sur la coquille lisse et ronde, et on nen avait pas écrit dautre; mais un paraphe très décidé, qui semblait gravé par la pointe dune broche, terminait la dernière lettre comme pour répondre par le même mot.
II. Où le lecteur apprend les diminutifs de «Concepcion», prénom espagnol
Cependant, la voiture avait tourné le coin de la rue et lon nentendait plus que faiblement le pas des chevaux sonner sur les dalles dans la direction de la Giralda.
André courut à sa poursuite, anxieux de ne pas laisser échapper cette seconde occasion qui pouvait être la dernière; il arriva juste au moment où les chevaux entraient au pas dans lombre dune maison rose de la plaza del Triunfo.
Les grandes grilles noires souvrirent et se refermèrent sur une rapide silhouette féminine.
Sans doute il eût été plus avisé de préparer ses voies, de prendre des renseignements, de demander le nom, la famille, la situation et le genre de vie avant de se lancer ainsi, tête basse, dans linconnu dune intrigue, où, puisquil ne savait rien, il nétait le maître de rien. André, cependant, ne put se résoudre à quitter la place avant davoir fait un premier effort, et dès quil eut vérifié dune main rapide la correction de sa coiffure et la hauteur de sa cravate, il sonna délibérément.
Un jeune maître dhôtel se présenta derrière la grille, mais nouvrit pas.
Que demande Votre Grâce?
Faites passer ma carte à la señora.
À quelle señora? continua le domestique dune voix tranquille où le soupçon naltérait pas trop le respect.
À celle qui habite cette maison, je pense.
Mais son nom?
André, impatienté, ne répondit pas. Le domestique reprit:
Que Votre Grâce me fasse la faveur de me dire auprès de quelle señora je dois lintroduire.
Je vous répète que votre maîtresse mattend.
Le maître dhôtel, sinclinant, releva légèrement les mains en signe dimpossibilité; puis il se retira sans ouvrir et sans même avoir pris la carte.
Alors André, que la colère rendit tout à fait discourtois, sonna une seconde et une troisième fois comme à la porte dun fournisseur. «Une femme si prompte à répondre à une déclaration de ce genre, se dit-il, ne doit pas sétonner de linsistance quon met à pénétrer chez elle; elle était seule aux Delicias, elle doit vivre seule ici, et le bruit que je fais nest entendu que par elle.»
Il ne songea pas que le carnaval espagnol autorise des libertés passagères qui ne sauraient se prolonger dans la vie normale avec les mêmes chances daccueil.
La porte resta close et la maison pleine de silence comme si elle eût été déserte.
Que faire? Il se promena quelque temps sur la place, devant les fenêtres et les miradores où il espérait toujours voir apparaître le visage attendu, et, peut-être même, un signe Mais rien ne parut; il se résigna au retour.
Toutefois, avant de quitter une porte qui se fermait sur tant de mystères, il avisa non loin de là un marchand de cerrillas assis dans un coin dombre, et lui demanda:
Qui habite cette maison?
Je ne sais pas, répondit lhomme.
André lui mit dix réaux dans la main et ajouta:
Dis-le-moi tout de même.
Je ne devrais pas le dire. La señora se fournit chez moi, et si elle savait que je parle sur elle, demain ses mozos sadresseraient ailleurs, chez le Fulano, par exemple, qui vend ses boîtes à moitié vides. Au moins je nen dirai pas de mal, je ne médirai pas, cabeyro! Rien que son nom, puisque vous voulez le savoir. Cest la señora doña Concepcion Perez, femme de don Manuel Garcia.
Son mari nhabite donc pas Séville?
Son mari est en Bolibie.
Où cela?
En Bolibie, un pays dAmérique.
Sans en entendre davantage, André jeta une nouvelle pièce sur les genoux du vendeur, et rentra dans la foule pour gagner son hôtel.