Son mari nhabite donc pas Séville?
Son mari est en Bolibie.
Où cela?
En Bolibie, un pays dAmérique.
Sans en entendre davantage, André jeta une nouvelle pièce sur les genoux du vendeur, et rentra dans la foule pour gagner son hôtel.
Il restait en somme indécis. Même en apprenant labsence du mari, il navait pas trouvé que toutes les chances se penchassent de son côté. Ce marchand réservé, qui semblait en savoir plus quil nen voulait dire, laissait croire à lexistence dun autre amant déjà choisi, et lattitude du domestique nétait pas faite pour démentir ce soupçon darrière-pensée André songeait que quinze jours à peine sétendaient devant lui avant la date fixée de son retour à Paris. Suffiraient-ils pour entrer en grâce auprès dune jeune personne dont la vie sans doute était déjà prise?
Ainsi troublé par des incertitudes, il entrait dans le patio de son hôtel, quand le portier larrêta:
Une lettre pour Votre Grâce.
Lenveloppe ne portait pas dadresse.
Vous êtes sûr que cette lettre est pour moi?
On me la remet à linstant pour don Andrès Stévenol.
André la décacheta sans retard.
Elle contenait ces simples lignes, écrites sur une carte bleue:
«Don Andrès Stévenol est prié de ne pas faire tant de bruit, de ne pas dire son nom et de ne plus demander le mien. Sil se promène demain, vers trois heures, sur la route dEmpalme, une voiture passera, qui sarrêtera peut-être.»
Comme la vie est facile! pensa André.
Et en montant lescalier du premier étage, il avait déjà la vision des intimités prochaines; il cherchait les diminutifs tendres du plus charmant de tous les prénoms:
«Concepcion, Concha, Conchita, Chita[1].»
III. Comment, et pour quelles raisons, André ne se rendit pas au rendez-vous de Concha Perez
Le lendemain matin, André Stévenol eut un réveil rayonnant. La lumière entrait largement par les quatre fenêtres du mirador; et toutes les rumeurs de la ville, pas de chevaux, cris de vendeurs, sonnettes de mules ou cloches de couvent, mêlaient sur la place blanche leur bruissement de vie.
Il ne se souvenait pas davoir eu depuis longtemps une matinée aussi heureuse. Il étira ses bras, qui se tendirent avec force. Puis il les serra contre sa poitrine, comme sil voulait se donner lillusion de létreinte attendue.
Comme la vie est facile! répéta-t-il en souriant. Hier, à cette heure-ci, jétais seul, sans but, sans pensée. Il a suffi dune promenade, et ce matin me voici deux. Qui donc nous fait croire aux refus, aux dédains ou même à lattente? Nous demandons et les femmes se donnent. Pourquoi en serait-il autrement?
Il se leva, mit un punghee, chaussa des mules et sonna pour quon fît préparer son bain. En attendant, le front collé aux vitres, il regarda la place pleine de jour.
Les maisons étaient peintes de ces couleurs légères que Séville répand sur ses murs et qui ressemblent à des robes de femme. Il y en avait de couleur crème avec des corniches toutes blanches; dautres qui étaient roses, mais dun rose si fragile! dautres vert deau ou orangées, et dautres violet pâle.Nulle part les yeux nétaient choqués par laffreux brun des rues de Cadiz ou de Madrid; nulle part, ils nétaient éblouis par le blanc trop cru de Jérez.
Sur la place même, des orangers étaient chargés de nuits, des fontaines coulaient, des jeunes filles riaient en tenant des deux mains les bords de leur châle comme les femmes arabes ferment leur haïk. Et de toutes parts, des coins de la place, du milieu de la chaussée, du fond des ruelles étroites, les sonnettes des mules tintaient.
André nimaginait pas quon pût vivre ailleurs quà Séville.
Après avoir achevé sa toilette et bu lentement une petite tasse dépais chocolat espagnol, il sortit au hasard.
Le hasard, qui fut singulier, lui fit suivre le plus court chemin, des marches de son hôtel à la plaza del Triunfo; mais, arrivé là, André se souvint des précautions quon lui conseillait, et soit quil craignît de mécontenter sa «maîtresse» en passant trop directement devant sa porte, soit au contraire quil ne voulût point paraître à ce point tourmenté du désir de la voir plus tôt, il suivit le trottoir opposé sans même tourner la tête à gauche.
De là, il se rendit à Las Delicias.
La bataille de la veille avait jonché la terre de papiers et de coquilles dœufs qui donnaient au parc splendide une vague apparence darrière-cuisine. À de certains endroits, le sol avait disparu sous des dunes croulantes et bariolées. Dailleurs, le lieu était désert, car le carême recommençait.
Pourtant, par une allée qui venait de la campagne, André vit venir à lui un passant quil reconnut.
Bonjour, don Mateo, dit-il en lui tendant la main. Je nespérais pas vous rencontrer sitôt.
Que faire, monsieur, quand on est seul, inutile, et désœuvré? Je me promène le matin, je me promène le soir. Le jour, je lis ou je vais jouer. Cest lexistence que je me suis faite. Elle est sombre.
Mais vous avez des nuits qui consolent des jours, si jen crois les murmures de la ville.
Si on le dit encore, on se trompe. Daujourdhui au jour de sa mort, on ne verra plus une femme chez don Mateo Diaz. Mais ne parlons plus de moi. Pour combien de temps êtes-vous encore ici?
Don Mateo Diaz était un Espagnol dune quarantaine dannées, à qui André avait été recommandé pendant son premier séjour en Espagne. Son geste et sa phrase étaient naturellement déclamatoires. Comme beaucoup de ses compatriotes, il accordait une importance extrême aux observations qui nen comportaient point; mais cela nimpliquait de sa part ni vanité, ni sottise. Lemphase espagnole se porte comme la cape, avec de grands plis élégants. Homme instruit, que sa trop grande fortune avait seule empêché de mener une existence active, don Mateo était surtout connu par lhistoire de sa chambre à coucher, qui passait pour hospitalière. Aussi André fut-il étonné dapprendre quil avait renoncé si tôt aux pompes de tous les démons; mais le jeune homme sabstint de poursuivre ses questions.
Ils se promenèrent quelque temps au bord du fleuve, que don Mateo, en propriétaire riverain, et aussi en patriote, ne se lassait pas dadmirer.
Vous connaissez, disait-il, cette plaisanterie dun ambassadeur étranger qui préférait le Manzanarès à toutes les autres rivières, parce quil était navigable en voiture et à cheval. Voyez le Guadalquivir, père des plaines et des cités! Jai beaucoup voyagé, depuis vingt ans, jai vu le Gange et le Nil et lAtrato, des fleuves plus larges sous une plus vive lumière: je nai vu quici cette majestueuse beauté du courant et des eaux. La couleur en est incomparable. Nest-ce pas de lor qui seffile aux arches du pont? Le flot se gonfle comme une femme enceinte, et leau est pleine, pleine de terre. Cest la richesse de lAndalousie que les deux quais de Séville conduisent vers les plaines.
Puis ils parlèrent politique. Don Mateo était royaliste et sindignait des efforts persistants de lopposition, au moment où toutes les forces du pays eussent dû se concentrer autour de la faible et courageuse reine pour laider à sauver le suprême héritage dune impérissable histoire.
«Quelle chute! disait-il. Quelle misère! Avoir possédé lEurope, avoir été Charles Quint, avoir doublé le champ daction du monde en découvrant le monde nouveau, avoir eu lempire sur lequel le soleil ne se couchait point; mieux encore: avoir, les premiers, vaincu votre Napoléon,et expirer sous les bâtons dune poignée de bandits mulâtres! Quel destin pour notre Espagne!»
Il naurait pas fallu lui dire que ces bandits-là fussent les frères de Washington et de Bolivar. Pour lui, cétaient de honteux brigands qui ne méritaient même pas le garrot.
Il se calma.
Jaime mon pays, reprit-il. Jaime ses montagnes et ses plaines. Jaime la langue et le costume et les sentiments de son peuple. Notre race a des qualités dune essence supérieure. À elle seule, elle est une noblesse, à lécart de lEurope, ignorant tout ce qui nest pas elle, et enfermée sur ses terres comme dans une muraille de parc. Cest pour cela, sans doute, quelle décline au profit des nations du Nord, selon la loi contemporaine qui pousse aujourdhui de toutes parts le médiocre à lassaut du meilleur Vous savez quen Espagne on appelle hidalgos les descendants des familles pures de tout mélange avec le sang maure. On ne veut pas admettre que, pendant sept siècles, lIslam ait pris racine sur la terre espagnole. Pour moi, jai toujours pensé quil y avait ingratitude à renier de tels ancêtres. Nous ne devons guère quaux Arabes les qualités exceptionnelles qui ont dessiné dans lhistoire la grande figure de notre passé. Ils nous ont légué leur mépris de largent, leur mépris du mensonge, leur mépris de la mort, leur inexprimable fierté. Nous tenons deux notre attitude si droite en face de tout ce qui est bas, et aussi je ne sais quelle paresse devant les travaux manuels. En vérité, nous sommes leurs fils, et ce nest pas sans raison que nous continuons encore à danser leurs danses orientales au son de leurs «féroces romances.»
Le soleil montait dans un grand ciel libre et bleu. La mâture encore brune des vieux arbres du parc laissait voir par intervalles le vert des lauriers et des palmiers souples. De soudaines bouffées de chaleur enchantaient ce matin dhiver dun pays où lhiver ne se repose point.
Vous viendrez déjeuner chez moi, jespère? dit don Mateo. Ma huerta est là, près de la route dEmpalme. Dans une demi-heure, nous y serons, et, si vous le permettez, je vous garderai jusquau soir afin de vous montrer mes haras où jai quelques nouvelles bêtes.
Je serai très indiscret, sexcusa André. Jaccepte le déjeuner, mais non lexcursion. Ce soir, jai un rendez-vous que je ne puis manquer, croyez-moi.
Une femme? Ne craignez rien, je ne vous poserai pas de questions. Soyez libre. Je vous sais même gré de passer avec moi le temps qui vous sépare de lheure fixée. Quand javais votre âge, je ne pouvais voir personne pendant mes journées mystérieuses. Je me faisais servir mes repas dans ma chambre, et la femme que jattendais était le premier être à qui jeusse parlé depuis linstant de mon réveil.
Il se tut un instant, puis sur un ton de conseil:
Ah! monsieur! dit-il, prenez garde aux femmes! Je ne vous dirai pas de les fuir, car jai usé ma vie avec elles, et si ma vie était à refaire, les heures que jai passées ainsi sont parmi celles que je voudrais revivre. Mais gardez-vous, gardez-vous delles!
Et comme sil avait trouvé une expression à sa pensée, don Mateo ajouta plus lentement:
Il est deux sortes de femmes quil ne faut connaître à aucun prix: dabord celles qui ne vous aiment pas, et ensuite, celles qui vous aiment.Entre ces deux extrémités, il y a des milliers de femmes charmantes, mais nous ne savons pas les apprécier.
Le déjeuner eût été assez terne si lanimation de don Mateo neût remplacé, par un long monologue, lentretien qui fit défaut; car André, préoccupé de ses pensées personnelles, nécouta quà demi ce qui lui fut conté. À mesure que linstant du rendez-vous approchait, le battement de cœur quil avait senti naître la veille reprenait avec une insistance toujours plus pressante. Cétait un appel assourdissant en lui-même, un impératif absolu qui chassait de son esprit tout ce qui nétait pas la femme espérée. Il aurait tout donné pour que la grande aiguille de la pendule Empire où il tenait ses yeux fixés fût avancée de cinquante minutes.Mais lheure quon regarde devient immobile, et le temps ne sécoulait pas plus quune mare éternellement stagnante.
À la fin, contraint de demeurer et cependant incapable de se taire plus longtemps, il fit preuve dune jeunesse peut-être un peu récente en tenant à son hôte ce discours imprévu:
Don Mateo, vous avez toujours été pour moi un homme dexcellent conseil. Voulez-vous me permettre de vous confier un secret et de vous demander un avis?
Tout à votre disposition, dit à lespagnole Mateo en se levant de table pour passer au fumoir.
Eh bien voici cest une question balbutia André. Vraiment à tout autre quà vous je ne la poserais pas Connaissez-vous une Sévillane qui sappelle doña Concepcion Garcia?
Mateo bondit:
Concepcion Garcia! Concepcion Garcia! Mais laquelle? Expliquez-vous! il y a vingt mille Concepcion Garcia en Espagne! Cest un nom aussi commun que chez vous Jeanne Duval ou Marie Lambert. Pour lamour de Dieu, dites-moi son nom de jeune fille. Est-ce P Perez, dites-moi? Est-ce Perez? Concha Perez? Mais parlez donc!
André, complètement bouleversé par cette émotion soudaine, eut un instant le pressentiment quil valait mieux ne pas dire la vérité; mais il parla plus vite quil ne leût voulu, et, vivement, répondit:
Oui.
Alors Mateo, précisant chaque détail comme on torture une plaie, continua:
Concepcion Perez de Garcia, 22, plaza del Triunfo, dix-huit ans, des cheveux presque noirs et une bouche une bouche
Oui, dit André.
Ah! vous avez bien fait de me parler delle. Vous avez bien fait, monsieur. Si je peux vous arrêter à la porte de celle-là, ce sera une bonne action de ma part, et un rare bonheur pour vous.
Mais qui est-elle?
Comment? Vous ne la connaissez pas?
Je lai rencontrée hier pour la première fois; je ne lai même pas entendue parler.
Alors, il est encore temps!
Cest une fille?
Non, non. Elle est même, en somme, honnête femme. Elle na pas eu plus de quatre ou cinq amants. À lépoque où nous vivons, cest une chasteté.
Et
En outre, croyez bien quelle est remarquablement intelligente. Remarquablement. À la fois par son esprit, qui est des plus fins, et par sa connaissance de la vie, je la juge supérieure. Je ne lui ferai grâce daucun éloge. Elle danse avec une éloquence qui est irrésistible. Elle parle comme elle danse et elle chante comme elle parle. Quelle ait un joli visage, je suppose que vous nen doutez pas; et si vous voyiez ce quelle cache, vous diriez que même sa bouche Mais il suffit. Ai-je tout dit?
André, agacé, ne répondit pas.
Don Mateo lui saisit les deux manches de son veston, et scandant par une secousse la moindre de ses paroles, il ajouta:
Et cest la pire des femmes, monsieur, monsieur, entendez-vous? Cest la pire des femmes de la terre. Je nai plus quun espoir, quune consolation au cœur: cest que, le jour de sa mort, Dieu ne lui pardonnera pas.
André se leva:
Néanmoins, don Mateo, moi qui ne suis pas encore autorisé à parler de cette femme comme vous le faites, je nai aucun droit de ne pas me rendre au rendez-vous quelle ma donné. Ai-je besoin de vous répéter que je vous ai fait une confidence et que je regrette dinterrompre les vôtres par un départ prématuré?
Et il lui tendit la main.
Mateo se plaça devant la porte:
Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il ny a quun instant, vous me disiez encore que jétais un homme dexcellent conseil. Je naccepte pas ce jugement. Je nen ai pas besoin, pour vous parler ainsi. Joublie aussi laffection que jai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance