Et il lui tendit la main.
Mateo se plaça devant la porte:
Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il ny a quun instant, vous me disiez encore que jétais un homme dexcellent conseil. Je naccepte pas ce jugement. Je nen ai pas besoin, pour vous parler ainsi. Joublie aussi laffection que jai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance
Mais alors?
Je vous parle dhomme à homme, comme le premier venu arrêterait un passant pour lavertir dun danger grave, et je vous crie: Navancez plus, retournez sur vos pas, oubliez qui vous avez vu, qui vous a parlé, qui vous a écrit! Si vous connaissez la paix, les nuits calmes, la vie insouciante, tout ce que nous appelons le bonheur, napprochez pas Concha Perez! Si vous ne voulez pas que le jour où nous sommes partage votre passé davec votre avenir en deux moitiés de joie et dangoisse, napprochez pas Concha Perez! Si vous navez pas encore éprouvé jusquà lextrême la folie quelle peut engendrer et maintenir dans un cœur humain, napprochez pas cette femme, fuyez-la comme la mort, laissez-moi vous sauver delle, ayez pitié de vous, enfin!
Don Mateo, vous laimez donc?
LEspagnol se passa la main sur le front et murmura:
Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il ny a quun instant, vous me disiez encore que jétais un homme dexcellent conseil. Je naccepte pas ce jugement. Je nen ai pas besoin, pour vous parler ainsi. Joublie aussi laffection que jai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance Oh! non, tout est bien fini. Je ne laime ni ne la hais plus. La chose est passée. Tout sefface
Ainsi, je ne vous blesserai pas personnellement si je mabstiens de suivre vos avis? Je vous ferais volontiers un sacrifice de ce genre; mais je nai pas à men faire à moi-même Quelle est votre réponse?
Mateo regarda André; puis, changeant tout à coup lexpression de ses traits il lui dit sur un ton de boutade:
Monsieur, il ne faut jamais aller au premier rendez-vous que donne une femme.
Et pourquoi?
Parce quelle ny vient pas.
André, à qui ce mot rappelait un souvenir particulier, ne put sempêcher de sourire.
Cest quelquefois vrai, dit-il.
Très souvent. Et si, par hasard, elle vous attendait en ce moment, soyez sûr que votre absence ne ferait que déterminer son inclination pour vous.
André réfléchit, et sourit de nouveau.
Cela veut dire?
Que sans faire aucune personnalité, et quand la jeune femme à laquelle vous vous intéressez se nommerait Lola Vasquez ou Rosario Lucena, je vous conseille de reprendre le fauteuil où vous étiez tout à lheure et de ne le plus quitter sans raison sérieuse. Nous allons fumer des cigares en buvant des sirops glacés. Cest un mélange qui nest pas très connu dans les restaurants de Paris, mais qui se fait dun bout à lautre de lAmérique espagnole. Vous me direz tout à lheure si vous goûtez pleinement la fumée du havane mêlée au sucre frais.»
Un court silence suivit. Tous deux sétaient assis de chaque côté dune petite table qui portait des puros et des cendriers ronds.
Et maintenant, de quoi parlerons-nous? interrogea don Mateo.
André fit un geste qui signifiait:
Vous le savez bien.
Je commence donc», dit Mateo dune voix plus basse; et la feinte gaieté quil avait découverte un moment séteignit sous un nuage durable.
IV. Apparition dune petite moricaude dans un paysage polaire
Il y a trois ans, monsieur, je navais pas encore les cheveux gris que vous me voyez. Javais trente-sept ans; je men croyais vingt-deux; à aucun instant de ma vie je navais senti passer ma jeunesse et personne encore ne mavait fait comprendre quelle approchait de sa fin.
On vous a dit que jétais coureur: cest faux. Je respectais trop lamour pour fréquenter les arrière-boutiques, et je nai presque jamais possédé une femme que je neusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles-là, vous seriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encore, en faisant de mémoire le compte facile, je songeais que je navais jamais eu de maîtresse blonde. Jaurai toujours ignoré ces pâles objets du désir.
Ce qui est vrai, cest que lamour na pas été pour moi une distraction ou un plaisir, un passe-temps comme pour quelques-uns. Il a été ma vie même. Si je supprimais de mon souvenir les pensées et les actions qui ont eu la femme pour but, il ny resterait plus rien, que le vide.
Ceci dit, je puis maintenant vous conter ce que je sais de Concha Perez.
Cétait donc il y a trois ans, trois ans et demi, en hiver. Je revenais de France, un 26 décembre, par un froid terrible, dans lexpress qui passe vers midi le pont de la Bidassoa. La neige, déjà fort épaisse sur Biarritz et Saint-Sébastien, rendait presque impraticable la traversée du Guipuzcoa. Le train sarrêta deux heures à Zumarraga, pendant que des ouvriers déblayaient hâtivement la voie; puis il repartit pour stopper une seconde fois, en pleine montagne, et trois heures furent nécessaires à réparer le désastre dune avalanche. Toute la nuit, ceci recommença. Les vitres du wagon lourdement feutrées de neige assourdissaient le bruit de la marche et nous passions au milieu dun silence à qui le danger donnait un caractère de grandeur.
Le lendemain matin, arrêt devant Avila. Nous avions huit heures de retard, et depuis un jour entier nous étions à jeun. Je demande à un employé si lon peut descendre; il me crie:
Quatre jours darrêt. Les trains ne passent plus.
Connaissez-vous Avila? Cest là quil faut envoyer les gens qui croient morte la vieille Espagne. Je fis porter mes malles dans une fonda où don Quichotte aurait pu loger; des pantalons de peau à franges étaient assis sur des fontaines; et le soir, quand des cris dans les rues nous apprirent que le train repartait tout à coup, la diligence à mules noires qui nous traîna au galop dans la neige en manquant vingt fois de culbuter était certainement la même qui mena jadis de Burgos à lEscorial les sujets du roi Philippe Quint.
Ce que jachève de vous dire en quelques minutes, monsieur, cela dura quarante heures.
Aussi, quand, vers huit heures du soir, en pleine nuit dhiver et me privant de dîner pour la seconde fois, je repris mon coin à larrière, alors je me sentis envahi par un ennui démesuré. Passer une troisième nuit en wagon avec les quatre Anglais endormis qui me suivaient depuis Paris, cétait au-dessus de mon courage. Je laissai mon sac dans le filet, et, emportant ma couverture, je pris place comme je pus dans un compartiment dune classe inférieure qui était plein de femmes espagnoles.
Un compartiment, je devrais dire quatre, car tous communiquaient à hauteur dappui. Il y avait là des femmes du peuple, quelques marins, deux religieuses, trois étudiants, une gitane et un garde civil. Cétait, comme vous le voyez, un public mêlé. Tous ces gens parlaient à la fois et sur le ton le plus aigu. Je nétais pas assis depuis un quart dheure et déjà je connaissais la vie de tous mes voisins. Certaines personnes se moquent des gens qui se livrent ainsi. Pour moi, je nobserve jamais sans pitié le besoin quont les âmes simples de crier leurs peines dans le désert.
Tout à coup le train sarrêta. Nous passions la Sierra de Guadarrama, à quatorze cents mètres daltitude. Une nouvelle avalanche venait de barrer la route. Le train essaya de reculer: un autre éboulement lui barrait le retour. Et la neige ne cessait pas densevelir lentement les wagons.
Tout à coup le train sarrêta. Nous passions la Sierra de Guadarrama, à quatorze cents mètres daltitude. Une nouvelle avalanche venait de barrer la route. Le train essaya de reculer: un autre éboulement lui barrait le retour. Et la neige ne cessait pas densevelir lentement les wagons.
Cest un récit de Norvège, que je vous conte là, nest-il pas vrai? Si nous avions été en pays protestant, les gens se seraient mis à genoux en recommandant leur âme à Dieu; mais, hors les journées de tonnerre, nos Espagnols ne craignent pas les vengeances soudaines du ciel. Quand ils apprirent que le convoi était décidément bloqué, ils sadressèrent à la gitane, et lui demandèrent de danser.
Elle dansa. Cétait une femme dune trentaine dannées au moins, très laide comme la plupart des filles de sa race, mais qui semblait avoir du feu entre la taille et les mollets. En un instant, nous oubliâmes le froid, la neige et la nuit. Les gens des autres compartiments étaient à genoux sur les bancs de bois, et, le menton sur les barrières, ils regardaient la bohémienne. Ceux qui lentouraient de plus près «toquaient» des paumes en cadence selon le rythme toujours varié du baile flamenco.
Cest alors que je remarquai dans un coin, en face de moi, une petite fille qui chantait.
Celle-ci avait un jupon rose, ce qui me fit deviner aisément quelle était de race andalouse, car les Castillanes préfèrent les couleurs sombres, le noir français ou le brun allemand. Ses épaules et sa poitrine naissante disparaissaient sous un châle crème, et, pour se protéger du froid, elle avait autour du visage un foulard blanc qui se terminait par deux longues cornes en arrière.
Tout le wagon savait déjà quelle était élève au couvent de San José dAvila, quelle se rendait à Madrid, quelle allait retrouver sa mère, quelle navait pas de novio[2] et quon lappelait Concha Perez.
Sa voix était singulièrement pénétrante. Elle chantait sans bouger, les mains sous le châle, presque étendue, les yeux fermés; mais les chansons quelle chantait là, jimagine quelle ne les avait pas apprises chez les sœurs. Elle choisissait bien, parmi ces copias de quatre vers où le peuple met toute sa passion. Je lentends encore chanter avec une caresse dans la voix:
Dime, niña, si me quieres;
Por Dios, descubre tu pecho
ou:
Tes matelas sont des jasmins,
Tes draps des roses blanches,
Des lis tes oreillers,
Et toi, une rose qui te couches.
Je ne vous dis que les moins vives.
Mais soudain, comme si elle avait senti le ridicule dadresser de pareilles hyperboles à cette sauvagesse, elle changea de ton son répertoire et naccompagna plus la danse que par des chansons ironiques comme celle-ci, dont je me souviens:
Petite aux vingt novios
(Et avec moi vingt et un),
Si tous sont comme je suis,
Tu resteras toute seule.
La gitane ne sut dabord si elle devait rire ou se fâcher. Les rieurs étaient pour ladversaire et il était visible que cette fille dÉgypte ne comptait pas au nombre de ses qualités lesprit de repartie qui remplace, dans nos sociétés modernes, les arguments du poing fermé.
Elle se tut en serrant les dents. La petite, complètement rassurée désormais sur les conséquences de son escarmouche, redoubla daudace et de gaieté.
Une explosion de colère linterrompit. LÉgyptienne levait ses deux mains crispées:
Je tarracherai les yeux! Je tarracherai
Gare à moi! répondit Concha le plus tranquillement du monde et sans même lever les paupières. Puis, au milieu dun torrent dinjures, elle ajouta de la même voix très calme:
Gardes! quon me fournisse deux chulos, comme si elle était devant un taureau.
Tout le wagon était en joie. Olé, disaient les hommes. Et les femmes lui jetaient des regards de tendresse.
Elle ne se troubla quune fois, sous un outrage plus sensible: la gitane lappelait: «Fillette!»
Je suis femme, dit la petite en frappant ses seins naissants.
Et les deux combattantes se jetèrent lune sur lautre avec de vraies larmes de rage.
Je minterposai: les batailles de femmes sont des spectacles que je nai jamais pu regarder avec le désintéressement que leur témoignent les foules. Les femmes se battent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le coup de main qui terrasse, mais le coup dongle qui défigure ou le coup daiguille qui aveugle. Elles me font peur.
Je les séparai donc et ce nétait pas facile. Fou qui se glisse entre deux ennemies! Je fis de mon mieux; après quoi, elles se renfoncèrent chacune dans un coin avec un battement de pied de la fureur contenue.
Quand tout fut apaisé, un grand escogriffe vêtu dun uniforme de garde civil[3] surgit dun compartiment voisin. Il enjamba de ses longues bottes la barrière de bois qui servait de dossier, promena ses regards protecteurs sur le champ de bataille où il navait plus rien à faire, et avec cette infaillibilité de la police qui frappe toujours le plus faible, il appliqua sur la joue de la pauvre petite Concha un soufflet stupide et brutal.
Sans daigner expliquer cette sentence sommaire, il fit passer lenfant dans un autre compartiment, revint lui-même dans le sien par une seconde enjambée de ses bottes caricaturales, et croisa gravement les mains sur son sabre, avec la satisfaction davoir rétabli lordre public.
Le train sétait remis en marche. Nous passâmes Sainte-Marie-des-Neiges dans un paysage de prodige. Un cirque immense de blancheur sous un précipice de mille pieds se refermait à lhorizon par une ligne de montagnes pâles. La lune éclatante et glacée était lâme même de la sierra neigeuse et nulle part je ne lai vue plus divine que pendant cette nuit dhiver. Elle seule luisait, et la neige. Par moments, je me croyais en route dans un train silencieux et fantastique, à la découverte dun pôle.
Jétais seul à voir ce mirage. Mes voisins dormaient déjà. Avez-vous remarqué, cher ami, que les gens ne regardent jamais rien de ce qui est intéressant? Lan dernier, sur le pont de Triana, je métais arrêté en contemplation devant le plus beau coucher de soleil de lannée. Rien ne peut donner une idée de la splendeur de Séville dans un pareil moment. Eh bien, je regardais les passants: ils allaient à leurs affaires ou causaient en promenant leur ennui; mais pas un ne tournait la tête. Cette soirée de triomphe, personne ne la vue.
Comme je contemplais la nuit de lune et de neige et que mes yeux se lassaient déjà de son éblouissante blancheur, limage de la petite chanteuse traversa ma pensée, et je souris du rapprochement. Cette jeune moricaude dans ce paysage scandinave, cétait une mandarine sur une banquise, une banane aux pieds dun ours blanc, quelque chose dincohérent et de cocasse.
Où était-elle? Je me penchai par-dessus la barrière dappui et je la vis tout près de moi, si près que jaurais pu la toucher.
Elle sétait endormie, la bouche ouverte, les mains croisées sous le châle, et dans le sommeil sa tête avait glissé sur le bras de la religieuse voisine. Je voulais bien croire quelle était femme, puisquelle-même nous lavait dit; mais elle dormait, monsieur, comme un enfant de six mois. Presque tout son visage était emmitouflé dans son foulard à cornes qui se moulait à ses joues en boule. Une mèche ronde et noire, une paupière fermée sur des cils très longs, un petit nez dans la lumière et deux lèvres marquées dombre, je nen voyais pas plus, et pourtant je mattardai jusquà laube sur cette bouche singulière, tellement enfantine et sensuelle ensemble, que je doutais parfois si ses mouvements de rêve appelaient le mamelon de la nourrice ou les lèvres de lamant.