Jexpliquai rapidement notre double rencontre, en wagon et à la Fabrique, et jamenai la conversation sur le terrain des confidences.
Elles furent interminables.
La femme était ou se disait veuve dun ingénieur mort à Huelva. Revenue sans pension, sans ressources, elle avait mangé, en quatre ans dune existence pourtant modeste, les économies du mari. Enfin, une histoire, réelle ou fausse, que javais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri de misère:
Que faire? Moi, je nai pas de métier, je ne sais que moccuper du ménage et prier la Sainte Mère de Dieu. On ma proposé une place de concierge, mais je suis trop fière pour être servante. Je passe mes journées à léglise. Jaime mieux baiser les dalles du chœur que de balayer celles de la porte, et jattends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment. Deux femmes seules sont si exposées! Ah! caballero, les tentations ne manquent pas à qui les écoute! Nous serions riches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvais chemins! Mais le péché na jamais passé la nuit ici. Notre âme est plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardons confiance en Dieu qui connaît les siens entre mille.
Conchita, pendant ce discours, avait achevé, devant une glace clouée au mur, un travail de pastelliste avec deux doigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle se retourna, éclairée par un sourire de satisfaction, et il me sembla que sa bouche en était transfigurée.
Ah! reprit la mère, quel souci pour moi, quand je la vois partir le matin pour la Fabrique! Quels mauvais exemples on lui donne! quels vilains mots on lui apprend! Ces filles nont pas de carmin dans les joues, caballero. On ne sait jamais doù elles viennent quand elles entrent là le matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtemps que je ne la verrais plus.
Pourquoi la faites-vous travailler là?
Ailleurs, ce serait la même chose. Vous savez bien ce que cest, monsieur: quand deux ouvrières sont douze heures ensemble, elles parlent de ce quil ne faut pas pendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles se taisent.
Si elles ne font que parler, il ny a pas grand mal.
Qui donne le menu, donne la faim. Allez! ce qui perd les jeunes filles, ce sont les conseils des femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plus sage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe. Ni jeune ni vieille, jamais damie: cest ce que je voudrais pour ma fille. Et là-bas, elle en a cinq mille.
Eh bien, quelle ny retourne plus, interrompis-je.
Je sortis de ma poche deux billets et je les posai sur une table.
Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passe sur ce que vous devinez. Mais quand les cris eurent cessé, la mère mavoua en secouant la tête quil faudrait bien néanmoins que lenfant reprît son travail, car la somme était due, et au-delà, au logeur, à lépicier, au pharmacien, à la fripière. Bref, je doublai mon offrande et pris congé sur-le-champ, mettant une pudeur et un calcul également naturels à me taire ce jour-là sur mes sentiments.
* * *Le lendemain, je ne le nie pas, il était dix heures à peine quand je frappai à la porte.
Maman est sortie, me dit Concha. Elle fait son marché. Entrez, mon ami.
Elle me regarda, puis se mit à rire.
Eh bien! je me tiens sage devant maman. Quen dites-vous?
En effet.
Ne croyez pas au moins que ce soit par éducation. Je me suis élevée toute seule; cest heureux, car ma pauvre mère en aurait été bien incapable. Je suis honnête et elle sen vante; mais je maccouderais à la fenêtre en appelant les passants, que maman me contemplerait en disant: ¡Qué gracia! Je fais exactement ce quil me plaît du matin au soir. Aussi jai du mérite à ne pas faire tout ce qui me passe par la tête, car ce nest pas elle qui me retiendrait malgré les phrases quelle vous a dites.
Alors, jeune personne, le jour où un novio sera candidat, cest à vous quil devra parler?
Cest à moi. En connaissez-vous?
Non.
Jétais devant elle, dans un fauteuil de bois dont le bras gauche était cassé. Je me vois encore, le dos à la fenêtre, près dun rayon de soleil qui zébrait le plancher
Soudain elle sassit sur mes genoux, mit ses deux mains à mes épaules, et me dit:
Cest vrai!
Je ne répondis plus.
Instinctivement, javais refermé mes bras sur elle et dune main jattirais à moi sa chère tête devenue sérieuse, mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouche brûlante sur la mienne en me regardant profondément.
Primesautière, incompréhensible: telle je lai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse maffola comme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taille cédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la forme ronde de ses jambes à travers la jupe.
Elle se leva.
Non, dit-elle. Non. Non. Allez-vous-en.
Oui, mais avec toi. Viens.
Que je vous suive? et où cela? chez vous? Mon ami, vous ny comptez pas.
Je la repris dans mes bras, mais elle se dégagea.
Ne me touchez pas, ou jappelle; et alors nous ne nous reverrons plus.
Concha, Conchita, ma petite, es-tu folle? Comment, je viens chez toi en ami, je te parle comme à une étrangère; tout à coup tu te jettes dans mes bras, et maintenant cest moi que tu accuses?
Je vous ai embrassé parce que je vous aime bien; mais vous, vous ne membrasserez pas sans maimer.
Et tu crois que je ne taime point, enfant?
Non, je vous plais, je vous amuse; mais je ne suis pas la seule, nest-ce pas, caballero? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, et bien des yeux passent dans les rues. Il nen manque pas, à la Fabrique, daussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moi, cest moi, et il ny a quune moi de San Roque à Triana. Aussi je ne veux pas quon machète comme une poupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouverait plus.
Des pas montaient lescalier. Elle se retourna vers la porte et ouvrit à sa mère.
Monsieur est venu pour prendre de tes nouvelles, dit lenfant. Il tavait trouvé mauvaise mine et te croyait malade.
Je sortis une heure après, très nerveux, très agacé, et doutant à part moi si je reviendrais jamais.
Hélas! je revins; non pas une fois, mais trente. Jétais amoureux comme un jeune homme. Vous avez connu ces folies. Que dis-je! vous les éprouvez à lheure même où je vous parle, et vous me comprenez. Chaque fois que je quittais sa chambre, je me disais: «Vingt-deux heures, ou vingt heures jusquà demain», et ces douze cents minutes ne finissaient pas de couler.
Peu à peu, jen vins à passer la journée entière en famille. Je subvenais aux dépenses et même aux dettes, qui devaient être considérables, si jen juge par ce quelles me coûtèrent. Ceci était plutôt une recommandation et dailleurs aucun bruit ne courait dans le quartier. Je me persuadai facilement que jétais le premier ami de ces pauvres femmes solitaires.
Sans doute, je navais pas eu grand-peine à devenir leur familier; mais un homme sétonne-t-il jamais des facilités quil obtient? Un soupçon de plus aurait pu me mettre en garde, auquel je ne marrêtai point: je veux dire labsence de mystères et de contrainte à mon égard. Il ny avait jamais dinstant où je ne pusse entrer dans leur chambre. Concha, toujours affectueuse, mais toujours réservée, ne faisait aucune difficulté pour me rendre témoin même de sa toilette. Souvent, je la trouvais couchée le matin, car elle se levait tard depuis quelle était oisive. Sa mère sortait, et elle, ramenant ses jambes dans le lit, minvitait à masseoir près de ses genoux réunis.
Nous causions. Elle était impénétrable.
Jai vu à Tanger des Mauresques en costume, qui entre leurs deux voiles ne laissaient nus que leurs yeux, mais par là, je voyais jusquau fond de leur âme. Celle-ci ne cachait rien, ni sa vie ni ses formes, et je sentais un mur entre elle et moi.
Elle paraissait maimer. Peut-être maimait-elle. Aujourdhui encore, je ne sais que penser. À toutes mes supplications, elle répondait par un «plus tard» que je ne pouvais pas briser. Je la menaçai de partir, elle me dit: «Allez-vous-en.» Je la menaçai de violence, elle me dit: «Vous ne pourrez jamais.» Je la comblai de cadeaux, elle les accepta, mais avec une reconnaissance toujours consciente de ses bornes.
Pourtant, quand jentrais chez elle, une lumière naissait dans ses yeux, qui nétait point artificieuse.
Elle dormait neuf heures la nuit, et trois heures au milieu du jour. Ceci excepté, elle ne faisait rien. Quand elle se levait, cétait pour sétendre en peignoir sur une natte fraîche, avec deux coussins sous la tête et un troisième sous les reins. Jamais je ne pus la décider à soccuper de quoi que ce fût. Ni un travail daiguille, ni un jeu, ni un livre ne passèrent entre ses mains depuis le jour où, par ma faute, elle avait quitté la Fabrique. Même les soins du ménage ne lintéressaient pas: sa mère faisait les chambres, les lits et la cuisine, et chaque matin passait une demi-heure à coiffer la chevelure pesante de ma petite amie encore mal éveillée.
Pendant toute une semaine, elle refusa de quitter son lit. Non pas quelle se crût souffrante, mais elle avait découvert que sil était inutile de se promener sans raison dans les rues, il était encore plus vain de faire trois pas dans sa chambre et de quitter les draps pour la natte, où le costume de rigueur gênait sa nonchalance. Toutes nos Espagnoles sont ainsi: à qui les voit en public, le feu de leurs yeux, léclat de leur voix, la prestesse de leurs mouvements paraissent naître dune source en perpétuelle éruption; et pourtant, dès quelles se trouvent seules, leur vie coule dans un repos qui est leur grande volupté. Elles se couchent sur une chaise longue dans une pièce aux stores baissés; elles rêvent aux bijoux quelles pourraient avoir, aux palais quelles devraient habiter, aux amants inconnus dont elles voudraient sentir le poids chéri sur leur poitrine. Et ainsi se passent les heures.
Par sa conception des devoirs journaliers, Concha était très espagnole. Mais je ne sais de quel pays lui venait sa conception de lamour; après douze semaines de soins assidus, je retrouvais, dans son sourire, à la fois les mêmes promesses et les mêmes résistances.
Un jour, enfin, hors détat de souffrir plus longtemps cette perpétuelle attente et cette préoccupation de toutes les minutes, qui troublaient ma vie au point de la rendre inutile et vide depuis trois mois vécus ainsi, je pris à part la vieille femme en labsence de son enfant et je lui parlai à cœur ouvert, de la façon la plus pressante.
Je lui dis que jaimais sa fille, que javais lintention dunir ma vie à la sienne, que, pour des raisons faciles à entendre, je ne pouvais accepter aucun lien avoué, mais que jétais résolu à lui faire partager un amour exclusif et profond dont elle ne pouvait prendre offense.
Jai des raisons de croire, dis-je en terminant, que Conchita maimerait, mais se défie de moi. Si elle ne maime point, je nentends pas la contraindre; mais si mon seul malheur est de la laisser dans le doute, persuadez-la.
Jajoutai quen retour, jassurerais non seulement sa vie présente, mais sa fortune personnelle à lavenir. Et, pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mes engagements, je remis à la vieille une très forte liasse, en la chargeant duser de son expérience maternelle pour assurer lenfant quelle ne serait point trompée.
Plus ému que jamais, je rentrai chez moi. Cette nuit-là, je ne pus me coucher. Pendant des heures je marchai à travers le patio de ma maison, par une nuit admirable et déjà fraîche, mais qui ne suffisait pas à me calmer. Je formais des projets sans fin, en vue dune solution que je voulais prévoir bienheureuse. Au lever du soleil, je fis couper toutes les fleurs de trois massifs et je les répandis dans lallée, sur lescalier, sur le perron pour faire à ses pas jusquà moi une avenue de pourpre et de safran. Je limaginais partout, debout contre un arbre, assise sur un banc, couchée sur la pelouse, accoudée derrière les balustres ou levant les bras dans le soleil jusquà une branche chargée de fruits. Lâme du jardin et de la maison avait pris la forme de son corps.
Et voici quaprès toute une nuit dune attente insupportable et après une matinée qui semblait ne devoir plus finir, je reçus vers onze heures, par la poste, une lettre de quelques lignes. Croyez-le sans peine, je la sais encore par cœur.
Elle disait ceci:
«Si vous maviez aimée, vous mauriez attendue. Je voulais me donner à vous; vous avez demandé quon me vendît. Jamais plus vous ne me reverrez.
«Conchita.»
Deux minutes après, jétais à cheval, et midi navait pas sonné quand jarrivai à Séville, presque étourdi de chaleur et dangoisse.
Je montai rapidement, je frappai vingt fois.
Le silence.
Enfin une porte souvrit derrière moi, sur le même palier, et une voisine mexpliqua longuement que les deux femmes étaient parties le matin dans la direction de la gare, avec leurs paquets, et quon ne savait même pas quel train elles avaient pris.
Elles étaient seules? demandai-je.
Toutes seules.
Pas dhomme avec elles? Vous êtes sûre?
Jésus! je nai jamais vu dautre homme que vous en leur compagnie.
Elles nont rien laissé pour moi?
Rien; elles sont brouillées avec vous, si je les crois.
Mais reviendront-elles?
Dieu le sait. Elles ne me lont pas dit.
Il faudra bien quelles reviennent pour chercher leurs meubles.
Non. La maison est meublée. Tout ce qui leur appartenait, elles lont pris. Et maintenant, seigneur, elles sont loin.
VII. Qui se termine en cul-de-lampe par une chevelure brune
Lautomne passa. Lhiver sécoula tout entier, mais son souvenir ne seffaçait point dun détail et je sais peu dépoques aussi désastreuses dans ma vie, peu de mois aussi vides que ceux-là.
Javais cru recommencer une existence nouvelle, javais cru fixer pour longtemps, peut-être pour toujours, mon intimité amoureuse et tout croulait avant les noces. Je ne gardais même pas dans la mémoire une heure dunion véritable avec cette petite; non, pas un lien, pas une chose accomplie, rien qui pût me consoler même par la vaine pensée que, si je ne lavais plus, du moins je lavais eu et quon ne môterait pas cela
Et je laimais! Oh! que je laimais, mon Dieu! jen étais venu à croire quelle avait raison contre moi et que je métais conduit en rustre avec cette vierge de légende. «Si je la revois jamais, me disais-je, si jai cette grâce du Ciel, je resterai à ses pieds, jusquà ce quelle me fasse signe, dussé-je attendre des années. Je ne la brusquerai point: je comprends ce quelle éprouve. Elle se sait dune condition où lon prend ses pareilles comme maîtresses au moins, et elle ne veut pas dun traitement inférieur à son caractère. Elle veut méprouver, être sûre de moi, et si elle se donne, ne pas se prêter. Soit; je serai selon son désir. Mais la reverrai-je?» Et aussitôt je me reprenais à ma détresse.