Je la revis.
Ce fut un soir, au printemps. Javais passé quelques heures au théâtre del Duque, où le parfait Orejón jouait plusieurs rôles, et en sortant de là, par le silence de la nuit, je métais longtemps promené dans la Alameda spacieuse et déserte.
Je venais seul, en fumant, par la calle Trajano, quand je mentendis doucement appeler par mon nom, et un tremblement me saisit, car javais reconnu la voix.
Don Mateo!
Je me retournai: il ny avait personne. Pourtant, je ne rêvais pas encore
Concha! criai-je. Concha! Où es-tu?
¡Chito! voulez-vous bien vous taire! Vous allez réveiller maman.
Elle me parlait du haut dune fenêtre grillée, dont la pierre était à peu près à la hauteur de mes épaules. Et je la vis, en costume de nuit, les deux bras drapés par les coins dun châle puce, accoudée sur le marbre, derrière les barres de fer.
Eh bien! mon ami, cest ainsi que vous mavez traitée», continua-t-elle à voix basse.
Mais jétais bien incapable de me défendre
Penche-toi, lui dis-je. Encore un peu, mon cœur. Je ne te vois pas dans cette ombre. Plus à gauche, où éclaire la lune.
Elle y consentit en silence, et je la regardai, avec une ivresse absolue, pendant un temps que je ne puis mesurer.
Je lui dis encore:
Donne-moi ta main.
Elle me la tendit à travers les barreaux, et sur les doigts, et dans la paume et le long du bras nu et chaud, je fis traîner mes lèvres Jétais fou. Je ny croyais pas. Cétait sa peau, sa chair, son odeur; cétait elle tout entière que je tenais là sous mon baiser, après combien de nuits dinsomnie!
Je lui dis encore:
Donne-moi ta bouche.
Mais elle secoua la tête et retira sa main.
Plus tard.
Oh! ce mot! que de fois je lavais entendu déjà, et il revenait, dès la première rencontre, comme une barrière entre nous!
Je la pressai de questions. Quavait-elle fait? Pourquoi ce départ précipité? Si elle mavait parlé, jaurais obéi. Mais partir ainsi, après une simple lettre et si cruellement!
Elle me répondit:
Cest de votre faute.
Jen convins. Que naurais-je pas avoué! Et je me taisais.
Pourtant je voulais savoir. Quétait-elle devenue depuis de si longs mois? Doù venait-elle? Depuis quand était-elle dans cette maison grillée?
Nous sommes allées dabord à Madrid, puis à Carabanchel où nous avons des parents. De là, nous sommes revenues ici, et me voilà.
Vous habitez toute la maison?
Oui. Elle nest pas grande, mais cest encore beaucoup pour nous.
Et comment avez-vous pu la louer?
Grâce à vous. Maman faisait des économies sur tout ce que vous lui donniez.
Cela ne durera pas longtemps
Nous avons encore de quoi vivre ici honnêtement pendant un mois.
Et après?
Après? Est-ce que vous croyez sérieusement, mon ami, que je serai embarrassée?»
Je ne répondis rien, mais je laurais tuée de tout mon cœur.
Elle reprit:
Vous ne mentendez pas. Si je veux rester ici, je saurai comment faire; mais qui vous dit que jy tienne tant? Lannée dernière, jai couché pendant trois semaines sous le rempart de la Macarena. Je demeurais là, par terre, presque au coin de la rue San-Luis, vous savez, à lendroit où se tient le sereno; cest un brave homme; il naurait pas permis quon sapprochât de moi pendant mon sommeil, et il ne mest jamais rien arrivé, que des aventures en paroles. Je puis retourner là demain, je connais ma touffe dherbe; on ny est pas mal, croyez-moi. Dans le jour, je travaillerai à la Fábrica ou ailleurs. Je sais vendre des bananes, sans doute? Je sais tricoter un châle, tresser des pompons de jupe, composer un bouquet, danser le flamenco et la sevillana. Allez, don Mateo, je me tirerai daffaire!
Elle me parlait à voix basse et pourtant jentendais sonner chacun de ses mots comme des paroles sinaïtiques dans la rue vide et pleine de lune. Je lécoutais moins que je ne regardais bouger la double ligne de ses lèvres. Sa voix tintait dans un murmure clair comme un carillon de cloches de couvent.
Toujours accoudée, la main droite plongée dans ses cheveux lourds et la tête soutenue par les doigts, elle reprit avec un soupir:
Mateo, je serai votre maîtresse après-demain.
Je tremblais:
Ce nest pas sincère.
Je vous le dis.
Alors, pourquoi si tard, ma vie! Si tu consens, si tu maimes
Je vous ai toujours aimé.
Pourquoi pas à lheure où nous sommes? Vois comme les barreaux sont écartés du mur. Entre eux et la fenêtre, je passerais
Vous y passerez dimanche soir. Aujourdhui, je suis plus noire de péchés quune gitane; je ne veux pas devenir femme dans cet état de damnation: mon enfant serait maudit, si je suis grosse de vous. Demain, je dirai à mon confesseur tout ce que jai fait depuis huit jours et même ce que je ferai dans vos bras pour quil men donne labsolution davance: cest plus sûr. Le dimanche matin, je communierai à la grand-messe et, quand jaurai dans mon sein le corps de Notre-Seigneur, je lui demanderai dêtre heureuse le soir et aimée le reste de ma vie. Ainsi soit-il!
Oui, je le sais bien. Cest une religion très particulière; mais nos femmes dEspagne nen connaissent pas dautre. Elles croient fermement que le Ciel a des indulgences inépuisables pour les amoureuses qui vont à la messe, et quau besoin il les favorise, garde leur lit, exalte leurs flancs, pourvu quelles noublient pas de lui conter leurs chers secrets. Si elles avaient raison, pourtant! que de chastetés pleureraient, durant la vie éternelle, une vie terrestre insignifiante.
Allons, reprit Concha, quittez-moi, Mateo. Vous voyez bien que ma chambre est vide. Ne soyez, à cause de moi, ni impatient, ni jaloux. Vous me trouverez là, mon amant, dimanche soir, tard dans la nuit; mais vous allez me promettre auparavant que jamais vous ne parlerez à ma mère, et quau matin vous me quitterez avant lheure où elle séveille. Ce nest pas que je craigne dêtre vue: je suis maîtresse de moi, vous le savez; aussi je nai besoin de ses conseils, ni pour vous, ni contre vous. Cest un serment juré?
Comme il te plaira.
Cest bien. Soyez lié par ceci.
Et renversant la tête elle fit glisser entre les barreaux tous ses cheveux comme un ruisseau de parfums. Je les pris dans mes mains, je les pressai sur ma bouche, je me baignai le visage dans leur onde noire et chaude
Puis ils séchappèrent de mes doigts et elle ferma la fenêtre sombre.
VIII. Où le lecteur commence à comprendre qui est le pantin de cette histoire
Deux matins, deux jours et deux nuits interminables succédèrent. Jétais heureux, souffrant, inquiet. Je crois bien que sur les sentiments contradictoires qui magitaient en même temps, la joie, une joie trouble et presque douloureuse, dominait.
Je puis dire que pendant ces quarante-huit heures, je me représentai cent fois «ce qui allait arriver», la scène, les paroles et jusquaux silences. Malgré moi, je jouais en pensée le rôle imminent qui mattendait. Je me voyais, et elle dans mes bras. Et de quart dheure en quart dheure, la scène identique repassait, avec tous ses longs détails, dans mon imagination épuisée.
Lheure vint. Je marchais dans la rue, nosant marrêter sous ses fenêtres, de peur de la compromettre, et pourtant agacé en songeant quelle me regardait derrière les vitres et me laissait attendre dans une agitation étouffante.
Je puis dire que pendant ces quarante-huit heures, je me représentai cent fois «ce qui allait arriver», la scène, les paroles et jusquaux silences. Malgré moi, je jouais en pensée le rôle imminent qui mattendait. Je me voyais, et elle dans mes bras. Et de quart dheure en quart dheure, la scène identique repassait, avec tous ses longs détails, dans mon imagination épuisée.
Lheure vint. Je marchais dans la rue, nosant marrêter sous ses fenêtres, de peur de la compromettre, et pourtant agacé en songeant quelle me regardait derrière les vitres et me laissait attendre dans une agitation étouffante.
Mateo!
Elle mappelait enfin.
Javais quinze ans, monsieur, à cet instant de ma vie. Derrière moi, vingt années damour sévanouissaient comme un seul rêve. Jeus lillusion absolue que pour la première fois jallais coller mes lèvres aux lèvres dune femme et sentir un jeune corps chaud plier et peser sur mon bras.
Mélevant dun pied sur une borne et de lautre sur les barreaux recourbés, jentrai chez elle comme un amoureux de théâtre, et je létreignis.
Elle était debout le long de moi-même, elle sabandonnait et se raidissait à la fois. Nos deux têtes jointes par la bouche se penchaient ensemble sur lépaule en haletant des narines et en fermant les yeux. Jamais je ne compris aussi bien, dans le vertige, légarement, linconscience où je me trouvais, tout ce quon exprime de véritable en parlant de «livresse du baiser». Je ne savais plus qui nous étions, ni rien de ce qui avait eu lieu, ni ce quil adviendrait de nous. Le présent était si intense que lavenir et le passé disparaissaient en lui. Elle remuait ses lèvres avec les miennes, elle brûlait dans mes bras, et je sentais son petit ventre, à travers la jupe, me presser dune caresse impudique et fervente.
«Je me sens mal, murmura-t-elle. Je ten supplie, attends Je crois que je vais tomber Viens dans le patio avec moi, je métendrai sur la natte fraîche Attends Je taime mais je suis presque évanouie.»
Je me dirigeai vers une porte.
Non, pas celle-là. Cest la chambre de maman. Viens par ici. Je te guiderai.
Un carré de ciel noir étoilé, où seffilaient des nuées bleuâtres, dominait le patio blanc. Tout un étage brillait, éclairé par la lune, et le reste de la cour reposait dans une ombre confidentielle.
Concha sétendit à lorientale sur une natte. Je massis auprès delle et elle prit ma main.
Mon ami, me dit-elle, maimerez-vous?
Tu le demandes!
Combien de temps maimerez-vous?
Je redoute ces questions que posent toutes les femmes, et auxquelles on ne peut répondre que par les pires banalités.
Et quand je serai moins jolie, maimerez-vous encore? Et quand je serai vieille, tout à fait vieille, maimerez-vous encore? Dis-le-moi, mon cœur. Quand même ce ne serait pas vrai, jai besoin que tu me le dises et que tu me donnes des forces. Tu vois, je tai promis pour ce soir, mais je ne sais pas du tout si jen aurai le courage Je ne sais même pas si tu le mérites. Ah! Sainte Mère de Dieu! si je me trompais sur toi, il me semble que toute ma vie en serait perdue. Je ne suis pas de ces filles qui vont chez Juan et chez Miguel, et de là chez Antonio. Après toi je nen aimerai plus dautre et, si tu me quittes, je serai comme morte.
Elle se mordit la lèvre avec une plainte oppressée, en fixant les yeux dans le vide, mais le mouvement de sa bouche sacheva en sourire.
Jai grandi, depuis six mois. Déjà je ne peux plus agrafer mes corsages de lété dernier. Ouvre celui-ci, tu verras comme je suis belle.
Si je le lui avais demandé, elle ne leût sans doute pas permis, car je commençais à douter que cette nuit dentretien sachevât jamais en nuit damour; mais je ne la touchais plus: elle se rapprocha.
Hélas! les seins que je mis à nu en ouvrant ce corsage gonflé, étaient des fruits de Terre Promise. Quil en soit daussi beaux, cest ce que je ne sais point. Eux-mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de ce soir-là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance et leur déclin. Je crois fermement que jai vu ceux-ci pendant leur éclair de perfection.
Elle, cependant, avait tiré du milieu deux un scapulaire de drap neuf et elle le baisait pieusement, en surveillant mon émotion du coin de son œil à demi fermé.
Alors je vous plais?
Je la repris dans mes bras.
Non, tout à lheure.
Quy a-t-il encore?
Je ne suis pas disposée, voilà tout.
Et elle referma son corsage.
Vraiment je souffrais. Maintenant je la suppliais presque avec brusquerie en luttant contre ses mains qui redevenaient protectrices. Je laurais chérie et malmenée à la fois. Son obstination à me séduire et à me repousser, ce manège qui durait depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où jen attendais le dénouement, arrivait à exaspérer ma tendresse la plus patiente.
Ma petite, lui dis-je, tu te joues de moi, mais prends garde que je ne me lasse.
Cest ainsi? Eh bien, je ne vous aimerai même pas aujourdhui, don Mateo. À demain.
Je ne reviendrai plus.
Vous reviendrez demain.
Furieux, je remis mon chapeau et sortis, déterminé à ne plus la revoir.
Je tins ma résolution jusquà lheure où je mendormis, mais mon réveil fut lamentable.
Et quelle journée, je men souviens!
Malgré mon serment intérieur, je pris la route de Séville. Jétais attiré vers elle par une invincible puissance; je crus que ma volonté avait cessé dêtre; je ne pouvais plus décider de la direction de mes pas.
Pendant trois heures de fièvre et de lutte avec moi-même, jerrai dans la cale Amor de Dios, derrière la rue où demeurait Concha, toujours sur le point de parcourir les vingt pas qui me séparaient delle Enfin je lemportai, je partis presque en courant dans la campagne et je ne frappai point à la fenêtre adorée, mais quel misérable triomphe!
Le lendemain, elle était chez moi.
Puisque vous navez pas voulu venir, cest moi qui viens à vous, me dit-elle. Direz-vous encore que je ne vous aime point?
Monsieur, je me serais jeté à ses pieds.
Vite, montrez-moi votre chambre, ajouta-t-elle. Je ne veux pas que vous maccusiez de nonchalance, aujourdhui. Croyez-vous que je ne sois pas impatiente, moi aussi? Vous seriez bien surpris si vous saviez ce que je pense.
Mais dès quelle fut entrée, elle se reprit:
Non, au fait, pas celle-ci. Il y a eu trop de femmes dans ce vilain lit. Ce nest pas la chambre quil faut à une mozita. Prenons-en une autre, une chambre damis, qui ne soit à personne. Voulez-vous?
Cétait encore une heure dattente. Il fallait ouvrir les fenêtres, mettre des draps, balayer
Enfin tout fut prêt, et nous montâmes.
Dire que jétais cette fois assuré de réussir, je ne loserais; mais enfin javais des espérances. Chez moi, seule, sans protection contre mon sentiment si connu delle, il me semblait improbable quelle se fût risquée avant davoir fait en pensée le sacrifice quelle prétendait moffrir
Dès que nous fûmes seuls, elle défit sa mantille, qui était attachée avec quatorze épingles à ses cheveux et à son corsage, puis, très simplement, elle se déshabilla. Javoue quau lieu de laider, je retardais plutôt ce long travail, et que vingt fois je linterrompis pour poser mes lèvres sur ses bras nus, ses épaules rondes, ses seins fermes, sa nuque brune. Je regardais son corps apparaître de place en place, aux limites du linge, et je me persuadais que cette jeune peau rebelle allait enfin se livrer.