Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке - Пьер Луис 8 стр.


Conchita est la seule femme que jaie vue égale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.

Je la vois toujours, avançant et reculant dun petit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, pour baisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, son bras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la vois délicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur, frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter ses doigts à lextrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux.


Je la vois: elle sortait de scène dans un état dexcitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout donnait à son buste une expression dexubérance et de jeunesse vivace: elle était resplendissante.


Pendant un mois il en fut ainsi de nos relations. Elle me tolérait dans larrière-boutique de son estrade théâtrale. Je navais pas même le droit de laccompagner à sa porte, et je ne gardais ma place auprès delle quà la condition de ne lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent. Quant à lavenir, jignore ce quelle en pensait; pour moi, je navais nulle idée dune solution quelconque à cette aventure pitoyable.

Je savais vaguement quelle habitait avec sa mèredans lunique faubourg de la ville, près de la plaza de Toros,une grande maison blanche et verte qui abritait aussi les familles de six autres bailerinas. Ce qui se passait dans une telle cité de femmes, je nosais limaginer. Et pourtant, nos danseuses mènent une vie bien réglée: de huit heures du soir à cinq heures du matin elles sont en scène; elles rentrent exténuées à laube, elles dorment, souvent toutes seules, jusquau milieu de laprès-midi. Il ny a guère que la fin du jour dont elles pourraient abuser; encore la crainte dune grossesse ruineuse retient-elle ces pauvres filles, qui dailleurs ne se résoudraient pas tous les soirs à augmenter par dautres fatigues les efforts dune pénible nuit.

Toutefois je ny songeais pas sans inquiétude. Deux des amies de Concha, deux sœurs, avaient un frère plus jeune qui vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines et excitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois.

On lappelait le Morenito[9]. Jai toujours ignoré son vrai nom. Concha lappelait à notre table, le nourrissait à mes frais et me prenait des cigarettes quelle lui mettait entre les lèvres.

À tous mes mouvements dimpatience, elle répondait par des haussements dépaules, ou par des phrases glaciales qui me faisaient souffrir davantage.

 Le Morenito est à tout le monde. Si je prenais un amant, il serait à moi comme ma bague et tu le saurais, Mateo.

Je me taisais. Dailleurs, les bruits qui couraient sur la vie privée de Concha la représentaient comme inattaquable, et javais trop le désir de la croire telle pour ne pas accepter, de confiance même, des rumeurs sans fondement. Aucun homme ne lapprochait avec le regard si particulier de lamant qui retrouve en public sa femme de la nuit précédente. Jeus des querelles à ce propos, avec des prétendants que je gênais sans doute, mais jamais avec personne qui se vantât de lavoir connue. Plusieurs fois, jessayai de faire parler ses amies. On me répondait toujours: «Elle est mozita. Et elle a bien raison.»

De rapprochement avec moi, il nétait même pas question. Elle ne me demandait rien. Elle ne maccordait rien. Si joyeuse autrefois, elle était devenue grave et ne parlait presque plus. Que pensait-elle? Quattendait-elle de moi? Ceût été peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plus clair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables dun chat.

* * *

Une nuit, sur un signe de la directrice, elle quitta la scène avec trois autres danseuses, et monta au premier étage, pour faire une sieste, me dit-elle. Elle avait souvent de ces absences dune heure, dont je ne prenais pas ombrage, car toute menteuse et fausse quelle fût, je croyais ses moindres paroles.

 Quand nous avons bien dansé, mexpliquait-elle, on nous fait un peu dormir. Sans cela, nous aurions des rêves sur la scène.

Elle était donc montée cette fois encore, et pour respirer un air plus pur, javais quitté la salle pendant une demi-heure.

En rentrant, je rencontrai dans le couloir une danseuse un peu simple desprit et, cette nuit-là, un peu grise, quon surnommait la Gallega.

 Tu reviens trop tôt, me dit-elle.

 Pourquoi?

 Conchita est toujours là-haut.

 Jattendrai quelle séveille. Laisse-moi passer.

Elle paraissait ne pas comprendre.

 Quelle séveille?

 Eh bien, oui, quas-tu?

 Mais elle ne dort pas.

 Elle ma dit

 Elle ta dit quelle allait dormir? Ah! bien!

Elle voulait se contenir. Mais quoi quelle en eût, et malgré ses lèvres pincées avec effort, le rire éclata dans sa bouche.

Jétais devenu blême.

 Où est-elle? dis-le-moi immédiatement! criai-je en lui prenant le bras.

 Ne me faites pas de mal, caballero. Elle montre son nombril à des Inglès[10]. Dieu sait que ça nest pas ma faute. Si javais su je ne vous aurais rien dit. Je ne veux me brouiller avec personne, je suis bonne fille, caballero.

Le croiriez-vous? Je restai impassible. Seulement un grand froid menvahit, comme si une haleine de cave sétait glissée entre mes vêtements et moi; mais ma voix nétait pas tremblante.

 Gallega, lui dis-je, conduis-moi là-haut.

Elle secoua la tête.

Je repris:

 On ne saura pas que tu mas parlé. Fais vite Cest ma novia, tu comprends Jai le droit de monter Conduis-moi.

Et je lui mis un napoléon dans la main.

Un instant après, jétais seul, sur le balcon dune cour intérieure, et par la porte-fenêtre je voyais, monsieur, une scène denfer.

Il y avait là une seconde salle de danse, plus petite, très éclairée, avec une estrade et deux guitaristes. Au milieu, Conchita nue et trois autres nudités quelconques de femmes, dansaient une jota forcenée devant deux Anglais assis au fond. Jai dit nue, elle était plus que nue. Des bas noirs, longs comme des jambes de maillot, montaient tout en haut de ses cuisses, et elle portait aux pieds de petits souliers sonores qui claquaient sur le parquet. Je nosai pas linterrompre. Javais peur de la tuer.

Hélas! mon Dieu! jamais je ne lai vue si belle! Il ne sagissait plus de ses yeux ni de ses doigts: tout son corps était expressif comme un visage, plus quun visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait sur lépaule comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans le pli de sa hanche, des rougissements de joue au tournant de ses flancs; sa poitrine semblait regarder en avant par deux grands yeux fixes et noirs. Jamais je ne lai vue si belle: les faux plis de la robe altèrent lexpression de la danseuse et font dévier à contre-sens la ligne extérieure de sa grâce; mais là, par une révélation, je voyais les gestes, les frissons, les mouvements des bras, des jambes, du corps souple et des reins musclés naître indéfiniment dune source visible: le centre même de la dame, son petit ventre noir et brun.

Hélas! mon Dieu! jamais je ne lai vue si belle! Il ne sagissait plus de ses yeux ni de ses doigts: tout son corps était expressif comme un visage, plus quun visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait sur lépaule comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans le pli de sa hanche, des rougissements de joue au tournant de ses flancs; sa poitrine semblait regarder en avant par deux grands yeux fixes et noirs. Jamais je ne lai vue si belle: les faux plis de la robe altèrent lexpression de la danseuse et font dévier à contre-sens la ligne extérieure de sa grâce; mais là, par une révélation, je voyais les gestes, les frissons, les mouvements des bras, des jambes, du corps souple et des reins musclés naître indéfiniment dune source visible: le centre même de la dame, son petit ventre noir et brun.

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