Enfin, neuve pour elle, au moins. Elle était certaine que la jeune femme aisée qui sétait débarrassée de la veste au Goodwill du coin avait dû payer un joli paquet pour elle. Chryssie navait payé que quelques dollars, mais le vêtement la faisait ressembler à une justicière implacable.
Elle inclina la hanche comme elle avait vu Michelle Gellar le faire dans des rediffusions de Buffy contre les vampires. Même si Chryssie était probablement plus du genre Willow, avec ses cheveux roux, sa peau laiteuse, et un talent pour botter des fesses qui était proche de zéro. Willow passait le plus clair de son temps en mocassins avec le nez dans un livre, ce qui correspondait parfaitement à la description de Chryssie.
Chryssie était en équilibre précaire sur ses bottes de dure à cuire. Les étourdissements étaient des compagnons permanents.
Mais, ça, cétait avant. Aujourdhui était un autre jour.
Les bottes étaient un autre accessoire nécessaire, aujourdhui. Elle les avait aussi dégotées au dépôt-vente. La veste et les bottes avaient probablement appartenu à la même jet-setteuse philanthrope. Chryssie navait jamais rien porté dautre que des chaussures plates, et elle navait jamais levé le poing, et encore moins le pied, pour botter les fesses de qui que ce soit. Pour quelquun qui avait de la peine à remplir ses poumons doxygène, ça navait aucun sens de les lever au-dessus du sol plus haut que la normale.
Ça aussi, ça prenait fin aujourdhui.
Le docteur va vous recevoir dans un instant, asseyez-vous, sil vous plaît.
Chryssie reporta son poids sur son côté droit et se retourna. Elle avait trouvé un préservatif à lintérieur des bottes quand elle les avait achetées, confortant confirmant un peu plus le statut rebelle de leur précédente propriétaire. Chryssie lavait laissé là. Pas quelle ait la moindre intention de lutiliser prochainement. Son heure était bientôt venue. Mais savoir le contraceptif dans ses bottes la faisait se sentir encore plus implacable.
Les talons de ses bottes roulèrent une pelle à la crasse sur le sol avec des slurp slurp slurp à chaque pas. Cétait ce quelle avait connu de plus proche dune expérience charnelle. La seule expérience quelle aurait jamais, jusquà la fin de ses jours. Un baiser était pratiquement hors de question pour quelquun qui pouvait à peine respirer, alors retenir son souffle pendant que quelquun dautre lui fourrait sa langue dans la bouche, encore moins.
Quand le docteur pourrait la recevoir, il serait le dernier homme quelle verrait. À part les gardiens de prison. Et ça, cétait si elle quittait cet endroit en vie. La société ne voyait pas dun très bon œil quon laisse les meurtriers de sang-froid courir les rues.
Enfin, du moins les pauvres.
La main de Chryssie se posa sur le froid canon en métal enfoui dans la poche de sa veste. Lacier était plus chaud que ses doigts. Mais tout était plus chaud quelle. Chaque jour de sa vie, elle navait rien ressenti dautre que le froid. Le froid et la fatigue et la faiblesse et linutilité.
Faisant des yeux le tour de la salle dattente, elle vit tant de cas désespérés. Personnellement, elle ne faisait plus semblant davoir de lespoir. Les gens venaient dans cette petite clinique miteuse, au fond dune ruelle, en dernier recours. Chryssie aurait été lune dentre eux quelques mois plus tôt, mais elle nen était plus à se raconter des histoires. Elle était à court doptions.
La maladie sétait propagée dans tous les recoins de son corps, et maintenant, cétait même devenu difficile de respirer. Il ny avait rien qui puisse atténuer sa souffrance. Avant quelle aille en enfer, il y avait juste une chose quelle avait besoin de faire.
Mademoiselle Slayer, le docteur va vous recevoir, à présent.
Chryssie se leva sur des jambes flageolantes. La main dans sa poche droite était ferme. Les talons de ses bottes claquèrent sur le linoléum en décomposition en direction de la salle dexamen. Lodeur de mort sintensifia encore à mesure quelle sapprochait de la porte ouverte.
La petite salle dexamen était identique à toutes celles quelle avait déjà vues durant ses vingt années dexistence. Un évier aseptisé entouré dinstruments en métal. Des affiches qui se décollaient prévenaient des risques de ne pas se faire vacciner et immuniser. Toutes les piqûres du monde navaient rien pu faire pour Chryssie et sa sœur.
Elle ne se donna pas la peine de se déshabiller. Cétaient les vêtements dans lesquels elle voulait être enterrée. En plus, ces bottes étaient galères à enfiler, elle nallait pas les enlever si vite. Pas quand elle les portait pour botter le cul de lhomme responsable de la mort de sa sœur.
La porte souvrit en grand, et il apparut. Il ne sétait même pas donné la peine de frapper pour savoir si elle était prête avant dentrer. Il navait pas changé. La même moustache en guidon de vélo. Les mêmes sourcils froncés. Les mêmes mains boudinées.
Il ne lui adressa même pas un regard. Ses yeux restèrent rivés sur ses dossiers. Exactement comme quand elle nétait encore quune enfant et que ses symptômes nétaient pas encore apparus. Elle ne lui avait été daucune utilité, parce quelle avait été en bonne santé. Sa grande sœur de dix-huit ans, malade, avait eu plus de valeur.
Mademoiselle Slayer, cest bien ça ?
Cest exact, dit Chryssie en caressant la sécurité de son arme.
Ce nétait pas un pieu comme celui de lhéroïne dont elle avait emprunté le nom, mais elle avait la ferme intention de viser le cœur de ce démon quand le moment viendrait.
Je suis désespérée. On ma dit que vous étiez mon seul espoir.
Elle avait la voix tremblante en racontant ce mensonge. Elle navait jamais été très douée pour mentir. Pourquoi sembêter à inventer des trucs quand sa propre réalité était si pénible.
Jai déjà vu ces symptômes auparavant, dit le médecin en ne levant toujours pas les yeux, regardant uniquement ses papiers. Fatigue permanente, intolérance au froid, souffle court, et votre bilan sanguin
Elle vit le calcul dans ses yeux. Le vit soustraire dune colonne en plissant les paupières. Puis multiplier dans une autre lorsque ses petits yeux perçants sarrondirent.
Il y a un traitement expérimental que vous pourriez essayer si
Le bloc-notes et les dossiers tombèrent avec fracas sur le sol. Les papiers contenant le diagnostic condamnant Chryssie se détachèrent et séparpillèrent, se collant au bazar malpropre sous leurs pieds. Il ny eut pas le slurp slurp slurp de talons se décollant de la crasse du sol. Uniquement le déclic assourdissant de la sécurité qui senlevait.
Il leva les yeux, alors. Droit sur le sombre canon de larme de Chryssie. Il desserra les mâchoires et sa bouche souvrit en grand.
Je mappelle Chrysanthème Jones. Tu as tué ma sœur. Prépare-toi à mourir.
Quoi ?
Chryssie soupira. Elle avait préparé plusieurs discours de vengeance différents. Puisque Princess Bride avait été le film préféré de sa sœur, ça paraissait être ce qui convenait le mieux. Encore une chose que ce médecin avait fichue en lair. Heureusement, elle avait préparé une deuxième réplique. Comme la première, les mots nétaient pas delle.
Ne crie pas, dit Chryssie. Naie pas peur. Ça ne fera pas mal du tout, et ensuite tu seras dans un monde meilleur.
Ne crie pas, dit Chryssie. Naie pas peur. Ça ne fera pas mal du tout, et ensuite tu seras dans un monde meilleur.
Chryssie se souvenait encore du jour où sa sœur avait été emmenée. Elle avait été présente dans la chambre avec elle. Sa petite main enfouie dans la main de sa grande sœur. Jacinthe avait désespérément voulu aller mieux. Pas juste pour elle-même, mais pour Chryssie aussi. Elles venaient juste de perdre leur mère lannée précédente. Elles étaient tout ce qui leur restait.
Le médecin avait prononcé ces mots, lavait emmenée au bloc, et Jacinthe avait disparu. On ne lavait plus jamais revue. Excepté quand des morceaux de son corps étaient réapparus lors dun coup de filet du FBI, dans une version moderne des profanateurs de sépulture. Les autorités avaient pincé les étudiants en médecine qui avaient acheté les morceaux de corps malades, mais elles navaient jamais été capables didentifier le revendeur. Quand les noms des personnes décédées avaient été révélés, Chryssie sétait immédiatement souvenue du dernier jour où elle avait vu sa sœur, ainsi que du médecin qui avait prononcé ces dernières paroles.
Cest ce que vous avez dit à ma sœur avant de la tuer et de la découper comme une tarte aux patates douces à Thanksgiving.
Jai dit la vérité, dit-il. Elle na pas souffert.
Vous lavez tuée.
Elle allait mourir. Il ny avait rien que quiconque pouvait faire, à part étudier les symptômes de sa maladie.
Le doigt de Chryssie posé sur la détente recula dun millimètre vers lintérieur. Mais les yeux du médecin avaient perdu leur frayeur. Il la regardait à nouveau comme si elle était un spécimen de laboratoire.
Vous savez à quel point les gens comme vous sont rares ? demanda-t-il en jetant un œil vers le sommet de son crâne. Et ils ont toujours les cheveux roux.
Chryssie sempêcha de passer la main dans ses mèches rouge sang. Tout comme sa mère et sa sœur, la couleur ressemblait à des flammes lui sortant directement du crâne.
Il y a de lhélium dans votre sang, continua-t-il. Ce nest pas normal. Vous devriez être morte. À vous regarder, vous le serez dans peu de temps.
Vous dabord.
Elle tendit les bras. Ses mains étaient fermes, ce qui était surprenant vu quelle sétait sentie faible tous les jours de sa vie depuis quelle avait douze ans. Mais son index ne voulait toujours pas plier. Elle avait envie de poignarder cet homme. Elle devrait peut-être faire ça avec un pieu, à la place.
Écoute, chérie, je vois bien quil faut faire la queue, mais je nai pas que ça à faire.
Chryssie et le médecin tournèrent tous les deux brusquement la tête vers la fenêtre doù provenait la voix. Sur le rebord se trouvait assise lincarnation même de la définition dhéroïne balèze. La femme était vêtue dun corsage bleu argenté qui soutenait une poitrine généreuse. Ses abdos musclés étaient parfaitement plats et sans un seul bourrelet, malgré quelle soit assise avec un genou relevé. Des cheveux violets flottaient dans la brise comme si un ventilateur était dirigé vers elle. Et puis, il y avait ses bottes. Si celles de Chryssie étaient du genre balèze de dépôt-vente, celles de cette femme étaient clairement dauthentiques fouteuses de branlée.
Dans ses mains, la femme tenait une grosse boule noire, semblable à une boule de billard, avec le chiffre huit peint dans un cercle blanc. Elle lançait la boule de haut en bas, la rattrapant adroitement dans sa main. Au bout des doigts, elle avait de longs ongles ressemblant à des serres qui se refermaient autour de la boule. Ses yeux étaient fixés sur Chryssie. Ils étaient dorés. Pas noisettes. De lor véritable, brillant comme le métal.
Tu vas appuyer sur la détente ou pas, beaux nichons ?
Je
Chryssie hésita. En partie parce quon lavait appelée beaux nichons. Ses seins navaient jamais attiré lattention de personne. Cétait un peu flatteur.
Ou peut-être que cétait le choc de voir une femme, qui nétait pas là auparavant, assise à la fenêtre dun immeuble de trois étages.
Quest-ce que tu en penses, Magic 8 Ball ? Elle a les couilles dexploser la tête de ce crétin ? Ou je dois le faire moi-même ?
La femme secoua la boule et scruta le cube à lintérieur de celle-ci.
Réponse difficile, essaie plus tard. Quelle connerie.
Le beau visage de la femme grimaça de mécontentement. Elle balança la boule par la fenêtre. Puis elle tourna son regard doré vers Chryssie.
Quest-ce que tu fais, poupée ? Je serais ravie que tu fasses mon boulot à ma place.
Votre boulot ? demanda Chryssie.
Je suis une escorte. Jescorte les enfoirés tordus et criminels humains comme celui-là dans les boyaux de lenfer.
Lenfoiré criminel, qui faisait maintenant face non pas à une, mais à deux folles furieuses qui voulaient sa mort, saisit lopportunité de se diriger vers la porte.
Oh non, pas si vite. Chryssie nallait pas le laisser séchapper. Oubliant sa rivale, mieux habillée, en meilleure forme, et carrément canon, à la fenêtre, Chryssie tourna rapidement son arme vers le médecin en fuite.
Le temps que larme soit dirigée vers le médecin, lautre femme était là. La vraie tueuse donna un haut coup de pied circulaire qui rappela la Buffy télévisée, et maîtrisa lhomme. Mais pas avant quun coup de feu ne retentisse dans la pièce.
La Vraie Tueuse grimaça en baissant les yeux sur le petit trou dans son corsage. Chryssie baissa les yeux avec horreur pour découvrir que son index posé sur la détente sétait détendu. Elle avait raté sa cible qui gisait au sol.
Je suis désolée. Mon doigt a glissé. Je ne voulais pas
La Vraie Tueuse balaya de la main la balle de révolver sur son torse. Il ny avait pas de sang. Juste un accroc dans le tissu, à cet endroit-là. Un sourire mauvais se forma sur son visage. Elle secoua la tête dun côté à lautre, et Chryssie vit que ses oreilles étaient pointues, comme celles dun elfe. Ou dune fée.
Tu vas payer pour ça, frangine.
Ses yeux dorés étincelèrent de façon anormalement vive, permettant enfin à Chryssie de piger ce qui se passait. Cette femme ne pouvait être quun ange de la mort. Elle était venue collecter lâme du médecin, et maintenant ses griffes mortelles étaient braquées sur Chryssie parce quelle avait voulu tuer lhomme et lavait manqué. Cétait probablement léquivalent dune agression sur un officier de police.
Chryssie baissa son arme. Elle navait pas prévu de quitter cette pièce. Après la bagarre et le coup de feu, la police allait sans aucun doute bientôt débarquer. Mourir des mains de cette femme ou cet ange, ou ce démon, ou peu importe ce quelle était valait mieux que de mourir en prison.
Chryssie était née pour sauver sa sœur. Elle avait échoué à le faire quand on avait découvert quelle portait la même maladie incurable. Elle avait prévu de mourir triomphalement en descendant lhomme qui avait assassiné et mutilé sa sœur. Mais une mort par tueuse implacable devrait suffire. Du moment que son corps natterrissait pas dans un centre de soins palliatifs du gouvernement, ou en pièces détachées entre les mains de trafiquants de cadavres.
Chryssie se mit à genoux. Elle inspira profondément. Malgré tout, ses poumons ne se remplirent pas complètement. Mais lair était doux, ou du moins, cest ce quelle se dit puisque cétait son dernier souffle.