Par ailleurs, Alphonse met un point dhonneur à assister à la prise de voile des novices dans les monastères des lieux où il se trouve, quand il en a la possibilité. Cela sajoute aux déplacements dictés par le sanctoral et permet au roi de cultiver ses liens avec toutes les communautés, comme en témoigne lenregistrement des sommes importantes offertes pour doter les novices50.
Malgré le faible nombre des témoignages documentaires de cette pratique, on peut être assuré de son caractère régulier par un passage des instructions données par le roi à ses envoyés à Rome, en mars 1444. Parmi les requêtes que les deux hommes doivent présenter au pape Eugene figure la demande suivante: Alphonse le Magnanime lui demande de renoncer à la sentence dexcommunication encourue par ses hommes et lui-même pour avoir enfreint la clôture de certaines communautés régulières du royaume de Naples (il cite notamment les clarisses napolitaines de Santa Chiara) pendant les événements de la guerre de conquête. Il demande à ses envoyés den appeler à sa clémence en soulignant que le roi se rend
[...] en personne pour entendre les offices divins dans tous les monasteres pour les fêtes et les célébrations en lhonneur des saints, pour les réceptions, les processions ou bénédictions de moines auxquelles il est souvent invité en raison des aumônes et des bénéfices quil donne à ces occasions aux dits monasteres51.
Ceci confirme que cette pratique est probablement une habitude de longue date dAlphonse, qui doit honorer de sa présence les communautés régulières des lieux à proximité desquels il se trouve en fonction du calendrier sanctoral et des cérémonies de prononciation des vœux des moines et moniales. Lhumaniste Antonio Beccadelli corrobore les dires du roi en rapportant dans son fameux recueil danecdotes sur le Magnanime quil a offert de doter toutes les femmes se destinant à devenir religieuses. Daprès lui, elles arrivent chaque jour plus nombreuses, sans que le roi ne change son projet; au contraire, il se réjouit de ces vocations52.
* * *
Plusieurs phénomènes distincts et caractéristiques du règne du Magnanime émergent quand on centre lenquête historique sur les non-événements, la banalité du quotidien. Il sagit principalement de deux logiques, apparemment contradictoires. Dabord, une nette dynamique de requalification de la ville basse, offrant aux nouveaux venus de lespace intramuros et des facilités juridiques pour sinstaller, tend à modifier le profil socio-topographique de Naples. La ville basse nest plus seulement un pôle économique autour du môle et des entrepôts des nations marchandes; elle accueille une partie du personnel curial et bénéficie dun important investissement symbolique avec San Pietro martire, sa chapelle des Catalans et les sépultures des premiers Trastamare de Naples. Le roi participe pleinement à cette requalification sociale, en favorisant les chantiers dans les espaces appartenant au domaine royal et en investissant dune dignité nouvelle la petite église dominicaine. Mais pour autant, cette évolution indéniable ne met pas un terme à la césure fondamentale entre la ville haute, aristocratique et autochtone, et une ville basse qui, malgré un prestige accru, voit son cosmopolitisme ancien se renforcer. En tout cas, laccroissement démographique de Naples, et particulièrement le grand nombre de résidents étrangers ne bénéficiant daucune exemption fiscale, a assurément représenté une aubaine pour les finances municipales ce nest, bien súr, quune fraction des répercussions, en termes de consommation, de la présence de la cour en ville.
Par ailleurs, quand on sattache à lanalyse du comportement individuel du roi, il est éclatant que lattitude dAlphonse le Magnanime tranche nettement avec celle des Trastamare de Castille, Jean II et Henri IV, «rois cachés». Certes, Alphonse sabsente longtemps de Naples et avec régularité, pour se rendre à Torre del Greco, à la guerre ou à la chasse. Mais quand il est dans sa capitale, il simpose une discipline religieuse qui lui fait quitter plusieurs fois par semaine sa résidence et parcourir les rues de la ville pour se rendre à des offices ou il est visible, potentiellement, par tous ses sujets, sans afficher de préférence pour un lieu ou un ordre. Les fréquentes expéditions de chasse du roi, qui sont loccasion de réunions nobiliaires importantes, jouent un rôle équivalent pour les élites aristocratiques du Regno: elles sont une occasion de voir le souverain, dapprocher sa personne, à défaut de lui parler. Bien sûr, les grandes festivités du règne, à commencer par le spectacle inédit du triomphe de 1443, nont pas été abordées ici, pour ménager de la place à ces aspects plus obscurs du règne, mais il me faut pointer que les itinéraires de ces festivités, qui parcourent Naples sans négliger aucun quartier, aucun siège, relèvent du même comportement que les visites régulières du roi dans toutes les églises, paroissiales et monastiques, de la ville. Alphonse le Magnanime, conquérant étranger en Italie, met en place une stratégie de publicité de son pouvoir fondée autant sur le spectacle régulier de sa personne que sur des célébrations fastueuses.
SOURCES EDITEES
BARONE, Nicola, «Le cedole di tesoreria dellArchivio di Stato di Napoli dallanno 1460 al 1504», Archivio Storico per le Province Napoletane, vol. IX et X, 1884 et 1885, pp. 5-34, pp. 205-248, pp. 387-429, pp. 601-637 et pp. 5-47 (1885).
BECCADELLI, Antonio, Dels fets e dits del gran rey Alfonso, éd. de Eulalia DURAN I GRAU, Barcelone, Barcino, 1990.
DE BOFARULL Y SANTS, Francisco (1899), «Alfonso V de Aragón en Nápoles», dans Juan VALERA (éd.), Homenaje a Menéndez y Pelayo en el año vigésimo de su profesorado, Estudios de erudición española, Madrid, Victoriano Suárez, 1899, pp. 615-635.
COMPAGNA, Anna Maria, Fonti aragonesi. Frammenti di cedole della Tesoreria (1438-1474), Albarani della Tesoreria (1414-1488), vol. 10, Naples, Accademia Pontaniana, 1979.
GARZILI, Paolo (éd.), Notar Giacomo, Cronica di Napoli, Naples, Stamperia reale, 1845.
GIANNONE, Pietro, Storia civile del Regno di Napoli, Naples, N. Naso, 1723.
GIMENO BLAY, Francisco, GOZALBO GIMENO, Daniel, TRENCHS ODENA, José, Ordinacions de la Casa i Cort de Pere el Ceremoniós, Valence, Universitat de València, 2011.
MADURELL MARIMON, Josep Maria, Mensajeros barceloneses en la corte de Nápoles de Alfonso V de Aragón, Barcelone, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1963.
MINIERI-RICCIO, Camillo, «Alcuni fatti di Alfonso I di Aragona dal 15 aprile 1437 al 31 di maggio 1458», Archivio Storico per le Province Napoletane, VI, 1881, pp. 1-36, pp. 231-258, pp. 411-461.
NAVARRO ESPINACH, Germán, IGUAL LUIS, David [éd.], La Tesorería General y los banqueros de Alfonso V El Magnánimo, Castellón de la Plana, Sociedad Castellonense de Cultura, 2002.
PIGNATELLI, Ettore, MANFREDI, Michele [éd.], I diurnali del Duca di Monteleone, Bologne, Zanichelli, 1960.
SENATORE, Francesco [éd.], Dispacci sforzeschi da Napoli, Salerne/Naples, Carlone, 1997.
SUMMONTE, Giovanni Antonio, Storia della città e del Regno di Napoli, 4 tomes, Naples, A. Bulifon, (2ème éd.), 1675.
TUTINI, Camillo, Dellorigine e fondazione de seggi di Napoli, Naples, Gessari, 1754.
SOURCES EDITEES
BARONE, Nicola, «Le cedole di tesoreria dellArchivio di Stato di Napoli dallanno 1460 al 1504», Archivio Storico per le Province Napoletane, vol. IX et X, 1884 et 1885, pp. 5-34, pp. 205-248, pp. 387-429, pp. 601-637 et pp. 5-47 (1885).
BECCADELLI, Antonio, Dels fets e dits del gran rey Alfonso, éd. de Eulalia DURAN I GRAU, Barcelone, Barcino, 1990.
DE BOFARULL Y SANTS, Francisco (1899), «Alfonso V de Aragón en Nápoles», dans Juan VALERA (éd.), Homenaje a Menéndez y Pelayo en el año vigésimo de su profesorado, Estudios de erudición española, Madrid, Victoriano Suárez, 1899, pp. 615-635.
COMPAGNA, Anna Maria, Fonti aragonesi. Frammenti di cedole della Tesoreria (1438-1474), Albarani della Tesoreria (1414-1488), vol. 10, Naples, Accademia Pontaniana, 1979.
GARZILI, Paolo (éd.), Notar Giacomo, Cronica di Napoli, Naples, Stamperia reale, 1845.
GIANNONE, Pietro, Storia civile del Regno di Napoli, Naples, N. Naso, 1723.
GIMENO BLAY, Francisco, GOZALBO GIMENO, Daniel, TRENCHS ODENA, José, Ordinacions de la Casa i Cort de Pere el Ceremoniós, Valence, Universitat de València, 2011.
MADURELL MARIMON, Josep Maria, Mensajeros barceloneses en la corte de Nápoles de Alfonso V de Aragón, Barcelone, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1963.
MINIERI-RICCIO, Camillo, «Alcuni fatti di Alfonso I di Aragona dal 15 aprile 1437 al 31 di maggio 1458», Archivio Storico per le Province Napoletane, VI, 1881, pp. 1-36, pp. 231-258, pp. 411-461.
NAVARRO ESPINACH, Germán, IGUAL LUIS, David [éd.], La Tesorería General y los banqueros de Alfonso V El Magnánimo, Castellón de la Plana, Sociedad Castellonense de Cultura, 2002.
PIGNATELLI, Ettore, MANFREDI, Michele [éd.], I diurnali del Duca di Monteleone, Bologne, Zanichelli, 1960.
SENATORE, Francesco [éd.], Dispacci sforzeschi da Napoli, Salerne/Naples, Carlone, 1997.
SUMMONTE, Giovanni Antonio, Storia della città e del Regno di Napoli, 4 tomes, Naples, A. Bulifon, (2ème éd.), 1675.
TUTINI, Camillo, Dellorigine e fondazione de seggi di Napoli, Naples, Gessari, 1754.
BIBLIOGRAPHIE
BARRETO, Joana (2013), La Majesté en images: portraits du pouvoir dans la Naples des Aragon, Rome, École Française de Rome.
BOUCHERON, Patrick, CHIFFOLEAU (2004), Jacques, Les Palais dans la ville: espaces urbains et lieux de la puissance publique dans la Méditerranée médiévale, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
BOUREAU, Alain (1991), «Les cérémonies royales françaises entre performance juridique et compétence liturgique», Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 46/6, pp. 1253-1264.
BRYANT, L. (1986), The King and the City in the Parisian Royal Entry Ceremony. Politics, Ritual and Art in the Renaissance, Genève.
CHILÀ, Roxane (2013), «Il y en a plein la ville!» Éléments pour une histoire des Catalans à Naples à partir du règne dAlphonse le Magnanime» dans Arriver en ville, Cédric QUERTIER, Roxane CHILÀ et Nicolas PLUCHOT (éds.), Paris, Publications de la Sorbonne, pp. 145-159.
CHILÀ, Roxane (2015), «Espaces curiaux et espaces de la communication politique dans le Royaume de Naples sous le règne dAlphonse le Magnanime (1442-1458)» dans Denis MENJOT et Léonard COURBON (éds.), La Cour et la ville dans lEurope du Moyen Âge et des Temps Modernes, Turnhout, Brepols, pp. 105-116.
CROUZET-PAVAN, Élisabeth (2013), «Des traces invisibles: quand les sources parlent des pas et des mouvements dans la ville (Italie, fin du Moyen Âge)», dans Patrick BOUCHERON (éd.), Marquer la ville. Signes, traces, empreintes du pouvoir, Paris, Publications de la Sorbonne, pp. 231-252.
FORONDA, François (Inédite), La Privanza ou le régime de la faveur, autorité monarchique et puissance artistocratique en Castille (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat dirigée par Claude GAUVARD et José Manuel NIETO SORIA, soutenue en 2003 à lUniversité Paris I Panthéon Sorbonne.
GENTILE, Pietro (1909), La politica interna di Alfonso V dAragona, Mont Cassin, Tipografia di Montecassino.
GENTILE, Pietro (1938), Lo Stato napoletano sotto Alfonso I dAragona, Naples, I.T.E.A.
GIESEY, Ralph E. (1987), Le Roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion.
GUENÉE, Bernard et LEHOUX, François (1968), Les Entrées royales françaises, 1328-1515, Paris, CNRS, 2 vol.
HANLEY, Sarah (1991), Le Lit de justice des rois de France: lidéologie constitutionnelle dans la légende, le rituel, le discours, Paris, Aubier.
JACKSON, Richard A. (1984), Vivat rex. Histoire des sacres et couronnements en France, 1364-1825, Paris, Ophrys.
KLAPISCH-ZUBER, Christiane (1985), «Rituels publics et pouvoir dÉtat», dans Culture et idéologie dans la genèse de lÉtat moderne, Rome, École française de Rome, pp. 135-144.
LECUPPRE-DESJARDINS, Élodie (2004), La Ville des cérémonies: essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols.
MANGONE, Fabio (2011), Castelcapuano: da Reggia a tribunale, Naples, Massa.
MIRANDA, Armando (2011), «Dissoluzione e redistribuzione di un grande dominio feudale: il territorio dei Caldora», dans Francesco SENATORE et Francesco STORTI (éd.), Poteri, relazioni, guerra nel regno di Ferrante dAragona, Naples, ClioPress, pp. 67-142.
RYDER, Alan (1976), «Antonio Beccadelli: a Humanist in Government», dans Cecil CLOUGH (éd.), Cultural Aspects of the Italian Renaissance, Essays in Honour of Paul Oskar Kristeller, Manchester, Manchester University Press, pp. 123-140.
RYDER, Alan (1990), Alfonso the Magnanimous, King of Aragon, Naples and Sicily, 1396-1458, Oxford, Royaume-Uni, Clarendon Press.
RYDER, Alan (1976), The Kingdom of Naples under Alfonso the Magnanimous: the Making of a Modern State, Oxford, Clarendon Press.
SANCHIS SIVERA, Josep (1930-1931), «Pintores medievales en Valencia», Archivo de arte valenciano, vol. XVI-XVII, pp. 3-64.
SMURRA, Rosa (2001), «Una storia di integrazione nella Napoli angioina», Ricerche di Pedagogia e Didattica, 6/1, pp. 1-36.
VITI, Paolo (1987) «Pier Candido Decembrio», Dizionario Biografico degli Jtaliani, vol. 33, Rome, Treccani, en ligne: <http://www.treccani.it/enciclopedia/pier-candido-decembrio_(Dizionario-Biografico)/>.
1. GUENÉE, LEHOUX, 1968; JACKSON, 1984; GIESEY, 1987; BRYANT, 1986; HANLEY, 1991.
2. BOUCHERON, CHIFFOLEAU, 2004; LECUPPRE DESJARDINS, 2004; CHILÀ, 2015.
3. KLAPISCH-ZUBER, 1985.
4. Ibid., p. 135; BOUREAU, 1991.