Notre coeur - Мопассан Ги Де 7 стр.


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Elle le choyait, désireuse de le conquérir comme les autres ; et il venait chez elle aussi souvent quil y pouvait venir, attiré par le grandissant besoin de la voir de plus en plus. Cétait comme une force émanée delle qui le prenait, une force de charme, de regard, de sourire, de parole, irrésistible, bien quil sortît souvent de chez elle irrité de ce quelle avait fait ou de ce quelle avait dit.

Plus il se sentait envahi par cet inexprimable fluide dont une femme nous pénètre et nous asservit, plus il la devinait, la comprenait et souffrait de sa nature, quil désirait ardemment différente.

Mais ce quil réprouvait en elle lavait assurément séduit et dompté, malgré lui, en dépit de sa raison, plus peut-être que ses vraies qualités.

Sa coquetterie, dont elle jouait ouvertement comme dun éventail, quelle déployait ou repliait à la face de tous, suivant les hommes qui lui plaisaient et lui parlaient ; sa façon de ne rien prendre au sérieux, quil trouvait drôle dans les premiers temps et menaçante à présent ; son désir constant de distraction, de renouveau, quelle portait insatiable dans son cœur toujours lassé, tout cela le laissait parfois tellement exaspéré, quil prenait, en rentrant chez lui, la résolution de distancer ses visites jusquau jour où il les supprimerait.

Le lendemain, il cherchait un prétexte pour se présenter chez elle. Ce quil sentait surtout saccentuer, à mesure quil séprenait davantage, cétait linsécurité de cet amour et la certitude de la souffrance.

Oh ! il nétait pas aveugle ; il senfonçait peu à peu dans ce sentiment comme un homme se noie par fatigue, parce que sa barque a sombré et quil est trop loin des côtes. Il la connaissait autant quon pouvait la connaître, la prescience de la passion ayant surexcité sa clairvoyance, et il ne pouvait plus sempêcher de penser à elle indéfiniment. Avec une obstination infatigable, il

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cherchait toujours à lanalyser, à éclairer ce fond obscur dâme féminine, cet incompréhensible mélange dintelligence gaie et de désenchantement, de raison et denfantillage, daffectueuse apparence et de mobilité, tous ces contradictoires penchants réunis et coordonnés pour former un être anormal, séducteur et déroutant.

cherchait toujours à lanalyser, à éclairer ce fond obscur dâme féminine, cet incompréhensible mélange dintelligence gaie et de désenchantement, de raison et denfantillage, daffectueuse apparence et de mobilité, tous ces contradictoires penchants réunis et coordonnés pour former un être anormal, séducteur et déroutant.

Mais pourquoi le séduisait-elle ainsi ? Il se le demandait indéfiniment et le comprenait mal, car, avec sa nature réfléchie, observatrice et fièrement modeste, il eût dû rechercher logiquement dans une femme les antiques et tranquilles qualités de charme tendre et dattachement constant qui semblent devoir assurer le bonheur dun homme.

Mais il rencontrait en celle-là quelque chose dinattendu, une sorte de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, une de ces créatures qui sont le commencement dune génération, qui ne ressemblent pas à ce quon a connu et qui répandent autour delles, même par leurs imperfections, lattrait redoutable dun éveil.

Après les rêveuses passionnées et romanesques de la Restauration, étaient venues les joyeuses de lépoque impériale, convaincues de la réalité du plaisir ; puis voilà quapparaissait une transformation nouvelle de cet éternel féminin, un être raffiné, de sensibilité indécise, dâme inquiète, agitée, irrésolue, qui semblait avoir passé déjà par tous les narcotiques dont on apaise et dont on affole les nerfs, par le chloroforme qui assomme, par léther et par la morphine qui fouaillent le rêve, éteignent les sens et endorment les émotions.

Il goûtait en elle la saveur dune créature factice, façonnée et entraînée pour charmer. Cétait un objet de luxe rare, attrayant, exquis et délicat, sur qui sarrêtaient les yeux, devant qui battait le cœur et sagitait le désir, ainsi que vient lappétit devant les nourritures fines dont une vitre vous sépare, préparées et montrées pour exciter la faim.

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Quand il fut bien convaincu quil descendait la pente dun abîme, il se mit à réfléchir avec terreur aux dangers de son entraînement. Quadviendrait-il de lui ? Que ferait-elle ? Elle ferait assurément ce quelle avait dû faire avec tout le monde : elle lamènerait à cet état où on suit les caprices dune femme comme un chien suit les pas dun maître, et elle le classerait dans sa collection de favoris plus ou moins illustres. Mais avait-elle, en effet, joué ce jeu avec tous les autres ? Ne sen trouvait-il pas un, pas un seul quelle eût aimé, vraiment aimé, un mois, un jour, une heure, dans un de ces élans aussitôt comprimés où se jetait son cœur ?

Il parla delle avec eux interminablement, en sortant des dîners où ils sétaient chauffés à son contact. Il les sentit tous encore troublés, mécontents, énervés, en hommes quaucune réalité na satisfaits.

Non, elle navait aimé personne parmi ces paradeurs de la curiosité publique ; mais lui, qui nétait rien près deux, qui ne faisait pas se tourner les têtes et se fixer les yeux quand son nom passait dans une foule ou dans un salon, que serait-il pour elle ?

Rien, rien, un comparse, un monsieur, celui qui, pour ces femmes recherchées, devient le familier vulgaire, utile et sans bouquet comme le vin quon boit avec leau.

Sil avait été un homme connu, il aurait encore accepté ce rôle, que sa célébrité eût rendu moins humiliant. Ignoré, il nen voulait pas et il écrivit pour lui dire adieu.

Quand il reçut la courte réponse, il en fut ému comme dun bonheur tombé sur lui, et quand elle lui eut fait promettre quil ne partirait point, il fut joyeux comme dune délivrance.

Quelques jours passèrent sans amener rien entre eux ; mais, lorsque fut calmé lapaisement qui suit les crises, il sentit regrandir et le brûler son désir delle. Il avait pris la résolution de

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ne plus jamais lui parler de rien, mais il navait point promis de ne pas écrire ; et, un soir, comme il ne pouvait dormir, comme elle le possédait dans la veille agitée de linsomnie damour, il sassit, presque malgré lui, devant sa table et se mit à exprimer sur du papier blanc ce quil sentait. Ce nétait point une lettre, cétaient des notes, des phrases, des pensées, des frissons de souffrance qui se changeaient en mots.

Cela lapaisa ; il lui semblait quil se soulageait dun peu de son angoisse, et, sétant couché, il put dormir enfin.

Dès son réveil le lendemain, il relut ces quelques pages, les jugea bien frémissantes, les mit sous enveloppe, écrivit ladresse, les garda jusquau soir, et les fit porter à la poste fort tard, pour quelle les reçût à son lever.

Il pensait bien quelle ne seffaroucherait point de ces feuilles de papier. Les plus timorées des femmes ont pour la lettre qui parle damour avec sincérité des indulgences infinies. Et ces lettres, quand elles sont écrites par des mains qui tremblent, avec des yeux quemplit et quaffole un visage, ont à leur tour sur les cœurs une invincible puissance.

Vers la fin du jour, il alla chez elle, afin de voir comment elle le recevrait et ce quelle pourrait lui dire. Il y trouva M. de Pradon qui fumait des cigarettes en causant avec sa fille. Il passait ainsi souvent des heures entières auprès delle, car il semblait la traiter plutôt en homme quen père. Elle avait mis dans leurs rapports et dans leur affection une nuance de lhommage damour quelle se rendait à elle-même et quelle exigeait de tous.

Quand elle vit arriver Mariolle, sa figure eut un éclair de plaisir ; sa main fut tendue avec vivacité ; son sourire disait :

« Vous me plaisez beaucoup. »

Mariolle espérait que le père sen irait bientôt. Mais M. de Pradon ne sen alla point. Bien quil connut sa fille et quil

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eût depuis longtemps perdu tout soupçon sur elle, tant il la croyait insexuelle, il la surveillait toujours avec une attention curieuse, inquiète, un peu maritale. Il voulait apprendre ce que ce nouvel ami pouvait bien avoir de chances de succès durable, ce quil était, ce quil valait. Serait-il un simple passant comme tant dautres, ou bien un membre du cercle ordinaire ?

Donc il sinstalla, et Mariolle comprit aussitôt quon ne le pourrait point déloger. Il en prit son parti, et se décida même à le séduire, sil le pouvait, estimant quune bienveillance, ou du moins une neutralité, vaudrait toujours mieux quune hostilité. Il fit des frais, fut gai, amusa, sans aucune pose de soupirant.

Elle songeait, contente : « Il nest pas bête et joue bien la comédie. »

Et M. de Pradon pensait : « Voilà un aimable homme, à qui ma fille ne paraît pas tourner la tête comme à tous les autre imbéciles. »

Quand Mariolle jugea le moment venu de sen aller, il les laissa tous deux charmés par lui.

Mais il sortait de cette maison avec de la détresse dans lesprit. Auprès de cette femme, il souffrait déjà de lemprisonnement où elle le tenait, sentant quil frapperait en vain sur ce cœur, comme un homme enfermé frappe du poing une porte de fer.

Possédé, il en était sûr, et ne cherchait plus à se délivrer delle ; alors, ne pouvant fuir cette fatalité, il se résolut à être rusé, patient, tenace, dissimulé, à la conquérir par ladresse, par lhommage dont elle était avide, par ladoration qui la grisait, par la servitude volontaire à laquelle il se laisserait réduire.

Sa lettre avait plu. Il écrirait. Il écrivit. Presque chaque nuit, en rentrant, à lheure où lesprit, animé par toutes les agitations

Sa lettre avait plu. Il écrirait. Il écrivit. Presque chaque nuit, en rentrant, à lheure où lesprit, animé par toutes les agitations

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du jour, regarde ce qui lintéresse ou lémeut dans une sorte de grossissement dhallucination, il sasseyait à sa table, sous sa lampe, et sexaltait en pensant à elle. Le germe poétique que laissent mourir en eux, par paresse, tant dhommes indolents grandit dans cet entraînement. À force décrire les mêmes choses, la même chose, son amour, sous des formes que renouvelait le renouveau quotidien de son désir, il enfiévra son ardeur dans cette besogne de tendresse littéraire. Il cherchait tout le long des jours, et trouvait pour elle des expressions irrésistibles que lémotion surexcitée fait jaillir du cerveau comme des étincelles. Il soufflait ainsi sur le feu de son propre cœur et lallumait en incendie, car les lettres damour vraiment passionnées sont souvent plus dangereuses pour celui qui les écrit que pour celle qui les reçoit.

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