Notre coeur - Мопассан Ги Де 8 стр.


À force de sentretenir lui-même dans cet état deffervescence, de chauffer son sang avec des mots et de faire habiter son âme avec une pensée unique, il perdit peu à peu la notion de la réalité sur cette femme. Cessant de la juger telle quil lavait vue dabord il ne lapercevait plus à présent quà travers le lyrisme de ses phrases ; et tout ce quil lui écrivait chaque nuit devenait dans son cœur autant de vérités. Ce travail quotidien didéalisation la lui montrait à peu près telle quil laurait rêvée. Ses anciennes résistances tombaient dailleurs devant lindéniable affection que lui témoignait Mme de Burne. Certes, en ce moment, bien quils ne se fussent rien dit, elle le préférait à tous, et le lui montrait ouvertement. Il pensait donc avec une espèce de folie despérance quelle finirait peut-être par laimer.

Elle subissait, en effet, avec une joie compliquée et naïve la séduction de ces lettres. Jamais personne ne lavait adulée et chérie de cette manière, avec cette réserve silencieuse. Jamais personne navait eu cette idée charmante de faire apporter sur son lit, à chaque réveil, dans le petit plateau dargent que présentait la femme de chambre, ce déjeuner de sentiment sous une enveloppe de papier. Et ce quil y avait de précieux à cela, cest quil nen parlait jamais, quil semblait lignorer lui-même, quil demeurait, dans son salon, le plus froid de ses amis, quil ne

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faisait pas une allusion à toute cette pluie de tendresse dont il la couvrait en secret.

Certes elle avait reçu déjà des lettres damour, mais dun autre ton, moins réservées, plus pressantes, plus semblables à des sommations. Pendant trois mois, ses trois mois de crise, Lamarthe lui avait consacré une jolie correspondance de romancier fort séduit qui marivaude littérairement. Elle avait en son secrétaire, dans un tiroir spécial, ces très fines et très séduisantes épîtres à une femme, dun écrivain vraiment ému qui lavait caressée de sa plume jusquau jour où il perdit lespoir du succès.

Les lettres de Mariolle étaient tout autres, dune concentration de désir si énergique, dune sincérité dexpression si juste, dune soumission si complète, dun dévouement qui promettait dêtre si durable, quelle les recevait, les ouvrait et les goûtait avec un plaisir quaucune écriture ne lui avait encore donné.

Son amitié pour lhomme sen ressentait, et elle linvitait à venir la voir dautant plus souvent quil apportait dans ses relations cette discrétion absolue, et semblait ignorer, en lui parlant, quil neût jamais pris une feuille de papier pour lui dire son adoration. Elle jugeait dailleurs la situation originale, digne dun livre, et trouvait, dans sa satisfaction profonde à sentir près delle cet être qui laimait ainsi, une sorte de ferment actif de sympathie qui le lui faisait juger dune façon particulière.

Jusquici, dans tous les cœurs troublés par elle, elle avait pressenti, malgré la vanité de sa coquetterie, des préoccupations étrangères ; elle ny régnait pas seule ; elle y trouvait, elle y voyait des soucis puissants qui ne la touchaient point. Jalouse de la musique avec Massival, de la littérature avec Lamarthe, et toujours de quelque chose, mécontente des demi-succès quelle obtenait, impuissante à tout chasser devant elle dans ces âmes dhommes ambitieux, dhommes en renom ou dartistes pour qui

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la profession est une maîtresse dont rien ni personne ne peut les détacher, elle en rencontrait un pour la première fois à qui elle était tout. Il le lui jurait au moins. Seul, le gros Fresnel laimait autant, assurément. Mais cétait le gros Fresnel. Elle devinait que jamais personne navait été possédé par elle de cette façon ; et sa reconnaissance égoïste pour le garçon qui lui donnait ce triomphe prenait des allures de tendresse. Elle avait besoin de lui maintenant, besoin de sa présence, besoin de son regard, besoin de son asservissement, besoin de cette domesticité damour. Sil flattait moins que les autres sa vanité, il flattait davantage ces souveraines exigences qui gouvernent lâme et la chair des coquettes, son orgueil et son instinct de domination, son instinct féroce de calme femelle.

Comme un pays dont on sempare, elle accapara sa vie peu à peu par une succession de petits envahissements plus nombreux chaque jour. Elle organisait des fêtes, des parties au théâtre, des dîners au restaurant, pour quil en fût ; elle le traînait derrière elle avec une satisfaction de conquérante, ne pouvait plus se passer de lui ou plutôt de lesclavage auquel il était réduit.

Il la suivait, heureux de se sentir ainsi choyé, caressé par ses yeux, par sa voix, par tous ses caprices ; et il ne vivait plus que dans un transport de désir et damour, affolant et brûlant comme une fièvre chaude.

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DEUXIÈME PARTIE

I

Mariolle venait darriver chez elle. Il lattendait, car elle nétait pas rentrée, bien quelle lui eût donné rendez-vous par une dépêche bleue, le matin.

Dans ce salon, où il aimait tant se sentir, où tout lui plaisait, il éprouvait cependant chaque fois quil sy trouvait seul, une oppression du cœur, un peu dessoufflement, dénervement, qui lempêchaient dy rester assis tant quelle navait point paru. Il marchait, dans une attente heureuse, avec la crainte que quelque obstacle imprévu ne lempêchât de revenir et ne remît au lendemain leur rencontre.

Quand il entendit sarrêter une voiture devant la porte de la rue, il eut un tressaillement despoir, et lorsque sonna le timbre de lappartement, il ne douta plus.

Elle entra, son chapeau sur la tête, ce quelle ne faisait jamais, avec un air pressé et content.

Jai une nouvelle pour vous, dit-elle.

Laquelle donc, madame ?

Elle se mit à rire en le regardant.

Eh bien ! je vais passer quelque temps à la campagne.

Un chagrin le saisit, subit et fort, que son visage refléta.

Oh ! Et vous mannoncez cela avec une figure satisfaite !

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Oui. Asseyez-vous, je vais vous conter tout. Vous savez ou vous ne savez pas, que M. Valsaci, le frère de ma pauvre mère, lingénieur en chef des ponts, a une propriété à Avranches où il passe une partie de sa vie avec sa femme et ses enfants, car il exerce là-bas sa profession. Or nous allons les voir tous les étés.

Cette année, je ne voulais pas ; mais il sest fâché et il a fait à papa une scène pénible. À ce propos, je vous confierai que papa est jaloux de vous, et men fait aussi, des scènes, en prétendant que je me compromets. Il faudra que vous veniez moins souvent. Mais ne vous troublez point, jarrangerai les choses. Donc papa ma réprimandée et ma fait promettre daller passer dix jours, peut-

être douze, à Avranches. Nous partons mardi matin. Quen dites-vous ?

Je dis que vous me navrez.

Cest tout ?

Que voulez-vous ? je ne peux vous en empêcher !

Vous ne voyez rien à faire ?

Mais mais non je ne sais pas moi ! Et vous ?

Moi jai une idée, que voici : Avranches est tout près du Mont Saint-Michel. Connaissez-vous le Mont Saint-Michel ?

Non, madame.

Eh bien ! vous aurez vendredi prochain, linspiration daller voir cette merveille. Vous vous arrêterez à Avranches, vous vous promènerez, samedi soir, par exemple, au coucher du soleil dans le Jardin public, doù lon domine la baie. Nous nous y rencontrerons par hasard. Papa fera une tête, mais je men moque. Jorganiserai une partie pour aller tous ensemble avec la

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famille, le lendemain, à labbaye. Montrez de lenthousiasme, et soyez charmant, comme vous savez lêtre quand vous voulez.

Faites la conquête de ma tante et invitez-nous tous à dîner à lauberge où nous descendrons. On y couchera et nous ne nous quitterons ainsi que le lendemain. Vous reviendrez par Saint-Malo, et huit jours plus tard je serai de retour à Paris. Est-ce bien imaginé ? Suis-je gentille ?

Il murmura dans un élan de reconnaissance :

Vous êtes tout ce que jaime au monde.

Chut ! fit-elle.

Et pendant quelques instants ils se regardèrent. Elle souriait, lui envoyant dans ce sourire toute sa reconnaissance, le remerciement de son cœur, et sa sympathie aussi, très sincère, très vive, devenue tendre. Il la contemplait, lui, avec des yeux qui la dévoraient. Il avait envie de tomber à ses pieds, de sy rouler, de mordre sa robe, de crier quelque chose, et surtout de lui faire voir ce quil ne savait pas dire, ce qui était en lui des talons à la tête, dans son corps comme dans son âme, inexprimablement douloureux parce quil ne le pouvait montrer, son amour, son terrible et délicieux amour.

Mais elle le comprenait sans quil sexprimât, comme un tireur devine que sa belle a fait un trou juste à la place de la mouche noire du carton. Il ny avait plus rien dans cet homme, rien quElle. Il était à elle plus quelle-même. Et elle était contente, et elle le trouvait charmant.

Elle lui dit, avec bonne humeur :

Alors cest entendu, nous faisons cette partie.

Il balbutia, la voix coupée par lémotion :

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Mais oui, madame, cest entendu.

Puis après un nouveau silence, elle reprit, sans autre excuse :

Je ne peux vous garder plus longtemps aujourdhui. Je suis rentrée uniquement pour vous dire cela, puisque je pars après demain ! Toute ma journée de demain est prise, et jai encore quatre ou cinq courses à faire avant le dîner.

Il se leva tout de suite, saisi de peine, lui qui navait dautre désir que de ne la plus quitter ; et, lui ayant baisé les mains, il sen alla, le cœur un peu meurtri, mais plein despoir.

Ce furent quatre jours bien longs quil eut à passer. Il les traîna dans Paris, sans voir personne, préférant le silence aux voix et la solitude aux amis.

Il prit donc, le vendredi matin, le train express de huit heures.

Il navait guère dormi, enfiévré par lattente de ce voyage. Sa chambre noire, silencieuse, où passaient seulement les roulements des fiacres attardés, évocateurs des désirs de départ, lavait, durant toute la nuit, oppressé comme une prison.

Dès quune lueur apparut entre les rideaux fermés, la lueur grise et triste du tout premier matin, il sauta du lit, ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel. La peur du mauvais temps le hantait. Il faisait beau. Une brume légère flottait, présage de chaleur. Il shabilla plus vite quil ne fallait, fut prêt deux heures trop tôt, le cœur rongé par limpatience de quitter la maison, dêtre en route enfin ; et son domestique dut aller chercher un fiacre, à peine sa toilette finie, par crainte de nen point trouver.

Les premiers cahots de la voiture furent pour lui des secousses de bonheur ; mais quand il pénétra dans la gare Montparnasse, un énervement le saisit en reconnaissant que cinquante minutes le séparaient encore du départ du train.

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