Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин


Louis-Ferdinand Celine

Voyage au Bout de la NuIt

À Elisabeth Craig

Notre vie est un voyage
Dans lhiver et dans la Nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le Ciel où rien ne luit.

Chanson des Gardes Suisses, 1793

Voyager, cest bien utile, ça fait travailler limagination. Tout le reste nest que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.

Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. Cest un roman, rien quune histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais.

Et puis dabord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux.

Cest de lautre côté de la vie.

Ça a débuté comme ça. Moi, javais jamais rien dit. Rien. Cest Arthur Ganate qui ma fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. Cétait après le déjeuner. Il veut me parler. Je lécoute. « Restons pas dehors! quil me dit. Rentrons! » Je rentre avec lui. Voilà. « Cette terrasse, quil commence, cest pour les œufs à la coque! Viens par ici! » Alors, on remarque encore quil ny avait personne dans les rues, à cause de la chaleur; pas de voitures, rien. Quand il fait très froid, non plus, il ny a personne dans les rues; cest lui, même que je men souviens, qui mavait dit à ce propos: « Les gens de Paris ont lair toujours dêtre occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir; la preuve, cest que lorsquil ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus; ils sont tous dedans à prendre des cafés crème et des bocks. Cest ainsi! Siècle de vitesse! quils disent. Où ça? Grands changements! quils racontent. Comment ça? Rien nest changé en vérité. Ils continuent à sadmirer et cest tout. Et ça nest pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits » Bien fiers alors davoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeurés là assis, ravis, à regarder les dames du café.

Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui sen allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens; et puis, de fil en aiguille, sur le Temps où cétait écrit. « Tiens, voilà un maître journal, le Temps! » quil me ta-quine Arthur Ganate, à ce propos. « Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française!  Elle en a bien besoin la race française, vu quelle nexiste pas! » que jai répondu moi pour montrer que jétais documenté, et du tac au tac.

« Si donc! quil y en a une! Et une belle de race! quil insistait lui, et même que cest la plus belle race du monde et bien cocu qui sen dédit! » Et puis, le voilà parti à mengueuler. Jai tenu ferme bien entendu.

« Cest pas vrai! La race, ce que tappelles comme ça, cest seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. Cest ça la France et puis cest ça les Français.

 Bardamu, quil me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, nen dis pas de mal!..

 Tas raison, Arthur, pour ça tas raison! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien! Tu peux le dire! Nous ne changeons pas! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni dopinions, ou bien si tard, que ça nen vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. Cest lui qui nous possède! Quand on est pas sages, il serre On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger Pour des riens, il vous étrangle Cest pas une vie

 Il y a lamour, Bardamu!

 Arthur, lamour cest linfini mis à la portée des caniches et jai ma dignité moi! que je lui réponds.

 Parlons-en de toi! Tes un anarchiste et puis voilà tout! » Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça dici, et tout ce quil y avait davancé dans les opinions.

« Tu las dit, bouffi, que je suis anarchiste! Et la preuve la meilleure, cest que jai composé une manière de prière vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles: LES AILES EN OR! Cest le titre!.. » Et je lui récite alors:

Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en lair, prêt aux caresses, cest lui, cest notre maître. Embrassons-nous!

« Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, jen suis, moi, pour lordre établi et je naime pas la politique. Et dailleurs le jour où la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant, prêt à le donner. » Voilà ce quil ma répondu.

Justement la guerre approchait de nous deux sans quon sen soye rendu compte et je navais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion mavait fatigué. Et puis, jétais ému aussi parce que le garçon mavait un peu traité de sordide à cause du pourboire. Enfin, nous nous réconciliâmes avec Arthur pour finir, tout à fait. On était du même avis sur presque tout.

« Cest vrai, tas raison en somme, que jai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire!.. Assis sur des clous même à tirer tout nous autres! Et quest-ce quon en a? Rien! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille! quils disent. Cest ça encore quest plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignolles, et puis voilà! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres et qui sen font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça: Bandes de charognes, cest la guerre! quils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n° 2 et on va leur faire sauter la caisse! Allez! Allez! Y a de tout ce quil faut à bord! Tous en chœur! Gueulez voir dabord un bon coup et que ça tremble: Vive la Patrie n° I! Quon vous entende de loin! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus! Nom de Dieu! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre où cest fait bien plus vite encore quici!

 Cest tout à fait comme ça! » que mapprouva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.

Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même quil avait lair bien gentil et richement gaillard, le colonel! Moi, je ne fis quun bond denthousiasme.

« J vais voir si cest ainsi! que je crie à Arthur, et me voici parti à mengager, et au pas de course encore.

 Tes rien c Ferdinand! » quil me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par leffet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.

Ça ma un peu froissé quil prenne la chose ainsi, mais ça ma pas arrêté. Jétais au pas. « Jy suis, jy reste! » que je me dis.

« On verra bien, eh navet! » que jai même encore eu le temps de lui crier avant quon tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça sest fait exactement ainsi.

Alors on a marché longtemps. Y en avait plus quil y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des pleines églises. Il y en avait des patriotes! Et puis il sest mis à y en avoir moins des patriotes La pluie est tombée, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout dencouragements, plus un seul, sur la route.

Nous nétions donc plus rien quentre nous? Les uns derrière les autres? La musique sest arrêtée. « En résumé, que je me suis dit alors, quand jai vu comment ça tournait, cest plus drôle! Cest tout à recommencer! » Jallais men aller. Mais trop tard! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.

Une fois quon y est, on y est bien. Ils nous firent monter à cheval et puis au bout de deux mois quon était là-dessus, remis à pied. Peutêtre à cause que ça coûtait trop cher. Enfin, un matin, le colonel cherchait sa monture, son ordonnance était parti avec, on ne savait où, dans un petit endroit sans doute où les balles passaient moins facilement quau milieu de la route. Car cest là précisément quon avait fini par se mettre, le colonel et moi, au beau milieu de la route, moi tenant son registre où il inscrivait des ordres.

Tout au loin sur la chaussée, aussi loin quon pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais cétait deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart dheure.

Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être quils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. Javais toujours été bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, javais même été à lécole chez eux, étant petit, aux environs de Hanovre. Javais parlé leur langue. Cétait alors une masse de petits crétins gueulards avec des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups; on allait toucher ensemble les filles après lécole dans les bois dalentour, où on tirait aussi à larbalète et au pistolet quon achetait même quatre marks. On buvait de la bière sucrée. Mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler dabord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence.

La guerre en somme cétait tout ce quon ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.

Il sétait donc passé dans ces gens-là quelque chose dextraordinaire? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. Javais pas dû men apercevoir

Mes sentiments toujours navaient pas changé à leur égard. Javais comme envie malgré tout dessayer de comprendre leur brutalité, mais plus encore javais envie de men aller, énormément, absolument, tellement tout cela mapparaissait soudain comme leffet dune formidable erreur.

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