Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 2 стр.


« Dans une histoire pareille, il ny a rien à faire, il ny a quà foutre le camp », que je me disais, après tout

Au-dessus de nos têtes, à deux millimètres, à un millimètre peut-être des tempes, venaient vibrer lun derrière lautre ces longs fils dacier tentants que tracent les balles qui veulent vous tuer, dans lair chaud dété.

Jamais je ne métais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. Une immense, universelle moquerie.

Je navais que vingt ans dâge à ce momentlà. Fermes désertes au loin, des églises vides et ouvertes, comme si les paysans étaient partis de ces hameaux pour la journée, tous, pour une fête à lautre bout du canton, et quils nous eussent laissé en confiance tout ce quils possédaient, leur campagne, les charrettes, brancards en lair, leurs champs, leurs enclos, la route, les arbres et même les vaches, un chien avec sa chaîne, tout quoi. Pour quon se trouve bien tranquilles à faire ce quon voudrait pendant leur absence. Ça avait lair gentil de leur part. « Tout de même, sils nétaient pas ailleurs!  que je me disais sil y avait encore eu du monde par ici, on ne se serait sûrement pas conduits de cette ignoble façon! Aussi mal! On aurait pas osé devant eux! Mais, il ny avait plus personne pour nous surveiller! Plus que nous, comme des mariés qui font des cochonneries quand tout le monde est parti. »

Je me pensais aussi (derrière un arbre) que jaurais bien voulu le voir ici moi, le Déroulède dont on mavait tant parlé, mexpliquer comment quil faisait, lui, quand il prenait une balle en plein bidon.

Ces Allemands accroupis sur la route, têtus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles à en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre décidément, nétait pas terminée! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupéfiante! Il se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que sil avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement.

Moi dabord la campagne, faut que je le dise tout de suite, jai jamais pu la sentir, je lai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui nen finissent pas, ses maisons où les gens ny sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, cest à pas y tenir. Le vent sétait levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on sen trouvait comme habillés. Je nosais plus remuer.

Le colonel, cétait donc un monstre! À présent, jen étais assuré, pire quun chien, il nimaginait pas son trépas! Je conçus en même temps quil devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans larmée den face. Qui savait combien? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment Pourquoi sarrêteraientils? Jamais je navais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.

Seraisje donc le seul lâche sur la terre? pensaisje. Et avec quel effroi!.. Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusquaux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je métais embarqué dans une croisade apocalyptique.

On est puceau de lHorreur comme on lest de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy? Qui aurait pu prévoir avant dentrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes? À présent, jétais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu Ça venait des profondeurs et cétait arrivé.

Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général quil déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune delles, il ny avait donc lordre darrêter net cette abomination? On ne lui disait donc pas den haut quil y avait méprise? Abominable erreur? Maldonne? Quon sétait trompé? Que cétait des manœuvres pour rire quon avait voulu faire, et pas des assassinats! Mais non! « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie! » Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de la liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. Jen aurais fait mon frère peureux de ce garçon-là! Mais on navait pas le temps de fraterniser non plus.

Donc pas derreur? Ce quon faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, nétait pas défendu! Cela faisait partie des choses quon peut faire sans mériter une bonne engueulade. Cétait même reconnu, encouragé sans doute par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre!.. Rien à dire. Je venais de découvrir dun coup la guerre tout entière. Jétais dépucelé. Faut être à peu près seul devant elle comme je létais à ce moment-là pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait dallumer la guerre entre nous et ceux den face, et à présent ça brûlait! Comme le courant entre les deux charbons, dans la lampe à arc. Et il nétait pas près de séteindre le charbon! On y passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole quil semblait être et sa carne ne ferait pas plus de rôti que la mienne quand le courant den face lui passerait entre les deux épaules.

Il y a bien des façons dêtre condamné à mort. Ah! combien naurais-je pas donné à ce moment-là pour être en prison au lieu dêtre ici, moi crétin! Pour avoir, par exemple, quand cétait si facile, prévoyant, volé quelque chose, quelque part, quand il en était temps encore. On ne pense à rien! De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre. Tout le reste, cest des mots.

Si seulement javais encore eu le temps, mais je ne lavais plus! Il ny avait plus rien à voler! Comme il ferait bon dans une petite prison pépère, que je me disais, où les balles ne passent pas! Ne passent jamais! Jen connaissais une toute prête, au soleil, au chaud! Dans un rêve, celle de Saint-Germain précisément, si proche de la forêt, je la connaissais bien, je passais souvent par là, autrefois. Comme on change! Jétais un enfant alors, elle me faisait peur la prison. Cest que je ne connaissais pas encore les hommes. Je ne croirai plus jamais à ce quils disent, à ce quils pensent. Cest des hommes et deux seulement quil faut avoir peur, toujours.

Combien de temps faudrait-il quil dure leur délire, pour quils sarrêtent épuisés, enfin, ces monstres? Combien de temps un accès comme celui-ci peut-il bien durer? Des mois? Des années? Combien? Peut-être jusquà la mort de tout le monde, de tous les fous? Jusquau dernier? Et puisque les événements prenaient ce tour désespéré je me décidais à risquer le tout pour le tout, à tenter la dernière démarche, la suprême, essayer, moi, tout seul, darrêter la guerre! Au moins dans ce coin-là où jétais.

Le colonel déambulait à deux pas. Jallais lui parler. Jamais je ne lavais fait. Cétait le moment doser. Là où nous en étions il ny avait presque plus rien à perdre. « Quest-ce que vous voulez? » me demanderait-il, jimaginais, très surpris bien sûr par mon audacieuse interruption. Je lui expliquerais alors les choses telles que je les concevais. On verrait ce quil en pensait, lui. Le tout cest quon sexplique dans la vie. À deux on y arrive mieux que tout seul.

Jallais faire cette démarche décisive quand, à linstant même, arriva vers nous au pas de gymnastique, fourbu, dégingandé, un cavalier à pied (comme on disait alors) avec son casque renversé à la main, comme Bélisaire, et puis tremblant et bien souillé de boue, le visage plus verdâtre encore que celui de lautre agent de liaison. Il bredouillait et semblait éprouver comme un mal inouï, ce cavalier, à sortir dun tombeau et quil en avait tout mal au cœur. Il naimait donc pas les balles ce fantôme lui non plus? Les prévoyait-il comme moi?

« Quest-ce que cest? » larrêta net le colonel, brutal, dérangé, en jetant dessus ce revenant une espèce de regard en acier.

De le voir ainsi cet ignoble cavalier dans une tenue aussi peu réglementaire, et tout foirant démotion, ça le courrouçait fort notre colonel. Il naimait pas cela du tout la peur. Cétait évident. Et puis ce casque à la main surtout, comme un chapeau melon, achevait de faire joliment mal dans notre régiment dattaque, un régiment qui sélançait dans la guerre. Il avait lair de la saluer lui, ce cavalier à pied, la guerre, en entrant.

Sous ce regard dopprobre, le messager vacillant se remit au « garde-à-vous », les petits doigts sur la couture du pantalon, comme il se doit dans ces cas-là. Il oscillait ainsi, raidi, sur le talus, la transpiration lui coulant le long de la jugulaire, et ses mâchoires tremblaient si fort quil en poussait des petits cris avortés, tel un petit chien qui rêve. On ne pouvait démêler sil voulait nous parler ou bien sil pleurait.

Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de changer dinstrument. Cest à la mitrailleuse quils poursuivaient à présent leurs sottises; ils en craquaient comme de gros paquets dallumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des guêpes.

Lhomme arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose darticulé.

« Le maréchal des logis Barousse vient dêtre tué, mon colonel, quil dit tout dun trait.

 Et alors?

 Il a été tué en allant chercher le fourgon à pain sur la route des Étrapes, mon colonel!

 Et alors?

 Il a été éclaté par un obus!

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