Dès que notre médecin, professeur agrégé Bestombes, eut noté, ce savant, la brillante amélioration de nos qualités morales, il résolut, à titre dencouragement, de nous autoriser quelques visites, à commencer par celles de nos parents.
Certains soldats bien doués, à ce que javais entendu conter, éprouvaient quand ils se mêlaient aux combats, une sorte de griserie et même une vive volupté. Dès que pour ma part jessayais dimaginer une volupté de cet ordre bien spécial, je men rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelquun, quil valait décidément mieux que jy renonce et que jen finisse tout de suite. Non que lexpérience meût manqué, on avait même fait tout pour me donner le goût, mais le don me faisait défaut. Il maurait fallu peut-être une plus lente initiation.
Je résolus certain jour de faire part au professeur Bestombes des difficultés que jéprouvais corps et âme à être aussi brave que je laurais voulu et que les circonstances, sublimes certes, lexigeaient. Je redoutais un peu quil se prît à me considérer comme un effronté, un bavard impertinent Mais point du tout. Au contraire! Le Maître se déclara tout à fait heureux que dans cet accès de franchise je vienne mouvrir à lui du trouble dâme que je ressentais.
« Vous allez mieux Bardamu, mon ami! Vous allez mieux, tout simplement! » Voici ce quil concluait. « Cette confidence que vous venez me faire, absolument spontanément, je la considère, Bardamu, comme lindice très encourageant dune amélioration notable de votre état mental Vaudesquin, dailleurs, cet observateur modeste, mais combien sagace, des défaillances morales chez les soldats de lEmpire, avait résumé, dès 1802, des observations de ce genre dans un mémoire à présent classique, bien quinjustement négligé par nos étudiants actuels, où il notait, dis-je, avec beaucoup de justesse et de précision des crises dites daveux, qui surviennent, signe entre tous excellent, chez le convalescent moral Notre grand Dupré, près dun siècle plus tard, sut établir à propos du même symptôme sa nomenclature désormais célèbre où cette crise identique figure sous le titre de crise du rassemblement des souvenirs, crise qui doit, selon le même auteur, précéder de peu, lorsque la cure est bien conduite, la débâcle massive des idéations anxieuses et la libération définitive du champ de la conscience, phénomène second en somme dans le cours du rétablissement psychique. Dupré donne dautre part, dans sa terminologie si imagée et dont il avait lapanage, le nom de diarrhée cogitive de libération à cette crise qui saccompagne chez le sujet dune sensation deuphorie très active, dune reprise très marquée de lactivité de relations, reprise, entre autres, très notable du sommeil, quon voit se prolonger soudain pendant des journées entières, enfin autre stade: suractivité très marquée des fonctions génitales, à tel point quil nest pas rare dobserver chez les mêmes malades auparavant frigides, de véritables fringales érotiques. Doù cette formule: Le malade nentre pas dans la guérison, il sy rue! Tel est le terme magnifiquement descriptif, nest-ce pas, de ces triomphes récupératifs, par lequel un autre de nos grands psychiatres français du siècle dernier, Philibert Margeton, caractérisait la reprise véritablement triomphale de toutes les activités normales chez un sujet convalescent de la maladie de la peur Pour ce qui vous concerne, Bardamu, je vous considère donc et dès à présent, comme un véritable convalescent Vous intéressera-t-il, Bardamu, puisque nous en sommes à cette satisfaisante conclusion, de savoir que demain, précisément, je présente à la Société de Psychologie militaire un mémoire sur les qualités fondamentales de lesprit humain?.. Ce mémoire est de qualité, je le crois.
Certes, Maître, ces questions me passionnent
Eh bien, sachez, en résumé, Bardamu, que jy défends cette thèse: quavant la guerre, lhomme restait pour le psychiatre un inconnu clos et les ressources de son esprit une énigme
Cest bien aussi mon très modeste avis, Maître
La guerre, voyez-vous, Bardamu, par les moyens incomparables quelle nous donne pour éprouver les systèmes nerveux, agit à la manière dun formidable révélateur de lEsprit humain! Nous en avons pour des siècles à nous pencher, méditatifs, sur ces révélations pathologiques récentes, des siècles détudes passionnées Avouons-le franchement Nous ne faisions que soupçonner jusquici les richesses émotives et spirituelles de lhomme! Mais à présent, grâce à la guerre, cest fait Nous pénétrons, par suite dune effraction, douloureuse certes, mais pour la science, décisive et providentielle, dans leur intimité! Dès les premières révélations, le devoir du psychologue et du moraliste modernes ne fit, pour moi Bestombes, plus aucun doute! Une réforme totale de nos conceptions psychologiques simposait! »
Cétait bien mon avis aussi, à moi, Bardamu. « Je crois, en effet, Maître, quon ferait bien
Ah! vous le pensez aussi, Bardamu, je ne vous le fais pas dire! Chez lhomme, voyez-vous, le bon et le mauvais séquili-brent, égoïsme dune part, altruisme de lautre Chez les sujets délite, plus daltruisme que dégoïsme. Estce exact? Estce bien cela?
Cest exact, Maître, cest cela même
Et chez le sujet délite quel peut être, je vous le demande Bardamu, la plus haute entité connue qui puisse exciter son altruisme et lobliger à se manifester incontestablement, cet altruisme?
Le patriotisme, Maître!
Ah! Voyez-vous, je ne vous le fais pas dire! Vous me comprenez tout à fait bien Bardamu! Le patriotisme et son corollaire, la gloire, tout simplement, sa preuve!
Cest vrai!
Ah! nos petits soldats, remarquez-le, et dès les premières épreuves du feu ont su se libérer spontanément de tous les sophismes et concepts accessoires, et particulièrement des sophismes de la conservation. Ils sont allés dinstinct et demblée se fondre avec notre véritable raison dêtre, notre Patrie. Pour accéder à cette vérité, non seulement lintelligence est superflue, Bardamu, mais elle gêne! Cest une vérité du cœur, la Patrie, comme toutes les vérités essentielles, le peuple ne sy trompe pas! Là précisément où le mauvais savant ségare
Cela est beau, Maître! Trop beau! Cest de lAntique! »
Il me serra les deux mains presque affectueusement, Bestombes.
Dune voix devenue paternelle, il voulut bien ajouter encore à mon profit: « Cest ainsi que jentends traiter mes malades, Bardamu, par lélectricité pour le corps et pour lesprit, par de vigoureuses doses déthique patriotique, par les véritables injections de la morale reconstituante!
Je vous comprends, Maître! »
Je comprenais en effet de mieux en mieux.
En le quittant, je me rendis sans tarder à la messe avec mes compagnons reconstitués dans la chapelle battant neuf, japerçus Branledore qui manifestait de son haut moral derrière la grande porte où il donnait justement des leçons dentrain à la petite fille de la concierge. Jallai de suite ly rejoindre, comme il my conviait.
Laprès-midi, des parents vinrent de Paris pour la première fois depuis que nous étions là et puis ensuite chaque semaine.
Javais écrit enfin à ma mère. Elle était heureuse de me retrouver ma mère, et pleurnichait comme une chienne à laquelle on a rendu enfin son petit. Elle croyait aussi sans doute maider beaucoup en membrassant, mais elle demeurait cependant inférieure à la chienne parce quelle croyait aux mots elle quon lui disait pour menlever. La chienne au moins, ne croit que ce quelle sent. Avec ma mère, nous fîmes un grand tour dans les rues proches de lhôpital, une après-midi, à marcher en traînant dans les ébauches des rues quil y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, à entendre le petit bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boîtes à ordures. Il y a des usines quon évite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes à peine croyables et où lair dalentour se refuse à puer davantage. Tout près, moisit la petite fête foraine, entre deux hautes cheminées inégales, ses chevaux de bois dépeint sont trop coûteux pour ceux qui les désirent, pendant des semaines entières souvent, petits morveux rachitiques, attirés, repoussés et retenus à la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvreté et la musique.
Laprès-midi, des parents vinrent de Paris pour la première fois depuis que nous étions là et puis ensuite chaque semaine.
Javais écrit enfin à ma mère. Elle était heureuse de me retrouver ma mère, et pleurnichait comme une chienne à laquelle on a rendu enfin son petit. Elle croyait aussi sans doute maider beaucoup en membrassant, mais elle demeurait cependant inférieure à la chienne parce quelle croyait aux mots elle quon lui disait pour menlever. La chienne au moins, ne croit que ce quelle sent. Avec ma mère, nous fîmes un grand tour dans les rues proches de lhôpital, une après-midi, à marcher en traînant dans les ébauches des rues quil y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, à entendre le petit bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boîtes à ordures. Il y a des usines quon évite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes à peine croyables et où lair dalentour se refuse à puer davantage. Tout près, moisit la petite fête foraine, entre deux hautes cheminées inégales, ses chevaux de bois dépeint sont trop coûteux pour ceux qui les désirent, pendant des semaines entières souvent, petits morveux rachitiques, attirés, repoussés et retenus à la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvreté et la musique.
Tout se passe en efforts pour éloigner la vérité de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, épais comme de lencre, le ciel reste ce quil est là-bas, bien refermé dessus, comme une grande mare pour les fumées de la banlieue.