Cétait une de ses cousines, la blonde un peu boulotte, qui la consolait le mieux. En passant près de nous, la soutenant dans ses bras, elle me confia la boulotte quelle défaillait ainsi la cousine jolie, à cause du départ récent dun fiancé mobilisé dans la marine. Le maître ardent, déconcerté, sefforçait datténuer le bel et tragique émoi propagé par sa brève et vibrante allocution. Il en demeurait tout confus et peiné devant elle. Réveil dune trop douloureuse inquiétude dans un cœur délite, évidemment pathétique, tout sensibilité et tendresse. « Si nous avions su, maître! chuchotait encore la blonde cousine, nous vous aurions prévenu Ils saiment si tendrement si vous saviez!.. » Le groupe des infirmières et le Maître luimême disparurent parlotant toujours et bruissant à travers le couloir. On ne soccupait plus de nous.
Jessayai de me rappeler et de comprendre le sens de cette allocution quil venait de prononcer, lhomme aux yeux splendides, mais loin, moi, de mattrister elles me parurent en y réfléchissant, ces paroles, extraordinairement bien faites pour me dégoûter de mourir. Cétait aussi lavis des autres camarades, mais ils ny trouvaient pas au surplus comme moi, une façon de défi et dinsulte. Eux ne cherchaient guère à comprendre ce qui se passait autour de nous dans la vie, ils discernaient seulement, et encore à peine, que le délire ordinaire du monde sétait accru depuis quelques mois, dans de telles proportions, quon ne pouvait décidément plus appuyer son existence sur rien de stable.
Ici à lhôpital, tout comme dans la nuit des Flandres la mort nous tracassait; seulement ici, elle nous menaçait de plus loin la mort irrévocable tout comme là-bas, cest vrai, une fois lancée sur votre tremblante carcasse par les soins de lAdministration.
Ici, on ne nous engueulait pas, certes, on nous parlait même avec douceur, on nous parlait tout le temps dautre chose que de la mort, mais notre condamnation figurait toutefois, bien nette au coin de chaque papier quon nous demandait de signer, dans chaque précaution quon prenait à notre égard: Médailles Bracelets La moindre permission Nimporte quel conseil On se sentait comptés, guettés, numérotés dans la grande réserve des partants de demain. Alors forcément, tout ce monde civil et sanitaire ambiant avait lair plus léger que nous, par comparaison. Les infirmières, ces garces, ne le partageaient pas, elles, notre destin, elles ne pensaient par contraste, quà vivre longtemps, et plus longtemps encore et à aimer cétait clair, à se promener et à mille et dix mille fois faire et refaire lamour. Chacune de ces angéliques tenait à son petit plan dans le périnée, comme les forçats, pour plus tard, le petit plan damour, quand nous serions, nous, crevés dans une boue quelconque et Dieu sait comment!
Elles vous auraient alors des soupirs remémoratifs spéciaux de tendresse qui les rendraient plus attrayantes encore, elles évoqueraient en silences émus, les tragiques temps de la guerre, les revenants « Vous souvenez-vous du petit Bardamu, di-raient-elles à lheure crépusculaire en pensant à moi, celui quon avait tant de mal à empêcher de tousser?.. Il en avait un mauvais moral celui-là, le pauvre petit Qua-t-il pu devenir? »
Elles vous auraient alors des soupirs remémoratifs spéciaux de tendresse qui les rendraient plus attrayantes encore, elles évoqueraient en silences émus, les tragiques temps de la guerre, les revenants « Vous souvenez-vous du petit Bardamu, di-raient-elles à lheure crépusculaire en pensant à moi, celui quon avait tant de mal à empêcher de tousser?.. Il en avait un mauvais moral celui-là, le pauvre petit Qua-t-il pu devenir? »
Quelques regrets poétiques placés à propos siéent à une femme aussi bien que certains cheveux vaporeux sous les rayons de la lune.
À labri de chacun de leurs mots et de leur sollicitude, il fallait dès maintenant comprendre: « Tu vas crever gentil militaire Tu vas crever Cest la guerre Chacun sa vie Chacun son rôle Chacun sa mort Nous avons lair de partager ta détresse Mais on ne partage la mort de personne Tout doit être aux âmes et aux corps bien portants, façon de distraction et rien de plus et rien de moins, et nous sommes nous des solides jeunes filles, belles, considérées, saines et bien élevées Pour nous tout devient, biologie automatique, joyeux spectacle et se convertit en joie! Ainsi lexige notre santé! Et les vilaines licences du chagrin nous sont impossibles Il nous faut des excitants à nous, rien que des excitants Vous serez vite oubliés, petits soldats Soyez gentils, crevez bien vite Et que la guerre finisse et quon puisse se marier avec un de vos aimables officiers Un brun surtout!.. Vive la Patrie dont parle toujours papa!.. Comme lamour doit être bon quand il revient de la guerre!.. Il sera décoré notre petit mari!.. Il sera distingué Vous pourrez cirer ses jolies bottes le beau jour de notre mariage si vous existez encore à ce moment-là, petit soldat Ne serez-vous pas alors heureux de notre bonheur, petit soldat?.. »
Chaque matin, nous le revîmes, et le revîmes encore le médecinchef, suivi de ses infirmières. Cétait un savant, apprîmes-nous. Autour de nos salles réservées venaient trotter les vieillards de lhospice dà côté en bonds inutiles et disjoints. Ils sen allaient crachoter leurs cancans avec leurs caries dune salle à lautre, porteurs de petits bouts de ragots et médisances éculées. Ici cloîtrés dans leur misère officielle comme au fond dun enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui dépose autour des âmes à lissue des longues années de servitude. Haines impuissantes, rancies dans loisiveté pisseuse des salles communes. Ils ne se servaient de leurs ultimes et chevrotantes énergies que pour se nuire encore un petit peu et se détruire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle.
Suprême plaisir! Dans leur carcasse racornie il ne subsistait plus un seul atome qui ne fût strictement méchant.
Dès quil fut entendu que nous partagerions, soldats, les commodités relatives du bastion avec ces vieillards, ils se mirent à nous détester à lunisson, non sans venir toutefois en même temps mendier et sans répit nos résidus de tabac à la traîne le long des croisées et les bouts de pain rassis tombés dessous les bancs. Leurs faces parcheminées sécrasaient à lheure des repas contre les vitres de notre réfectoire. Il passait entre les plis chassieux de leurs nez des petits regards de vieux rats convoiteux. Lun de ces infirmes paraissait plus astucieux et coquin que les autres, il venait nous chanter des chansonnettes de son temps pour nous distraire, le père Birouette quon lappelait. Il voulait bien faire tout ce quon voulait pourvu quon lui donnât du tabac, tout ce quon voulait sauf passer devant la morgue du bastion qui dailleurs ne chômait guère. Lune des blagues consistait à lemmener de ce côté-là, soi-disant en promenade. « Tu veux pas entrer? » quon lui demandait quand on était en plein devant la porte. Il se sauvait alors bien râleux mais si vite et si loin quon ne le revoyait plus de deux jours au moins, le père Birouette. Il avait entrevu la mort.
Notre médecin-chef aux beaux yeux, le professeur Bestombes, avait fait installer pour nous redonner de lâme, tout un appareillage très compliqué dengins électriques étincelants dont nous subissions les décharges périodiques, effluves quil prétendait toniques et quil fallait accepter sous peine dexpulsion. Il était fort riche, semblait-il, Bestombes, il fallait lêtre pour acheter tout ce coûteux bazar électrocuteur. Son beau-père, grand politique, ayant puissamment tripoté au cours dachats gouvernementaux de terrains, lui permettait ces largesses.
Il fallait en profiter. Tout sarrange. Crimes et châtiments. Tel quil était, nous ne le détestions pas. Il examinait notre système nerveux avec un soin extraordinaire, et nous interrogeait sur le ton dune courtoise familiarité. Cette bonhomie soigneusement mise au point divertissait délicieusement les infirmières, toutes distinguées, de son service. Elles attendaient chaque matin, ces mignonnes, le moment de se réjouir des manifestations de sa haute gentillesse, cétait du nanan. Nous jouions tous en somme dans une pièce où il avait choisi lui Bestombes le rôle du savant bienfaisant et profondément, aimablement humain, le tout était de sentendre.
Dans ce nouvel hôpital, je faisais chambre commune avec le sergent Branledore, rengagé; cétait un ancien convive des hôpitaux, lui, Branledore. Il avait traîné son intestin perforé depuis des mois, dans quatre différents services.
Il avait appris au cours de ces séjours à attirer et puis à retenir la sympathie active des infirmières. Il rendait, urinait et coliquait du sang assez souvent Branledore, il avait aussi bien du mal à respirer, mais cela naurait pas entièrement suffi à lui concilier les bonnes grâces toutes spéciales du personnel traitant qui en voyait bien dautres. Alors entre deux étouffements sil y avait un médecin ou une infirmière à passer par là: « Victoire! Victoire! Nous aurons la Victoire! » criait Branledore, ou le murmurait du bout ou de la totalité de ses poumons selon le cas. Ainsi rendu conforme à lardente littérature agressive, par un effet dopportune mise en scène, il jouissait de la plus haute cote morale. Il le possédait, le truc, lui.
Comme le Théâtre était partout il fallait jouer et il avait bien raison Branledore; rien aussi na lair plus idiot et nirrite davantage, cest vrai, quun spectateur inerte monté par hasard sur les planches. Quand on est là-dessus, nest-ce pas, il faut prendre le ton, sanimer, jouer, se décider ou bien disparaître. Les femmes surtout demandaient du spectacle et elles étaient impitoyables, les garces, pour les amateurs déconcertés. La guerre, sans conteste, porte aux ovaires, elles en exigeaient des héros, et ceux qui ne létaient pas du tout devaient se présenter comme tels ou bien sapprêter à subir le plus ignominieux des destins.
Après huit jours passés dans ce nouveau service, nous avions compris lurgence davoir à changer de dégaine et, grâce à Branledore (dans le civil placier en dentelles), ces mêmes hommes apeurés et recherchant lombre, possédés par des souvenirs honteux dabattoirs que nous étions en arrivant, se muèrent en une satanée bande de gaillards, tous résolus à la victoire et je vous le garantis armés dabattage et de formidables propos. Un dru langage était devenu en effet le nôtre, et si salé que ces dames en rougissaient parfois, elles ne sen plaignaient jamais cependant parce quil est bien entendu quun soldat est aussi brave quinsouciant, et grossier plus souvent quà son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave.
Au début, tout en copiant Branledore de notre mieux, nos petites allures patriotiques nétaient pas encore tout à fait au point, pas très convaincantes. Il fallut une bonne semaine et même deux de répétitions intensives pour nous placer absolument dans le ton, le bon.