Récapitulons: les aviateurs mavaient ravi Lola, les Argentins pris Musyne et cet harmonieux inverti, enfin, venait de me souffler ma superbe comédienne. Désemparé, je quittai la Comédie pendant quon éteignait les derniers flambeaux des couloirs et rejoignis seul, par la nuit, sans tramway, notre hôpital, souricière au fond des boues tenaces et des banlieues insoumises.
Sans chiqué, je dois bien convenir que ma tête na jamais été très solide. Mais pour un oui, pour un non, à présent, des étourdissements me prenaient, à en passer sous les voitures. Je titubais dans la guerre. En fait dargent de poche, je ne pouvais compter pendant mon séjour à lhôpital, que sur les quelques francs donnés par ma mère chaque semaine bien péniblement. Aussi, me mis-je dès que cela me fut possible à la recherche de petits suppléments, par-ci par-là, où je pouvais en escompter. Lun de mes anciens patrons, dabord, me sembla propice à cet égard et reçut ma visite aussitôt.
Il me souvenait bien opportunément davoir besogné quelques temps obscurs chez ce Roger Puta, le bijoutier de la Madeleine, en qualité demployé supplémentaire, un peu avant la déclaration de la guerre. Mon ouvrage chez ce dégueulasse bijoutier consistait en « extras », à nettoyer son argenterie du magasin, nombreuse, variée, et pendant les fêtes à cadeaux, à cause des tripotages continuels, dentretien difficile.
Dès la fermeture de la Faculté, où je poursuivais de rigoureuses et interminables études (à cause des examens que je ratais), je rejoignais au galop larrière-boutique de M. Puta et mescrimais pendant deux ou trois heures sur ses chocolatières, « au blanc dEspagne » jusquau moment du dîner.
Pour prix de mon travail jétais nourri, abondamment dailleurs, à la cuisine. Mon boulot consistait encore, dautre part, avant lheure des cours, à faire promener et pisser les chiens de garde du magasin.
Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La bijouterie Puta scintillait de mille diamants à langle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants coûtait autant que plusieurs décades de mon salaire. Ils y scintillent dailleurs toujours ces joyaux. Versé dans lauxiliaire à la mobilisation, ce patron Puta se mit à servir particulièrement un Ministre, dont il conduisait de temps à autre lautomobile. Mais dautre part, et cette fois de façon tout à fait officieuse, il se rendait Puta, des plus utiles, en fournissant les bijoux du Ministère. Le haut personnel spéculait fort heureusement sur les marchés conclus et à conclure. Plus on avançait dans la guerre et plus on avait besoin de bijoux. M. Puta avait même quelquefois de la peine à faire face aux commandes tellement il en recevait.
Dès la fermeture de la Faculté, où je poursuivais de rigoureuses et interminables études (à cause des examens que je ratais), je rejoignais au galop larrière-boutique de M. Puta et mescrimais pendant deux ou trois heures sur ses chocolatières, « au blanc dEspagne » jusquau moment du dîner.
Pour prix de mon travail jétais nourri, abondamment dailleurs, à la cuisine. Mon boulot consistait encore, dautre part, avant lheure des cours, à faire promener et pisser les chiens de garde du magasin.
Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La bijouterie Puta scintillait de mille diamants à langle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants coûtait autant que plusieurs décades de mon salaire. Ils y scintillent dailleurs toujours ces joyaux. Versé dans lauxiliaire à la mobilisation, ce patron Puta se mit à servir particulièrement un Ministre, dont il conduisait de temps à autre lautomobile. Mais dautre part, et cette fois de façon tout à fait officieuse, il se rendait Puta, des plus utiles, en fournissant les bijoux du Ministère. Le haut personnel spéculait fort heureusement sur les marchés conclus et à conclure. Plus on avançait dans la guerre et plus on avait besoin de bijoux. M. Puta avait même quelquefois de la peine à faire face aux commandes tellement il en recevait.
Quand il était surmené, M. Puta arrivait à prendre un petit air dintelligence, à cause de la fatigue qui le tourmentait, et uniquement dans ces moments-là. Mais reposé, son visage, malgré la finesse incontestable de ses traits, formait une harmonie de placidité sotte dont il est difficile de ne pas garder pour toujours un souvenir désespérant.
Sa femme Mme Puta, ne faisait quun avec la caisse de la maison, quelle ne quittait pour ainsi dire jamais. On lavait élevée pour quelle devienne la femme dun bijoutier. Ambition de parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir. Le ménage était heureux en même temps que la caisse était prospère. Ce nest point quelle fût laide, Mme Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant dautres, seulement elle était si prudente, si méfiante quelle sarrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain, des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs. On sagaçait à démêler ce quil y avait de trop calculé dans cet être et les raisons de la gêne quon éprouvait en dépit de tout, à son approche. Cette répulsion instinctive quinspirent les commerçants à ceux qui les approchent et qui savent, est une des très rares consolations quéprouvent dêtre aussi miteux quils le sont ceux qui ne vendent tien à personne.
Les soucis étriqués du commerce la possédaient donc tout entière Mme Puta, tout comme Mme Herote, mais dans un autre genre et comme Dieu possède ses religieuses, corps et âme.
De temps en temps, cependant, elle éprouvait, notre patronne, comme un petit souci de circonstance. Ainsi lui arrivait-il de se laisser aller à penser aux parents de la guerre. « Quel malheur cette guerre tout de même pour les gens qui ont de grands enfants!
Réfléchis donc avant de parler! la reprenait aussitôt son mari, que ces sensibleries trouvaient, lui, prêt et résolu. Ne faut-il pas que la France soit défendue? »
Ainsi bons cœurs. mais bons patriotes par-dessus tout, stoïques en somme, ils sendormaient chaque soir de la guerre au-dessus des millions de leur boutique, fortune française.
Dans les bordels quil fréquentait de temps en temps, M. Puta se montrait exigeant et désireux de nêtre point pris pour un prodigue. « Je ne suis pas un Anglais moi, mignonne, prévenait-il dès labord. Je connais le travail! Je suis un petit soldat français pas pressé! » Telle était sa déclaration préambulaire. Les femmes lestimaient beaucoup pour cette façon sage de prendre son plaisir. Jouisseur mais pas dupe, un homme. Il profitait de ce quil connaissait son monde pour effectuer quelques transactions de bijoux avec la sous-maîtresse, qui elle ne croyait pas aux placements en Bourse. M. Puta progressait de façon surprenante au point de vue militaire, de réformes temporaires en sursis définitifs. Bientôt il fut tout à fait libéré après on ne sait combien de visites médicales opportunes. Il comptait pour lune des plus hautes joies de son existence la contemplation et si possible la palpation de beaux mollets. Cétait au moins un plaisir par lequel il dépassait sa femme, elle uniquement vouée au commerce. À qualités égales, on trouve toujours, semble-t-il, un peu plus dinquiétude chez lhomme que chez la femme, si borné, si croupissant quil puisse être. Cétait un petit début dartiste en somme ce Puta. Beaucoup dhommes, en fait dart, sen tiennent toujours comme lui à la manie des beaux mollets. Mme Puta était bien heureuse de ne pas avoir denfants. Elle manifestait si souvent sa satisfaction dêtre stérile que son mari à son tour, finit par communiquer leur contentement à la sousmaîtresse. « Il faut cependant bien que les enfants de quelquun y aillent, répondait celle-ci à son tour, puisque cest un devoir! » Cest vrai que la guerre comportait des devoirs.
Le Ministre que servait Puta en automobile navait pas non plus denfants, les Ministres nont pas denfants.
Un autre employé accessoire travaillait en même temps que moi aux petites besognes du magasin vers 1913: cétait Jean Voireuse, un peu « figurant » pendant la soirée dans les petits théâtres et laprèsmidi livreur chez Puta. Il se contentait lui aussi de très minimes appointements. Mais il se débrouillait grâce au métro. Il allait presque aussi vite à pied quen métro, pour faire ses courses. Alors il mettait le prix du billet dans sa poche. Tout rabiot. Il sentait un peu des pieds, cest vrai, et même beaucoup, mais il le savait et me demandait de lavertir quand il ny avait pas de clients au magasin pour quil puisse y pénétrer sans dommage et faire ses comptes en douce avec Mme Puta. Une fois largent encaissé, on le renvoyait instantanément me rejoindre dans larrière-boutique. Ses pieds lui servirent encore beaucoup pendant la guerre. Il passait pour lagent de liaison le plus rapide de son régiment. En convalescence il vint me voir au fort de Bicêtre et cest même à loccasion de cette visite que nous décidâmes daller ensemble taper notre ancien patron. Qui fut dit, fut fait. Au moment où nous arrivions boulevard de la Madeleine, on finissait létalage
« Tiens! Ah! vous voilà vous autres! sétonna un peu de nous voir M. Puta. Je suis bien content quand même! Entrez! Vous, Voireuse, vous avez bonne mine! Ça va bien! Mais vous, Bardamu, vous avez lair malade, mon garçon! Enfin! vous êtes jeune! Ça reviendra! Vous en avez de la veine, malgré tout, vous autres! on peut dire ce que lon voudra, vous vivez des heures magnifiques, hein? làhaut? Et à lair! Cest de lHistoire ça mes amis, ou je my connais pas! Et quelle Histoire! »
On ne répondait rien à M. Puta, on le laissait dire tout ce quil voulait avant de le taper Alors, il continuait:
« Ah! cest dur, jen conviens, les tranchées!.. Cest vrai! Mais cest joliment dur ici aussi, vous savez!.. Vous avez été blessés, hein vous autres? Moi, je suis éreinté! Jen ai fait du service de nuit en ville depuis deux ans! Vous vous rendez compte? Pensez donc! Absolument éreinté! Crevé! Ah! les rues de Paris pendant la nuit! Sans lumière, mes petits amis Y conduire une auto et souvent avec le Ministre dedans! Et en vitesse encore! Vous pouvez pas vous imaginer!.. Cest à se tuer dix fois par nuit!..
Oui, ponctua Mme Puta, et quelquefois il conduit la femme du Ministre aussi
Ah oui! et cest pas fini
Cest terrible! reprîmes-nous ensemble.
Et les chiens? demanda Voireuse pour être poli. Quen a-t-on fait? Va-t-on encore les promener aux Tuileries?