Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 23 стр.


Le Nord au moins ça vous conserve les viandes; ils sont pâles une fois pour toutes les gens du Nord. Entre un Suédois mort et un jeune homme qui a mal dormi, peu de différence. Mais le colonial il est déjà tout rempli dasticots un jour après son débarquement. Elles nattendaient queux ces infiniment laborieuses vermicelles et ne les lâcheraient plus que bien audelà de la vie. Sacs à larves.

Nous en avions encore pour huit jours de mer avant de faire escale devant la Bragamance, première terre promise. Javais le sentiment de demeurer dans une boîte dexplosifs. Je ne mangeais presque plus pour éviter de me rendre à leur table et de traverser leurs entreponts en plein jour. Je ne disais plus un mot. Jamais on ne me voyait en promenade. Il était difficile dêtre aussi peu que moi sur le navire tout en y demeurant.

Mon garçon de cabine, un père de famille, voulut bien me confier que les brillants officiers de la coloniale avaient fait le serment, verre en main, de me gifler à la première occasion et de me balancer par-dessus bord ensuite. Quand je lui demandais pourquoi, il nen savait rien et il me demandait à son tour ce que javais bien pu faire pour en arriver là. Nous en demeurions à ce doute. Ça pouvait durer longtemps. Javais une sale gueule, voilà tout.

On ne my reprendrait plus à voyager avec des gens aussi difficiles à contenter. Ils étaient tellement désœuvrés aussi, enfermés trente jours durant avec eux-mêmes quil en fallait très peu pour les passionner. Dailleurs, dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours dune seule journée bien ordinaire désirent votre pauvre mort, par exemple tous ceux que vous gênez, pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui nen ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien dautres. Cest incessant. On sy fait. Sur le bateau ça se discerne mieux cette presse, alors cest plus gênant.

Dans cette étuve mijotante, le suint de ces êtres ébouillantés se concentre, les pressentiments de la solitude coloniale énorme qui va les ensevelir bientôt eux et leur destin, les faire gémir déjà comme des agonisants. Ils saccrochent, ils mordent, ils lacèrent, ils en bavent. Mon importance à bord croissait prodigieusement de jour en jour. Mes rares arrivées à table aussi furtives et silencieuses que je mappliquasse à les rendre prenaient lampleur de réels événements. Dès que jentrais dans la salle à manger, les cent vingt passagers tressautaient, chuchotaient

Les officiers de la coloniale bien tassés dapéritifs en apéritifs autour de la table du commandant, les receveurs buralistes, les institutrices congolaises surtout, dont lAmiral-Bragueton emportait tout un choix, avaient fini de suppositions malveillantes en déductions diffamatoires par me magnifier jusquà linfernale importance.

À lembarquement de Marseille, je nétais guère quun insignifiant rêvasseur, mais à présent, par leffet de cette concentration agacée dalcooliques et de vagins impatients, je me trouvais doté, méconnaissable, dun troublant prestige.

Le Commandant du navire, gros malin trafiqueur et verruqueux, qui me serrait volontiers la main dans les débuts de la traversée, chaque fois quon se rencontrait à présent, ne semblait même plus me reconnaître, ainsi quon évite un homme recherché pour une sale affaire, coupable déjà De quoi? Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls.

Daprès ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte où je me débattais, une des demoiselles institutrices animait lélément féminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je lespérais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moulés dans la toile éclatante et parés au surplus du serment quils avaient prononcé de mécraser ni plus ni moins quune infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait à la ronde si je serais aussi répugnant aplati quen forme. Bref, on samusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait lorage sur le pont de lAmiral-Bragueton, ne voulait connaître de repos quaprès quon meût enfin ramassé pantelant, corrigé pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni doser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant pitié sous la botte et le poing dun de ces gaillards dont elle brûlait dadmirer laction musculaire, le courroux splendide. Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil. Ça valait un viol par gorille. Le temps passait et il est périlleux de faire attendre longtemps les corridas. Jétais la bête. Le bord entier lexigeait, frémissant jusquaux soutes.

La mer nous enfermait dans ce cirque boulonné. Les machinistes eux-mêmes étaient au courant. Et comme il ne nous restait plus que trois journées avant lescale, journées décisives, plusieurs toreros soffrirent. Et plus je fuyais lesclandre et plus on devenait agressif, imminent à mon égard. Ils se faisaient déjà la main les sacrificateurs. On me coinça ainsi entre deux cabines, au revers dune courtine. Je méchappai de justesse, mais il me devenait franchement périlleux de me rendre aux cabinets. Quand nous neûmes donc plus que ces trois jours de mer devant nous jen profitai pour définitivement renoncer à tous mes besoins naturels. Les hublots me suffisaient. Autour de moi tout était accablant de haine et dennui. Il faut dire aussi quil est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux. Des gens solides en deviendraient bizarres, à plus forte raison ces abrutis chimériques.

Un sacrifice! Jallais y passer. Les choses se précisèrent un soir après le dîner où je métais quand même rendu, tracassé par la faim. Javais gardé le nez au-dessus de mon assiette, nosant même pas sortir mon mouchoir de ma poche pour méponger. Nul ne fut à bouffer jamais plus discret que moi. Des machines vous montait, assis, sous le derrière, une vibration incessante et menue. Mes voisins de table devaient être au courant de ce quon avait décidé à mon égard, car ils se mirent, à ma surprise, à me parler librement et complaisamment de duels et destocades, à me poser des questions À ce moment aussi, linstitutrice du Congo, celle qui avait lhaleine si forte, se dirigea vers le salon. Jeus le temps de remarquer quelle portait une robe en guipure de grand apparat et se rendait au piano avec une sorte de hâte crispée, pour jouer, si lon peut dire, certains airs dont elle escamotait toutes les finales. Lambiance devint intensément nerveuse et furtive.

Je ne fis quun bond pour aller me réfugier dans ma cabine. Je lavais presque atteinte quand un des capitaines de la coloniale, le plus bombé, le plus musclé de tous, me barra net le chemin, sans violence, mais fermement. « Montons sur le pont », menjoignit-il. Nous y fûmes en quelques pas. Pour la circonstance, il portait son képi le mieux doré, il sétait boutonné entièrement du col à la braguette, ce quil navait pas fait depuis notre départ. Nous étions donc en pleine cérémonie dramatique. Je nen menais pas large, le cœur battant à hauteur du nombril.

Ce préambule, cette impeccabilité anormale me fit présager une exécution lente et douloureuse. Cet homme me faisait leffet dun morceau de la guerre quon aurait remis brusquement devant ma route, entêté, coincé, assassin.

Derrière lui, me bouclant la porte de lentrepont, se dressaient en même temps quatre officiers subalternes, attentifs à lextrême, escorte de la Fatalité.

Donc, plus moyen de fuir. Cette interpellation avait dû être minutieusement réglée. « Monsieur, vous avez devant vous le capitaine Frémizon des troupes coloniales! Au nom de mes camarades et des passagers de ce bateau justement indignés par votre inqualifiable conduite, jai lhonneur de vous demander raison!.. Certains propos que vous avez tenus à notre sujet depuis votre départ de Marseille sont inacceptables!.. Voici le moment, monsieur, darticuler bien haut vos griefs!.. De proclamer ce que vous racontez honteusement tout bas depuis vingt et un jours! De nous dire enfin ce que vous pensez »

Je ressentis en entendant ces mots un immense soulagement. Javais redouté quelque mise à mort imparable, mais ils moffraient, puisquil parlait, le capitaine, une manière de leur échapper. Je me ruai vers cette aubaine. Toute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui sy connaît. Cest mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de létripade, ni perdre son temps non plus à rechercher les raisons dune persécution dont on est lobjet. Y échapper suffit au sage.

« Capitaine! lui répondis-je avec toute la voix convaincue dont jétais capable dans le moment, quelle extraordinaire erreur vous alliez commettre! Vous! Moi! Comment me prêter à moi, les sentiments dune semblable perfidie? Cest trop dinjustice en vérité! Jen ferais capitaine une maladie! Comment? Moi hier encore défenseur de notre chère patrie! Moi, dont le sang sest mêlé au vôtre pendant des années au cours dinoubliables batailles! De quelle injustice alliez-vous maccabler capitaine! »

Puis, madressant au groupe entier:

« De quelle abominable médisance, messieurs, êtes-vous devenus les victimes? Aller jusquà penser que moi, votre frère en somme, je mentêtais à répandre dimmondes calomnies sur le compte dhéroïques officiers! Cest trop! vraiment cest trop! Et cela au moment même où ils sapprêtent ces braves, ces incomparables braves à reprendre, avec quel courage, la garde sacrée de notre immortel empire colonial! poursuivis-je. Là où les plus magnifiques soldats de notre race se sont couverts dune gloire éternelle. Les Mangin! les Faidherbe, les Gallieni!.. Ah! capitaine! Moi? Ça? »

Je me tins en suspens. Jespérais être émouvant. Bienheureusement je le fus un petit instant. Sans traîner, alors, profitant de cet armistice de bafouillage, jallai droit à lui et lui serrai les deux mains dans une étreinte démotion.

Jétais un peu tranquille ayant ses mains enfermées dans les miennes. Tout en les lui tenant, je continuais à mexpliquer avec volubilité et tout en lui donnant mille fois raison, je lassurais que tout était à reprendre entre nous et par le bon bout cette fois! Que ma naturelle et stupide timidité seule se trouvait à lorigine de cette fantastique méprise! Que ma conduite certes aurait pu être interprétée comme un inconcevable dédain par ce groupe de passagers et de passagères « héros et charmeurs mélangés Providentielle réunion de grands caractères et de talents Sans oublier les dames incomparables musiciennes, ces ornements du bord!.. » Tout en faisant largement amende honorable, je sollicitai pour conclure quon madmisse sans y surseoir et sans restriction aucune, au sein de leur joyeux groupe patriotique et fraternel Où je tenais, dès ce moment, et pour toujours, à faire très aimable figure Sans lui lâcher les mains, bien entendu, je redoublai déloquence.

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