Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 22 стр.


On mavait donc embarqué là-dessus, pour que jessaye de me refaire aux Colonies. Ils y tenaient ceux qui me voulaient du bien, à ce que je fasse fortune. Je navais envie moi que de men aller, mais comme on doit toujours avoir lair utile quand on est pas riche et comme dautre part je nen finissais pas avec mes études, ça ne pouvait pas durer. Je navais pas assez dargent non plus pour aller en Amérique. « Va pour lAfrique! » que jai dit alors et je me suis laissé pousser vers les Tropiques, où, massuraiton, il suffisait de quelque tempérance et dune bonne conduite pour se faire tout de suite une situation.

Ces pronostics me laissaient rêveur. Je navais pas beaucoup de choses pour moi, mais javais certes de la bonne tenue, on pouvait le dire, le maintien modeste, la déférence facile et la peur toujours de nêtre pas à lheure et encore le souci de ne jamais passer avant une autre personne dans la vie, de la délicatesse enfin

Quand on a pu séchapper vivant dun abattoir international en folie, cest tout de même une référence sous le rapport du tact et de la discrétion. Mais revenons à ce voyage. Tant que nous restâmes dans les eaux dEurope, ça ne sannonçait pas mal. Les passagers croupissaient, répartis dans lombre des entreponts, dans les w.-c., au fumoir, par petits groupes soupçonneux et nasillards. Tout ça, bien imbibé de picons et cancans, du matin au soir. On en rotait, sommeillait et vociférait tour à tour et semblait-il sans jamais regretter rien de lEurope.

Notre navire avait nom: lAmiral-Bragueton. Il ne devait tenir sur ces eaux tièdes que grâce à sa peinture. Tant de couches accumulées par pelures avaient fini par lui constituer une sorte de seconde coque à lAmiral-Bragueton à la manière dun oignon. Nous voguions vers lAfrique, la vraie, la grande; celle des insondables forêts, des miasmes délétères, des solitudes inviolées, vers les grands tyrans nègres vautrés aux croisements de fleuves qui nen finissent plus. Pour un paquet de lames « Pilett » jallais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures. Cétait promis. La vie quoi! Rien de commun avec cette Afrique décortiquée des agences et des monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah non! Nous allions nous la voir dans son jus, la vraie Afrique! Nous les passagers boissonnants de lAmiral-Bragueton!

Mais, dès après les côtes du Portugal, les choses se mirent à se gâter. Irrésistiblement, certain matin au réveil, nous fûmes comme dominés par une ambiance détuve infiniment tiède, inquiétante. Leau dans les verres, la mer, lair, les draps, notre sueur, tout, tiède, chaud. Désormais impossible la nuit, le jour, davoir plus rien de frais sous la main, sous le derrière, dans la gorge, sauf la glace du bar avec le whisky. Alors un vil désespoir sest abattu sur les passagers de lAmiral-Bragueton condamnés à ne plus séloigner du bar, envoûtés, rivés aux ventilateurs, soudés aux petits morceaux de glace, échangeant menaces après cartes et regrets en cadences incohérentes.

Ça na pas traîné. Dans cette stabilité désespérante de chaleur tout le contenu humain du navire sest coagulé dans une massive ivrognerie. On se mouvait mollement entre les ponts, comme des poulpes au fond dune baignoire deau fadasse. Cest depuis ce moment que nous vîmes à fleur de peau venir sétaler langoissante nature des Blancs, provoquée, libérée, bien débraillée enfin, leur vraie nature, tout comme à la guerre. Étuve tropicale pour instincts tels crapauds et vipères qui viennent enfin sépanouir au mois daoût, sur les flancs fissurés des prisons. Dans le froid dEurope, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors les carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des Tropiques. Cest alors quon se déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. Cest laveu biologique. Dès que le travail et le froid ne nous astreignent plus, relâchent un moment leur étau, on peut apercevoir des Blancs, ce quon découvre du gai rivage, une fois que la mer sen retire: la vérité, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et létron.

Ainsi, le Portugal passé, tout le monde se mit, sur le navire, à se libérer les instincts avec rage, lalcool aidant, et aussi ce sentiment dagrément intime que procure une gratuité absolue de voyage, surtout aux militaires et fonctionnaires en activité. Se sentir nourri, couché, abreuvé pour rien pendant quatre semaines consécutives, quon y songe, cest assez, nest-ce pas, en soi, pour délirer déconomie? Moi, seul payant du voyage, je fus trouvé par conséquent, dès que cette particularité fut connue, singulièrement effronté, nettement insupportable.

Si javais eu quelque expérience des milieux coloniaux, au départ de Marseille, jaurais été, compagnon indigne, à genoux, solliciter le pardon, la mansuétude de cet officier dinfanterie coloniale, que je rencontrais partout, le plus élevé en grade, et mhumilier peut-être au surplus, pour plus de sécurité, aux pieds du fonctionnaire le plus ancien. Peut-être alors, ces passagers fantastiques mauraient-ils toléré au milieu deux sans dommage? Mais, ignorant, mon inconsciente prétention de respirer autour deux faillit bien me coûter la vie.

On nest jamais assez craintif. Grâce à certaine habileté, je ne perdis que ce quil me restait damour-propre. Et voici comment les choses se passèrent. Quelque temps après les îles Canaries, jappris dun garçon de cabine quon saccordait à me trouver poseur, voire insolent?.. Quon me soupçonnait de maquereautage en même temps que de pédérastie Dêtre même un peu cocaïnomane Mais cela à titre accessoire Puis lIdée fit son chemin que je devais fuir la France devant les conséquences de certains forfaits parmi les plus graves. Je nétais cependant quaux débuts de mes épreuves. Cest alors que jappris lusage imposé sur cette ligne, de naccepter quavec une extrême circonspection, dailleurs accompagnée de brimades, les passagers payants; cest-à-dire ceux qui ne jouissaient ni de la gratuité militaire, ni des arrangements bureaucratiques, les colonies françaises appartenant en propre, on le sait, à la noblesse des « Annuaires ».

Il nexiste après tout que bien peu de raisons valables pour un civil inconnu de saventurer de ces côtés Espion, suspect, on trouva mille raisons pour me toiser de travers, les officiers dans le blanc des yeux, les femmes en souriant dune manière entendue. Bientôt, les domestiques eux-mêmes, encouragés, échangèrent derrière mon dos, des remarques lourdement caustiques. On en vint à ne plus douter que cétait bien moi le plus grand et le plus insupportable mufle du bord et pour ainsi dire le seul. Voilà qui promettait.

Je voisinais à table avec quatre agents des postes du Gabon, hépatiques, édentés. Familiers et cordiaux dans le début de la traversée, ils ne madressèrent ensuite plus un traître mot. Cest-à-dire que je fus placé, dun tacite accord, au régime de la surveillance commune. Je ne sortais plus de ma cabine quavec dinfinies précautions. Lair tellement cuit nous pesait sur la peau à la manière dun solide. À poil, verrou tiré, je ne bougeais plus et jessayais dimaginer quel plan les diaboliques passagers avaient pu concevoir pour me perdre. Je ne connaissais personne à bord et cependant chacun semblait me reconnaître. Mon signalement devait être devenu précis, instantané dans leur esprit, comme celui du criminel célèbre quon publie dans les journaux.

Je tenais, sans le vouloir, le rôle de lindispensable « infâme et répugnant saligaud » honte du genre humain quon signale partout au long des siècles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand à terre et dans la vie, insaisissable en somme. Il avait fallu pour lisoler enfin, le « saligaud », lidentifier, le tenir, les circonstances exceptionnelles quon ne rencontrait que sur ce bord étroit.

Une véritable réjouissance générale et morale sannonçait à bord de lAmiral-Bragueton. « Limmonde » néchapperait pas à son sort. Cétait moi.

À lui seul cet événement valait tout le voyage. Reclus parmi ces ennemis spontanés, je tâchais tant bien que mal de les identifier sans quils sen aperçussent. Pour y parvenir je les épiais impunément, le matin surtout, par le hublot de ma cabine. Avant le petit déjeuner, prenant le frais, poilus du pubis aux sourcils et du rectum à la plante des pieds, en pyjamas, transparents au soleil; vautrés le long du bastingage, le verre en main, ils venaient roter là, mes ennemis, et menaçaient déjà de vomir alentour, surtout le capitaine aux yeux saillants et injectés que son foie travaillait ferme, dès laurore. Régulièrement au réveil, il senquérait de mes nouvelles auprès des autres lurons, si « lon » ne mavait pas encore « balancé par-dessus bord » quil demandait. « Comme un glaviot! » Pour faire image, en même temps il crachait dans la mer mousseuse. Quelle rigolade!

LAmiral navançait guère, il se traînait plutôt, en ronronnant, dun roulis vers lautre. Ce nétait plus un voyage, cétait une espèce de maladie. Les membres de ce concile matinal, à les examiner de mon coin, me semblaient tous assez profondément malades, paludéens, alcooliques, syphilitiques sans doute, leur déchéance visible à dix mètres me consolait un peu de mes tracas personnels. Après tout, cétaient des vaincus, tout de même que moi ces Matamores!.. Ils crânaient encore voilà tout! Seule différence! Les moustiques sétaient déjà chargés de les sucer et de leur distiller à pleines veines ces poisons qui ne sen vont plus Le tréponème à lheure quil était leur limaillait déjà les artères Lalcool leur bouffait les foies Le soleil leur fendillait les rognons Les morpions leur collaient aux poils et leczéma à la peau du ventre La lumière grésillante finirait bien par leur roustiller la rétine!.. Dans pas longtemps que leur resterait-il? Un bout du cerveau Pour en faire quoi avec? Je vous le demande?.. Là où ils allaient? Pour se suicider? Ça ne pouvait leur servir quà ça, un cerveau là où ils allaient On a beau dire, cest pas drôle de vieillir dans les pays où y a pas de distractions Où on est forcé de se regarder dans la glace dont le tain verdit devenir de plus en plus déchu, de plus en plus moche On va vite à pourrir, dans les verdures, surtout quand il fait chaud atrocement.

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