Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 3 стр.


 Et alors, nom de Dieu!

 Et voilà! Mon colonel

 Cest tout?

 Oui, cest tout, mon colonel.

 Et le pain? » demanda le colonel.

Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien quil a eu le temps de dire tout juste: « Et le pain? » Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait jamais quil en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que cétait fini, que jétais devenu du feu et du bruit moi-même.

Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête, et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelquun vous les secouait de par-derrière. Ils avaient lair de me quitter et puis ils me sont restés quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore pendant longtemps, lodeur pointue de la poudre et du soufre nous restait comme pour tuer les punaises et les puces de la terre entière.

Tout de suite après ça, jai pensé au maréchal des logis Barousse qui venait déclater comme lautre nous lavait appris. Cétait une bonne nouvelle. Tant mieux! que je pensais tout de suite ainsi: « Cest une bien grande charogne en moins dans le régiment! » Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une boîte de conserve. « Chacun sa guerre! » que je me dis. De ce côté-là, faut en convenir, de temps en temps, elle avait lair de servir à quelque chose la guerre! Jen connaissais bien encore trois ou quatre dans le régiment, de sacrés ordures que jaurais aidés bien volontiers à trouver un obus comme Barousse.

Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus, tout dabord. Cest quil avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par lexplosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils sembrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours mais le cavalier navait plus sa tête, rien quune ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où cétait arrivé. Tant pis pour lui! Sil était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé.

Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble.

Des obus éclataient encore à la droite et à la gauche de la scène.

Jai quitté ces lieux sans insister, joliment heureux davoir un aussi beau prétexte pour foutre le camp. Jen chantonnais même un brin, en titubant, comme quand on a fini une bonne partie de canotage et quon a les jambes un peu drôles. « Un seul obus! Cest vite arrangé les affaires tout de même avec un seul obus », que je me disais. « Ah! dis donc! que je me répétais tout le temps. Ah! dis donc!.. »

Il ny avait plus personne au bout de la route. Les Allemands étaient partis. Cependant, javais appris très vite ce coup-là à ne plus marcher désormais que dans le profil des arbres. Javais hâte darriver au campement pour savoir sil y en avait dautres au régiment qui avaient été tués en reconnaissance. Il doit y avoir des bons trucs aussi, que je me disais encore, pour se faire faire prisonnier!.. Çà et là des morceaux de fumée âcre saccrochaient aux mottes. « Ils sont peut-être tous morts à lheure actuelle? que je me demandais. Puisquils ne veulent rien comprendre à rien, cest ça qui serait avantageux et pratique quils soient tous tués très vite Comme ça on en finirait tout de suite On rentrerait chez soi On repasserait peut-être place Clichy en triomphe Un ou deux seulement qui survivraient Dans mon désir Des gars gentils et bien balancés, derrière le général, tous les autres seraient morts comme le colon Comme Barousse comme Vanaille (une autre vache) etc. On nous couvrirait de décorations, de fleurs, on passerait sous lArc de Triomphe. On entrerait au restaurant, on vous servirait sans payer, on payerait plus rien, jamais plus de la vie! On est les héros! quon dirait au moment de la note Des défenseurs de la Patrie! Et ça suffirait!.. On payerait avec des petits drapeaux français!.. La caissière refuserait même largent des héros et même elle vous en donnerait, avec des baisers quand on passerait devant sa caisse. Ça vaudrait la peine de vivre. »

Je maperçus en fuyant que je saignais du bras, mais un peu seulement, pas une blessure suffisante du tout, une écorchure. Cétait à recommencer.

Il se remit à pleuvoir, les champs des Flandres bavaient leau sale. Encore pendant longtemps je nai rencontré personne, rien que le vent et puis peu après le soleil. De temps en temps, je ne savais doù, une balle, comme ça, à travers le soleil et lair me cherchait, guillerette, entêtée à me tuer, dans cette solitude, moi. Pourquoi? Jamais plus, même si je vivais encore cent ans, je ne me promènerais à la campagne. Cétait juré.

En allant devant moi, je me souvenais de la cérémonie de la veille. Dans un pré quelle avait eu lieu cette cérémonie, au revers dune colline; le colonel avec sa grosse voix avait harangué le régiment: « Haut les cœurs! quil avait dit Haut les cœurs! et vive la France! » Quand on a pas dimagination, mourir cest peu de chose, quand on en a, mourir cest trop. Voilà mon avis. Jamais je navais compris tant de choses à la fois.

Le colonel navait jamais eu dimagination lui. Tout son malheur à cet homme était venu de là, le nôtre surtout. Étais-je donc le seul à avoir limagination de la mort dans ce régiment? Je préférais la mienne de mort, tardive Dans vingt ans Trente ans Peut-être davantage, à celle quon me voulait de suite, à bouffer de la boue des Flandres, à pleine bouche, plus que la bouche même, fendue jusquaux oreilles, par un éclat. On a bien le droit davoir une opinion sur sa propre mort. Mais alors où aller? Droit devant moi? Le dos à lennemi. Si les gendarmes ainsi, mavaient pincé en vadrouille, je crois bien que mon compte eût été bon. On maurait jugé le soir même, très vite, à la bonne franquette, dans une classe décole licenciée. Il y en avait beaucoup des vides des classes, partout où nous passions. On aurait joué avec moi à la justice comme on joue quand le maître est parti. Les gradés sur lestrade, assis, moi debout, menottes aux mains devant les petits pupitres. Au matin, on maurait fusillé: douze balles, plus une. Alors?

Et je repensais encore au colonel, brave comme il était cet homme-là, avec sa cuirasse, son casque et ses moustaches, on laurait montré se promenant comme je lavais vu moi, sous les balles et les obus, dans un music-hall, cétait un spectacle à remplir lAlhambra dalors, il aurait éclipsé Fragson, dans lépoque dont je vous parle une formidable vedette, cependant. Voilà ce que je pensais moi. Bas les cœurs! que je pensais moi.

Après des heures et des heures de marche furtive et prudente, japerçus enfin nos soldats devant un hameau de fermes. Cétait un avant-poste à nous. Celui dun escadron qui était logé par là. Pas un tué chez eux, quon mannonça. Tous vivants! Et moi qui possédais la grande nouvelle: « Le colonel est mort! » que je leur criai, dès que je fus assez près du poste. « Cest pas les colonels qui manquent! » que me répondit le brigadier Pistil, du tac au tac, quétait justement de garde lui aussi et même de corvée.

« Et en attendant quon le remplace le colonel, va donc, eh carotte, toujours à la distribution de bidoche avec Empouille et Kerdoncuff et puis, prenez deux sacs chacun, cest derrière léglise que ça se passe Quon voit là-bas Et puis vous faites pas refiler encore rien que les os comme hier, et puis tâchez de vous démerder pour être de retour à lescouade avant la nuit, salopards! »

On a repris la route tous les trois donc.

« Je leur raconterai plus rien à lavenir! » que je me disais, vexé. Je voyais bien que cétait pas la peine de leur rien raconter à ces gens-là, quun drame comme jen avais vu un, cétait perdu tout simplement pour des dégueulasses pareils! quil était trop tard pour que ça intéresse encore. Et dire que huit jours plus tôt on en aurait mis sûrement quatre colonnes dans les journaux et ma photographie pour la mort dun colonel comme cétait arrivé. Des abrutis.

Cétait donc dans une prairie daoût quon distribuait toute la viande pour le régiment,  ombrée de cerisiers et brûlée déjà par la fin dété. Sur des sacs et des toiles de tentes largement étendues et sur lherbe même, il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaïe, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure dalentour, un bœuf entier sectionné en deux, pendu à larbre, et sur lequel sescrimaient encore en jurant les quatre bouchers du régiment pour lui tirer des morceaux dabattis. On sengueulait ferme entre escouades à propos de graisses, et de rognons surtout, au milieu des mouches comme on en voit que dans ces moments-là, importantes et musicales comme des petits oiseaux.

Cétait donc dans une prairie daoût quon distribuait toute la viande pour le régiment,  ombrée de cerisiers et brûlée déjà par la fin dété. Sur des sacs et des toiles de tentes largement étendues et sur lherbe même, il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaïe, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure dalentour, un bœuf entier sectionné en deux, pendu à larbre, et sur lequel sescrimaient encore en jurant les quatre bouchers du régiment pour lui tirer des morceaux dabattis. On sengueulait ferme entre escouades à propos de graisses, et de rognons surtout, au milieu des mouches comme on en voit que dans ces moments-là, importantes et musicales comme des petits oiseaux.

Et puis du sang encore et partout, à travers lherbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente. On tuait le dernier cochon quelques pas plus loin. Déjà quatre hommes et un boucher se disputaient certaines tripes à venir.

« Cest toi eh vendu! qui las étouffé hier laloyau!.. »

Jai eu le temps encore de jeter deux ou trois regards sur ce différend alimentaire, tout en mappuyant contre un arbre et jai dû céder à une immense envie de vomir, et pas quun peu, jusquà lévanouissement.

On ma bien ramené jusquau cantonnement sur une civière, mais non sans profiter de loccasion pour me barboter mes deux sacs en toile cachou.

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