Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 5 стр.


À force de déambuler dun bord de lombre à lautre, on finissait par sy reconnaître un petit peu, quon croyait du moins Dès quun nuage semblait plus clair quun autre on se disait quon avait vu quelque chose Mais devant soi, il ny avait de sûr que lécho allant et venant, lécho du bruit que faisaient les chevaux en trottant, un bruit qui vous étouffe, énorme, tellement quon en veut pas. Ils avaient lair de trotter jusquau ciel, dappeler tout ce quil y avait sur la terre les chevaux, pour nous faire massacrer. On aurait pu faire ça dailleurs dune seule main, avec une carabine, il suffisait de lappuyer en nous attendant, le long dun arbre. Je me disais toujours que la première lumière quon verrait ce serait celle du coup de fusil de la fin.

Depuis quatre semaines quelle durait, la guerre, on était devenus si fatigués, si malheureux, que jen avais perdu, à force de fatigue, un peu de ma peur en route. La torture dêtre tracassés jour et nuit par ces gens, les gradés, les petits surtout, plus abrutis, plus mesquins et plus haineux encore que dhabitude, ça finit par faire hésiter les plus entêtés, à vivre encore.

Ah! lenvie de sen aller! Pour dormir! Dabord! Et sil ny a plus vraiment moyen de partir pour dormir alors lenvie de vivre sen va toute seule. Tant quon y resterait en vie faudrait avoir lair de chercher le régiment.

Pour que dans le cerveau dun couillon la pensée fasse un tour, il faut quil lui arrive beaucoup de choses et des bien cruelles. Celui qui mavait fait penser pour la première fois de ma vie, vraiment penser, des idées pratiques et bien à moi, cétait bien sûrement le commandant Pinçon, cette gueule de torture. Je pensais donc à lui aussi fortement que je pouvais, tout en brinquebalant, garni, croulant sous les armures, accessoire figurant dans cette incroyable affaire internationale, où je métais embarqué denthousiasme Je lavoue.

Chaque mètre dombre devant nous était une promesse nouvelle den finir et de crever, mais de quelle façon? Il ny avait guère dimprévu dans cette histoire que luniforme de lexécutant. Serait-ce un dici? Ou bien un den face?

Je ne lui avais rien fait, moi, à ce Pinçon! À lui, pas plus dailleurs quaux Allemands!.. Avec sa tête de pêche pourrie, ses quatre galons qui lui scintillaient partout de sa tête au nombril, ses moustaches rêches et ses genoux aigus, et ses jumelles qui lui pendaient au cou comme une cloche de vache, et sa carte au 1/1000, donc? Je me demandais quelle rage denvoyer crever les autres le possédait celui-là? Les autres qui navaient pas de carte.

Nous quatre cavaliers sur la route nous faisions autant de bruit quun demi-régiment. On devait nous entendre venir à quatre heures de là ou bien cest quon voulait pas nous entendre. Cela demeurait possible Peut-être quils avaient peur de nous les Allemands? Qui sait?

Un mois de sommeil sur chaque paupière voilà ce que nous portions et autant derrière la tête, en plus de ces kilos de ferraille.

Ils sexprimaient mal mes cavaliers descorte. Ils parlaient à peine pour tout dire. Cétaient des garçons venus du fond de la Bretagne pour le service et tout ce quils savaient ne venait pas de lécole, mais du régiment. Ce soir-là, javais essayé de mentretenir un peu du village de Barbagny avec celui qui était à côté de moi et qui sappelait Kersuzon.

« Dis donc, Kersuzon, que je lui dis, cest les Ardennes ici tu sais Tu ne vois rien toi loin devant nous? Moi, je vois rien du tout

 Cest tout noir comme un cul », quil ma répondu Kersuzon. Ça suffisait

« Dis donc, tas pas entendu parler de Barbagny toi dans la journée? Par où que cétait? que je lui ai demandé encore.

 Non. »

Et voilà.

On ne la jamais trouvé le Barbagny. On a tourné sur nous-mêmes seulement jusquau matin, jusquà un autre village, où nous attendait lhomme aux jumelles. Son général prenait le petit café sous la tonnelle devant la maison du Maire quand nous arrivâmes.

« Ah! comme cest beau la jeunesse, Pinçon! » quil lui a fait remarquer très haut à son chef dÉtat-major en nous voyant passer, le vieux. Ceci dit, il se leva et partit faire un pipi et puis encore un tour les mains derrière le dos, voûté. Il était très fatigué ce matinlà, ma soufflé lordonnance, il avait mal dormi le général, quelque chose qui le tracassait dans la vessie, quon racontait.

Kersuzon me répondait toujours pareil quand je le questionnais la nuit, ça finissait par me distraire comme un tic. Il ma répété ça encore deux ou trois fois à propos du noir et du cul et puis il est mort, tué quil a été, quelque temps plus tard, en sortant dun village, je men souviens bien, un village quon avait pris pour un autre, par des Français qui nous avaient pris pour des autres.

Cest même quelques jours après la mort de Kersuzon quon a réfléchi et quon a trouvé un petit moyen, dont on était bien content, pour ne plus se perdre dans la nuit.

Donc, on nous foutait à la porte du cantonnement. Bon. Alors on disait plus rien. On ne rouspétait plus. « Allez-vous-en! quil faisait, comme dhabitude, la gueule en cire.

 Bien mon commandant! »

Et nous voilà dès lors partis du côté du canon et sans se faire prier tous les cinq. On aurait dit quon allait aux cerises. Cétait bien vallonné de ce côté-là. Cétait la Meuse, avec ses collines, avec des vignes dessus, du raisin pas encore mûr et lautomne, et des villages en bois bien séchés par trois mois dété, donc qui brûlaient facilement.

On avait remarqué ça nous autres, une nuit quon savait plus du tout où aller. Un village brûlait toujours du côté du canon. On en approchait pas beaucoup, pas de trop, on le regardait seulement dassez loin le village, en spectateurs pourrait-on dire, à dix, douze kilomètres par exemple. Et tous les soirs ensuite vers cette époque-là, bien des villages se sont mis à flamber à lhorizon, ça se répétait, on en était entourés, comme par un très grand cercle dune drôle de fête de tous ces pays-là qui brûlaient, devant soi et des deux côtés, avec des flammes qui montaient et léchaient les nuages.

On voyait tout y passer dans les flammes, les églises, les granges, les unes après les autres, les meules qui donnaient des flammes plus animées, plus hautes que le reste, et puis les poutres qui se redressaient tout droit dans la nuit avec des barbes de flammèches avant de chuter dans la lumière.

Ça se remarque bien comment que ça brûle un village, même à vingt kilomètres. Cétait gai. Un petit hameau de rien du tout quon apercevait même pas pendant la journée, au fond dune moche petite campagne, eh bien, on a pas idée la nuit, quand il brûle, de leffet quil peut faire! On dirait NotreDame! Ça dure bien toute une nuit à brûler un village, même un petit, à la fin on dirait une fleur énorme, puis, rien quun bouton, puis plus rien.

Ça fume et alors cest le matin.

Les chevaux quon laissait tout sellés, dans les champs à côté de nous, ne bougeaient pas. Nous, on allait roupiller dans lherbe, sauf un, qui prenait la garde, à son tour, forcément. Mais quand on a des feux à regarder la nuit passe bien mieux, cest plus rien à endurer, cest plus de la solitude.

Malheureux quils nont pas duré les villages Au bout dun mois, dans ce canton-là, il ny en avait déjà plus. Les forêts, on a tiré dessus aussi, au canon. Elles nont pas existé huit jours les forêts. Ça fait encore des beaux feux les forêts, mais ça dure à peine.

Après ce temps-là, les convois dartillerie prirent toutes les routes dans un sens et les civils qui se sauvaient, dans lautre.

En somme, on ne pouvait plus, nous, ni aller, ni revenir; fallait rester où on était.

On faisait queue pour aller crever. Le général même ne trouvait plus de campements sans soldats. Nous finîmes par coucher tous en pleins champs, général ou pas. Ceux qui avaient encore un peu de cœur lont perdu. Cest à partir de ces mois-là quon a commencé à fusiller des troupiers pour leur remonter le moral, par escouades, et que le gendarme sest mis à être cité à lordre du jour pour la manière dont il faisait sa petite guerre à lui, la profonde, la vraie de vraie.

Après un repos, on est remontés à cheval, quelques semaines plus tard, et on est repartis vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous. Le canon ne nous quittait plus. Cependant, on ne se rencontrait guère avec les Allemands que par hasard, tantôt un hussard ou un groupe de tirailleurs, par-ci, par-là, en jaune et vert, des jolies couleurs. On semblait les chercher, mais on sen allait plus loin dès quon les apercevait. À chaque rencontre, deux ou trois cavaliers y restaient, tantôt à eux, tantôt à nous. Et leurs chevaux libérés, étriers fous et clinquants, galopaient à vide et dévalaient vers nous de très loin avec leurs selles à troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme ceux des portefeuilles du jour de lan. Cest nos chevaux quils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance! Cest pas nous quon aurait pu en faire autant!

Un matin en rentrant de reconnaissance, le lieutenant de SainteEngence invitait les autres officiers à constater quil ne leur racontait pas des blagues. « Jen ai sabré deux! » assurait-il à la ronde, et montrait en même temps son sabre où, cétait vrai, le sang caillé comblait la petite rainure, faite exprès pour ça.

« Il a été épatant! Bravo, Sainte-Engence!.. Si vous laviez vu, messieurs! Quel assaut! » lappuyait le capitaine Ortolan.

Cétait dans lescadron dOrtolan que ça venait de se passer.

« Je nai rien perdu de laffaire! Je nen étais pas loin! Un coup de pointe au cou en avant et à droite!.. Toc! Le premier tombe!.. Une autre pointe en pleine poitrine!.. À gauche! Traversez! Une véritable parade de concours, messieurs!.. Encore bravo, Sainte-Engence! Deux lanciers! À un kilomètre dici! Les deux gaillards y sont encore! En pleins labours! La guerre est finie pour eux, hein, Sainte-Engence?.. Quel coup double! Ils ont dû se vider comme des lapins! »

Le lieutenant de Sainte-Engence, dont le cheval avait longuement galopé, accueillait les hommages et compliments des camarades avec modestie. À présent quOrtolan sétait porté garant de lexploit, il était rassuré et il prenait du large, il ramenait sa jument au sec en la faisant tourner lentement en cercle autour de lescadron rassemblé comme sil se fût agi des suites dune épreuve de haies.

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