Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 6 стр.


« Nous devrions envoyer là-bas tout de suite une autre reconnaissance et du même côté! Tout de suite! saffairait le capitaine Ortolan décidément excité. Ces deux bougres ont dû venir se perdre par ici, mais il doit y en avoir encore dautres derrière Tenez, vous, brigadier Bardamu, allez-y donc avec vos quatre hommes! »

Cest à moi quil sadressait le capitaine.

Cest à moi quil sadressait le capitaine.

« Et quand ils vous tireront dessus, eh bien tâchez de les repérer et venez me dire tout de suite où ils sont! Ce doit être des Brandebourgeois!.. »

Ceux de lactive racontaient quau quartier, en temps de paix, il napparaissait presque jamais le capitaine Ortolan. Par contre, à présent, à la guerre, il se rattrapait ferme. En vérité, il était infatigable. Son entrain, même parmi tant dautres hurluberlus, devenait de jour en jour plus remarquable. Il prisait de la cocaïne quon racontait aussi. Pâle et cerné, toujours agité sur ses membres fragiles, dès quil mettait pied à terre, il chancelait dabord et puis il se reprenait et arpentait rageusement les sillons en quête dune entreprise de bravoure. Il nous aurait envoyés prendre du feu à la bouche des canons den face. Il collaborait avec la mort. On aurait pu jurer quelle avait un contrat avec le capitaine Ortolan.

La première partie de sa vie (je me renseignai) sétait passée dans les concours hippiques à sy casser les côtes, quelques fois lan. Ses jambes, à force de les briser aussi et de ne plus les faire servir à la marche, en avaient perdu leurs mollets. Il navançait plus Ortolan quà pas nerveux et pointus comme sur des triques. Au sol, dans la houppelande démesurée, voûté sous la pluie, on laurait pris pour le fantôme arrière dun cheval de course.

Notons quau début de la monstrueuse entreprise, cest-à-dire au mois daoût, jusquen septembre même, certaines heures, des journées entières quelquefois, des bouts de routes, des coins de bois demeuraient favorables aux condamnés On pouvait sy laisser approcher par lillusion dêtre à peu près tranquille et croûter par exemple une boîte de conserve avec son pain, jusquau bout, sans être trop lancinés par le pressentiment que ce serait la dernière. Mais à partir doctobre ce fut bien fini ces petites accalmies, la grêle devint de plus en plus épaisse, plus dense, mieux truffée, farcie dobus et de balles. Bientôt on serait en plein orage et ce quon cherchait à ne pas voir serait alors en plein devant soi et on ne pourrait plus voir quelle: sa propre mort.

La nuit, dont on avait eu si peur dans les premiers temps, en devenait par comparaison assez douce. Nous finissions par lattendre, la désirer la nuit. On nous tirait dessus moins facilement la nuit que le jour. Et il ny avait plus que cette différence qui comptait.

Cest difficile darriver à lessentiel, même en ce qui concerne la guerre, la fantaisie résiste longtemps.

Les chats trop menacés par le feu finissent tout de même par aller se jeter dans leau.

On dénichait dans la nuit çà et là des quarts dheure qui ressemblaient assez à ladorable temps de paix, à ces temps devenus incroyables, où tout était bénin, où rien au fond ne tirait à conséquence, où saccomplissaient tant dautres choses, toutes devenues extraordinairement, merveilleusement agréables. Un velours vivant, ce temps de paix

Mais bientôt les nuits, elles aussi, à leur tour, furent traquées sans merci. Il fallut presque toujours la nuit faire encore travailler sa fatigue, souffrir un petit supplément, rien que pour manger, pour trouver le petit rabiot de sommeil dans le noir. Elle arrivait aux lignes davant-garde la nourriture, honteusement rampante et lourde, en longs cortèges boiteux de carrioles précaires, gonflées de viande, de prisonniers, de blessés, davoine, de riz et de gendarmes et de pinard aussi, en bonbonnes le pinard, qui rappellent si bien la gaudriole, cahotantes et pansues.

À pied, les traînards derrière la forge et le pain et des prisonniers à nous, des leurs aussi, en menottes, condamnés à ceci, à cela, mêlés, attachés par les poignets à létrier des gendarmes, certains à fusiller demain, pas plus tristes que les autres. Ils mangeaient aussi ceuxlà, leur ration de ce thon si difficile à digérer (ils nen auraient pas le temps) en attendant que le convoi reparte, sur le rebord de la route et le même dernier pain avec un civil enchaîné à eux, quon disait être un espion, et qui nen savait rien. Nous non plus.

La torture du régiment continuait alors sous la forme nocturne, à tâtons dans les ruelles bossues du village sans lumière et sans visage, à plier sous des sacs plus lourds que des hommes, dune grange inconnue vers lautre, engueulés, menacés, de lune à lautre, hagards, sans lespoir décidément de finir autrement que dans la menace, le purin et le dégoût davoir été torturés, dupés jusquau sang par une horde de fous vicieux devenus incapables soudain dautre chose, autant quils étaient, que de tuer et dêtre étripés sans savoir pourquoi.

Vautrés à terre entre deux fumiers, à coups de gueule, à coups de bottes, on se trouvait bientôt relevés par la gradaille et relancés encore un coup vers dautres chargements du convoi, encore.

Le village en suintait de nourriture et descouades dans la nuit bouffie de graisse, de pommes, davoine, de sucre, quil fallait coltiner et bazarder en route, au hasard des escouades. Il amenait de tout le convoi, sauf la fuite.

Lasse, la corvée sabattait autour de la carriole et survenait le fourrier alors avec son fanal au-dessus de ces larves. Ce singe à deux mentons qui devait dans nimporte quel chaos découvrir des abreuvoirs. Aux chevaux de boire! Mais jen ai vu moi, quatre des hommes, derrière compris, roupiller dedans la pleine eau, évanouis de sommeil, jusquau cou.

Après labreuvoir il fallait encore la retrouver la ferme et la ruelle par où on était venus, et où on croyait bien lavoir laissée lescouade. Si on ne retrouvait rien, on était quittes pour sécrouler une fois de plus le long dun mur, pendant une seule heure, sil en restait encore une à roupiller. Dans ce métier dêtre tué, faut pas être difficile, faut faire comme si la vie continuait, cest ça le plus dur, ce mensonge.

Et ils repartaient vers larrière les fourgons. Fuyant laube, le convoi reprenait sa route, en crissant de toutes ses roues tordues, il sen allait avec mon vœu quil serait surpris, mis en pièces, brûlé enfin au cours de cette journée même, comme on voit dans les gravures militaires, pillé le convoi, à jamais, avec tout son équipage de gorilles gendarmes, de fers à chevaux et de rengagés à lanternes et tout ce quil contenait de corvées et de lentilles encore et dautres farines, quon ne pouvait jamais faire cuire, et quon ne le reverrait plus jamais. Car crever pour crever de fatigue ou dautre chose, la plus douloureuse façon est encore dy parvenir en coltinant des sacs pour remplir la nuit avec.

Le jour où on les aurait ainsi bousillés jusquaux essieux ces salauds-là, au moins nous foutraient-ils la paix, pensais-je, et même si ça ne serait rien que pendant une nuit tout entière, on pourrait dormir au moins une fois tout entier corps et âme.

Ce ravitaillement, un cauchemar en surcroît, petit monstre tracassier sur le gros de la guerre. Brutes devant, à côté et derrière. Ils en avaient mis partout. Condamnés à mort différés on ne sortait plus de lenvie de roupiller énorme, et tout devenait souffrance en plus delle, le temps et leffort de bouffer. Un bout de ruisseau, un pan de mur par là quon croyait avoir reconnus On saidait des odeurs pour retrouver la ferme de lescouade, redevenus chiens dans la nuit de guerre des villages abandonnés. Ce qui guide encore le mieux, cest lodeur de la merde.

Le juteux du ravitaillement, gardien des haines du régiment, pour linstant le maître du monde. Celui qui parle de lavenir est un coquin, cest lactuel qui compte. Invoquer sa postérité, cest faire un discours aux asticots. Dans la nuit du village de guerre, ladjudant gardait les animaux humains pour les grands abattoirs qui venaient douvrir. Il est le roi ladjudant! Le Roi de la Mort! Adjudant Cretelle! Parfaitement! On ne fait pas plus puissant. Il ny a daussi puissant que lui quun adjudant des autres, en face.

Rien ne restait du village, de vivant, que des chats effrayés. Les mobiliers bien cassés dabord, passaient à faire du feu pour la cuistance, chaises, fauteuils, buffets, du plus léger au plus lourd. Et tout ce qui pouvait se mettre sur le dos, ils lemmenaient avec eux, mes camarades. Des peignes, des petites lampes, des tasses, des petites choses futiles, et même des couronnes de mariées, tout y passait. Comme si on avait encore eu à vivre pour des années. Ils volaient pour se distraire, pour avoir lair den avoir encore pour longtemps. Des envies de toujours.

Le canon pour eux cétait rien que du bruit. Cest à cause de ça que les guerres peuvent durer. Même ceux qui la font, en train de la faire, ne limaginent pas. La balle dans le ventre, ils auraient continué à ramasser de vieilles sandales sur la route, qui pouvaient « encore servir ». Ainsi le mouton, sur le flanc, dans le pré, agonise et broute encore. La plupart des gens ne meurent quau dernier moment; dautres commencent et sy prennent vingt ans davance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre.

Je nétais point très sage pour ma part, mais devenu assez pratique cependant pour être lâche définitivement. Sans doute donnais-je à cause de cette résolution limpression dun grand calme. Toujours est-il que jinspirais tel que jétais une paradoxale confiance à notre capitaine, Ortolan luimême, qui résolut pour cette nuitlà de me confier une mission délicate. Il sagissait, mexpliquatil, en confidence, de me rendre au trot avant le jour à Noirceur-sur-la-Lys, ville de tisserands, située à quatorze kilomètres du village où nous étions campés. Je devais massurer dans la place même, de la présence de lennemi. À ce sujet, depuis le matin, les envoyés narrivaient quà se contredire. Le général des Entrayes en était impatient. À loccasion de cette reconnaissance, on me permit de choisir un cheval parmi les moins purulents du peloton. Depuis longtemps, je navais pas été seul. Il me sembla du coup partir en voyage. Mais la délivrance était fictive.

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