Quand ils passèrent par dessus une colline et que la vue du royaume s'étendit devant eux, ils aperçurent la cité tentaculaire et glorieuse de la Cour du Roi, avec des dizaines de tours et de flèches, avec ses anciens murs de pierre et son pont-levis massif, avec ses portes cintrées, ses centaines de soldats qui montaient la garde sur les parapets et sur la route, entourée de terres agricoles vallonnées et, bien sûr, avec le Château du Roi au centre. Thor pensa immédiatement à Gwen. Elle l'avait soutenu au cours de cette bataille; elle lui avait donné lui une raison et un but de vie. En se souvenant qu'on lui avait tendu un piège là-bas, qu'on lui avait tendu une embuscade, soudain, Thor craignit aussi pour le destin de Gwendolyn. Il espéra qu'elle allait bien, que les forces, quelles qu'elles soient, qui avaient organisé sa trahison l'avaient laissée indemne.
Thor entendit des acclamations lointaines, vit quelque chose briller dans la lumière et, alors qu'il plissait les yeux au sommet de la colline, il se rendit compte qu'une grande foule se formait à l'horizon, devant la Cour du Roi, et bordait la route en agitant des drapeaux. Les gens arrivaient en grand nombre pour les accueillir.
Quelqu'un sonna du cor et Thor se rendit compte qu'on était en train de les accueillir chez eux. Pour la première fois de sa vie, il n'eut pas l'impression d'être un marginal.
“Ces cors résonnent pour toi”, dit Reece, qui chevauchait à côté de lui et lui tapota le dos en le regardant avec un nouveau respect. “Tu es le champion de cette bataille. Tu es le héros du peuple, maintenant.”
“Imagine qu'un seul d'entre nous, un simple membre de la Légion, a mis toute l'Armée McCloud en déroute”, ajouta O’Connor avec fierté.
“Tu fais grand honneur à toute la Légion”, dit Elden. “Maintenant, ils devront tous nous prendre beaucoup plus au sérieux.”
“Sans oublier que tu nous as tous sauvé la vie”, ajouta Conval.
Thor haussa les épaules, plein de fierté, mais refusant aussi que tout ça lui monte à la tête. Il savait qu'il était humain, fragile, vulnérable comme n'importe lequel d'entre eux, et que la bataille aurait pu se finir par une victoire des McCloud.
“J'ai seulement fait ce qu'on m'a appris à faire”, répondit Thor. “Ce qu'on nous a tous appris à faire. Je ne vaux pas plus que n'importe qui d'autre. J'ai seulement eu de la chance aujourd'hui.”
“Je dirais que c'était plus que de la chance”, répondit Reece.
Ils continuèrent tous à petit trot sur la route principale qui menait à la Cour du Roi et, alors qu'ils le faisaient, la route commença à se remplir de gens qui venaient en masse de la campagne en les acclamant et en agitant les bannières bleu royal et jaunes des MacGil. Thor se rendit compte que cet accueil était en train de se transformer en véritable parade. Toute la cour était sortie pour leur faire la fête et il voyait le soulagement et la joie sur leurs visages. Il comprenait pourquoi: si l'armée McCloud s'était encore rapprochée, ils auraient pu détruire tout ça.
Thor chevaucha avec les autres dans la foule, passa le pont-levis en bois, les sabots de leurs chevaux résonnant sur le bois. Ils passèrent la porte cintrée en pierre, par le passage souterrain, où le ciel s'assombrit, puis ressortirent de l'autre côté, dans la Cour du Roi, où les masses les acclamèrent. Ils agitaient des drapeaux et lançaient des friandises, et un orchestre de musiciens se mit à jouer à coups de cymbales et de tambours pendant que les gens se mettaient à danser dans les rues.
Comme la foule devenait trop dense pour continuer d'avancer à cheval, Thor descendit avec les autres, tendit le bras et aida Krohn à descendre de cheval. Il le regarda avec attention boiter puis marcher; il avait l'air capable de marcher, à présent, et Thor se sentit soulagé. Krohn se retourna et lui lécha la main plusieurs fois.
Leur groupe traversa la Place du Roi et Thor fut serré et pris dans les bras de gens qu'il ne connaissait pas de tous les côtés.
“Tu nous as sauvés !” cria un homme plus âgé. “Tu as libéré notre royaume !”
Thor voulait répondre mais ne le pouvait pas car sa voix était étouffée par le vacarme de centaines de gens qui les acclamaient et criaient tout autour d'eux et de la musique qui jouait de plus en plus fort. Bientôt, on fit rouler des tonneaux de bière sur le terrain et les gens se mirent soudain à boire, chanter et rire.
Cependant, Thor n'avait qu'une idée en tête: Gwendolyn. Il fallait qu'il la voie. Il examina tous les visages, cherchant désespérément à l'apercevoir, sûr qu'elle serait ici, mais il n'arrivait pas à la trouver, d'où sa déception.
Puis il sentit qu'on lui tapotait l'épaule.
“Je crois que la femme que tu cherches est par là”, dit Reece en le retournant et en montrant du doigt l'autre direction.
Thor se retourna et ses yeux s'illuminèrent. Gwendolyn marchait rapidement vers lui avec un immense sourire de soulagement. On aurait dit qu'elle n'avait pas fermé l’œil de la nuit.
Elle avait l'air plus belle que jamais. Elle se précipita vers lui et se jeta dans ses bras. Elle bondit et le serra contre elle et il en fit autant, la serra fort et le fit virevolter dans la foule. Accrochée à lui, elle ne lâchait pas et il sentait ses larmes couler dans son cou. Il sentait son amour et le lui renvoyait.
“Grâce à Dieu, tu es en vie”, dit-elle, ravie.
“Je n'ai pensé qu'à toi”, lui répondit Thor en la serrant fort. Alors qu'il la tenait dans ses bras, tout avait encore l'air de bien aller dans le monde.
Lentement, il la lâcha. Elle le regarda fixement, ils se penchèrent et s'embrassèrent. Le baiser dura longtemps, pendant que les masses tourbillonnaient tout autour eux.
“Gwendolyn !” appela Reece, ravi.
Elle se retourna et le prit dans ses bras, puis Godfrey s'avança et prit Thor dans ses bras, puis son frère Reece. C'était une grande réunion de famille et, d'une façon ou d'une autre, Thor avait la sensation d'en faire partie, comme s'ils étaient déjà tous sa famille. Ils étaient tous unis par leur amour pour MacGil et par leur haine pour Gareth.
Krohn s'avança et sauta contre Gwendolyn. Elle se pencha avec un rire et le serra alors qu'il lui léchait le visage.
“Tu grandis à chaque jour qui passe !” s'exclama-t-elle. “Comment pourrais-je te remercier pour avoir protégé Thor ?”
Krohn bondissait sans cesse contre elle, jusqu'à ce que, finalement, elle rie et soit obligée de le calmer en lui tapotant le dos.
“Partons d'ici”, dit Gwen à Thor, poussée de tous les côtés par les masses abondantes. Elle tendit le bras et lui prit la main.
Thor tendit le bras, lui prit la main et allait la suivre quand, soudain, plusieurs guerriers de l'Argent arrivèrent derrière Thor, le soulevèrent haut au-dessus de leur tête puis le placèrent sur leurs épaules. Quand Thor s'éleva en l'air, un grand cri vint de la foule.
“THORGRIN !” acclama la foule.
On fit tourner Thor dans tous les sens et quelqu'un lui plaça une chope de bière dans la main. Il se pencha en arrière et but, et la foule l'acclama follement.
Thor fut rudement ramené à terre et il trébucha en riant, alors que la foule le serrait contre elle.
“Nous allons maintenant tout droit au festin du vainqueur”, dit un guerrier, un membre de l'Argent que Thor ne connaissait pas et qui lui donna une claque sur le dos d'une main solide. “C'est un festin réservé aux guerriers. Aux hommes. Tu viens avec nous. Tu auras ta place réservée. Et toi et toi”, dit-il en se tournant vers Reece, O’Connor et les amis de Thor. “Vous êtes des hommes, maintenant, et vous venez avec nous.”
La foule les acclama quand ils furent tous saisis par des membres de l'Argent et entraînés au loin. Thor se dégagea à la dernière seconde et se tourna vers Gwen. Il se sentait coupable et ne voulait pas la laisser.
“Va avec eux”, dit-elle avec abnégation. “Il est important que tu le fasses. Fais la fête avec tes frères. Célèbre la victoire avec eux. C'est une tradition de l'Argent. Tu ne peux pas la rater. Plus tard, ce soir, retrouve-moi à la porte de derrière de la Salle des Armes. A ce moment-là, nous serons ensemble.”
Thor se pencha et l'embrassa une dernière fois en la retenant aussi longtemps que possible, jusqu'à ce qu'il soit entraîné par ses compagnons de guerre.
“Je t'aime”, lui dit-elle.
“Je t'aime moi aussi”, répondit-il, le pensant plus qu'elle ne le saurait jamais.
Tout ce à quoi il pouvait penser alors qu'on l'entraînait et qu'il regardait ces beaux yeux qui débordaient d'amour pour lui, c'était qu'il voulait plus que tout au monde la demander en mariage, qu'elle devienne sienne pour toujours. Ce n'était pas le bon moment mais, bientôt, il se dit qu'il le ferait.
Peut-être même ce soir.
CHAPITRE DOUZE
Gareth se tenait dans sa chambre. Par la fenêtre, il regardait la lumière de l'aube se lever sur la Cour du Roi, les masses se rassembler en dessous, et il se sentait écœuré. A l'horizon se trouvait sa pire crainte, l'image même de ce qu'il redoutait le plus: l'armée du roi qui revenait victorieuse et triomphante de sa confrontation avec les McCloud. Kendrick et Thor chevauchaient à sa tête, libres, en vie et en héros. Ses espions l'avaient déjà informé de tout ce qui s'était passé, lui avaient dit que Thor avait survécu à l'embuscade, qu'il était en vie et se portait bien. Maintenant, ces hommes étaient tous enhardis et retournaient à la Cour du Roi plus forts qu'avant. Tous ses plans avaient complètement fonctionné de travers et lui laissaient un creux à l'estomac. Il sentait que le royaume se refermait sur lui.
Gareth entendit un craquement dans sa chambre. Il se retourna et ferma rapidement les yeux devant ce qui le confrontait, frappé de terreur.
“Ouvre les yeux, mon fils !” dit la voix tonitruante.
Tremblant, Gareth ouvrit les yeux et fut atterré de voir le cadavre en décomposition de son père qui se tenait là, une couronne rouillée sur la tête, un sceptre rouillé à la main. Il le fixait comme pour le réprimander, comme il l'avait fait dans la vie.
“Le sang appelle le sang”, proclama son père.
“Je te hais !” cria Gareth. “Je TE HAIS !” répéta-t-il, puis sortit le poignard de sa ceinture et fonça sur son père.
Quand il l'atteint, il le taillada mais ne rencontra que de l'air et trébucha dans la pièce.
Gareth se retourna mais l'apparition avait disparu. Il était seul dans la chambre. Il avait été seul tout ce temps-là. Perdait-il la tête ?
Gareth courut à l'autre bout de la chambre, fouilla dans son armoire à vêtements et en sortit sa pipe à opium en tremblant des mains; il l'alluma rapidement et inhala profondément à plusieurs reprises. Il sentit la drogue lui inonder le système nerveux, se sentit momentanément perdu sous l'effet de la drogue. Il fumait de plus en plus d'opium, ces derniers jours. Cela semblait être la seule chose qui l'aide à chasser l'image de son père. Habiter au château tourmentait Gareth et il commençait à se demander si le fantôme de son père était piégé dans ces murs et s'il fallait qu'il déménage sa cour quelque part ailleurs. Il ferait raser ce bâtiment, de toute façon, ce lieu qui conservait tous les souvenirs d'une enfance qu'il avait détestée.
Gareth se retourna vers la fenêtre, couvert d'une sueur froide, et s'essuya le front du revers de la main. Il regarda dehors. L'armée approchait et Thor était visible même d'ici alors que ces imbéciles de masses se ruaient vers lui comme vers un héros. Cela rendait Gareth livide, le faisait brûler de jalousie. Tous les plans qu'il avait mis en action avaient échoué: Kendrick était libre, Thor était en vie et même Godfrey avait d'une façon ou d'une autre réussi à échapper à une dose de poison qui aurait suffi à tuer un cheval.
Cependant, ses autres plans avaient fonctionné: au moins, Firth était mort et il ne restait aucun témoin pour prouver qu'il avait tué son père. Gareth inspira profondément, soulagé, et comprit que la situation n'était pas aussi grave qu'elle en avait l'air. Après tout, le convoi de Nevaruns venait encore emporter Gwendolyn, l'entraîner vers quelque horrible coin de l'Anneau et la marier de force. Il sourit en y pensant et commença à se sentir mieux. Oui, au moins, il serait bientôt débarrassé d'elle.
Gareth avait le temps. Il trouverait d'autres moyens de s'occuper de Kendrick, de Thor et de Godfrey. Il avait des quantités d'idées pour se débarrasser d'eux, et il avait tout le temps et tout le pouvoir du monde pour faire en sorte que ça arrive. Oui, ils avaient gagné cette bataille mais ils ne gagneraient pas la guerre.
Gareth entendit un autre gémissement, se retourna et ne vit rien dans sa chambre. Il fallait qu'il sorte d'ici. Il n'en pouvait plus.
Il se retourna et sortit furieusement de la pièce. La porte s'ouvrit avant qu'il l'atteigne, car ses serviteurs faisaient attention à anticiper tous ses mouvements.
Gareth se mit rapidement le manteau et la couronne de son père, puis prit son sceptre et parcourut le hall. Il tourna dans les couloirs jusqu'à atteindre sa salle à manger personnelle, une pièce en pierre décorée avec un haut plafond cintré et des vitraux, éclairée par la lumière de début de matinée. Deux serviteurs se tenaient à la porte ouverte et attendaient. Un autre se tenait et attendait derrière le bout de la table. C'était une longue table de banquet de quinze mètres de long avec des dizaines de chaises alignées de chaque côté; le serviteur tira la chaise pour Gareth quand il approcha, un ancienne chaise en chêne sur laquelle son père s'était assis une quantité innombrable de fois.
Gareth s'assit et se rendit compte à quel point il détestait cette pièce. Il se souvenait qu'il avait été forcé d'y être quand il était enfant, que toute sa famille était à table et qu'il subissait les reproches de son père et de sa mère. Maintenant, la pièce dégageait une profonde solitude. Il n'y avait que lui, ni ses frères ni ses sœurs, ni ses parents ni ses amis. Pas même ses conseillers. Au cours des jours précédents, il avait réussi à s'aliéner tout le monde et, maintenant, il dînait seul. De toute façon, il préférait que ce soit comme ça. Trop de fois, il avait vu le fantôme de son père dans cette pièce et cela l'avait embarrassé de pousser un cri devant les autres.
Gareth baissa le bras, goûta sa soupe matinale puis, soudain, claqua sa cuillère d'argent sur l'assiette.
“La soupe n'est pas assez chaude !” hurla-t-il.
Elle était chaude, mais pas brûlante comme il l'aimait, et Gareth refusait d'accepter une erreur de plus dans son entourage. Un serviteur accourut.
“Je suis désolé, mon seigneur”, dit le serviteur en baissant la tête et en se précipitant pour l'emporter. Cependant, Gareth prit l'assiette et lança le liquide chaud au visage du serviteur.
Le serviteur se couvrit les yeux et cria, ébouillanté par le liquide. Ensuite, Gareth prit l'assiette, la souleva haut au-dessus de sa tête et la brisa sur la tête du serviteur.
Le serviteur cria en saisissant son cuir chevelu sanglant.
“Emmenez-le !” cria Gareth aux autres serviteurs.
Ils se regardèrent les uns les autres avec prudence puis obéirent à contrecœur.
“Emmenez-le au cachot !” dit Gareth.
Quand Gareth se rassit en tremblant, la pièce ne contenait plus qu'un serviteur, qui marcha humblement vers Gareth.
“Mon seigneur”, dit-il, nerveux.
Gareth le regarda, bouillonnant de rage. Quand il regarda, Gareth vit son père qui, assis tout droit à la table à quelques chaises de distance, le regardait et lui adressait un sourire mauvais. Gareth essaya de détourner le regard.