Je ne le veux point tel le commandement d'un dieu, ni tel une loi et une nécessité humaine: qu'il ne me soit point un indicateur vers des terres supérieures et vers des paradis.
C'est une vertu terrestre que j'aime: il y a en elle peu de sagesse et moins encore de sens commun.
Mais cet oiseau s'est construit son nid auprès de moi: c'est pourquoi je l'aime avec tendresse, – maintenant il couve chez moi ses oeufs dorés."
C'est ainsi que tu dois balbutier, et louer ta vertu.
Autrefois tu avais des passions et tu les appelais des maux. Mais maintenant tu n'as plus que tes vertus: elles naquirent de tes passions.
Tu apportas dans ces passions ton but le plus élevé: alors elles devinrent tes vertus et tes joies.
Et quand même tu serais de la race des colériques ou des voluptueux, des sectaires ou des vindicatifs:
Toutes tes passions finiraient par devenir des vertus, tous tes démons des anges.
Jadis tu avais dans ta cave des chiens sauvages: mais ils sont devenus des oiseaux et d'aimables chanteurs.
C'est avec tes poisons que tu t'est préparé ton baume; tu as trait la vache Affliction, – maintenant tu bois le doux lait de ses mamelles.
Et rien de mal ne naît plus de toi, si ce n'est le mal qui naît de la lutte de tes vertus.
Mon frère, quand tu as du bonheur, c'est que tu as une vertu et rien autre chose: tu passes ainsi plus facilement sur le pont.
C'est une distinction que d'avoir beaucoup de vertus, mais c'est un sort bien dur; et il y en a qui sont allés se tuer dans le désert parce qu'ils étaient fatigués de servir de champs de bataille aux vertus.
Mon frère, la guerre et les batailles sont-elles des maux? Ce sont des maux nécessaires; l'envie, et la méfiance, et la calomnie ont une place nécessaire parmi tes vertus.
Regarde comme chacune de tes vertus désire ce qu'il y a de plus haut: elle veut tout ton esprit, afin que ton esprit soit son héraut, elle veut toute ta force dans la colère, la haine et l'amour.
Chaque vertu est jalouse de l'autre vertu et la jalousie est une chose terrible. Les vertus, elles aussi, peuvent périr par la jalousie.
Celui qu'enveloppe la flamme de la jalousie, pareil au scorpion, finit par tourner contre lui-même le dard empoisonné.
Hélas! mon frère, ne vis-tu jamais une vertu se calomnier et se détruire elle-même?
L'homme est quelque chose qui doit être surmonté: c'est pourquoi il te faut aimer tes vertus – car tu périras par tes vertus.
Ainsi parlait Zarathoustra.
DU PÂLE CRIMINEL
Vous ne voulez point tuer, juges et sacrificateurs, avant que la bête n'ait hoché la tête? Voyez, le pâle criminel a hoché la tête: dans ses yeux parle le grand mépris.
"Mon moi est quelque chose qui doit être surmonté: mon moi, c'est mon grand mépris des hommes." Ainsi parlent les yeux du criminel.
Ce fut son moment suprême, celui où il s'est jugé lui-même: ne laissez pas le sublime redescendre dans sa bassesse!
Il n'y a pas de salut pour celui qui souffre à ce point de lui-même, si ce n'est la mort rapide.
Votre homicide, ô juges, doit se faire par compassion et non par vengeance. Et en tuant, regardez à justifier la vie!
Il ne suffit pas de vous réconcilier avec celui que vous tuez. Que votre tristesse soit l'amour du Surhumain, ainsi vous justifierez votre survie!
Dites "ennemi" et non pas "scélérat"; dites "malade" et non pas "gredin"; dites "insensé" et non pas "pécheur".
Et toi, juge rouge, si tu disais à haute voix ce que tu as déjà fait en pensées: chacun s'écrierait: "Otez cette immondice et ce venin!"
Mais autre chose est la pensée, autre chose l'action, autre chose l'image de l'action. La roue de la causalité ne roule pas entre ces choses.
C'est une image qui fit pâlir cet homme pâle. Il était à la hauteur de son acte lorsqu'il commit son acte: mais il ne supporta pas son image après l'avoir accompli.
Il se vit toujours comme l'auteur d'un seul acte. J'appelle cela de la folie, car l'exception est devenue la règle de son être.
La ligne fascine la poule; le trait que le criminel a porté fascine sa pauvre raison – c'est la folie après l'acte.
Écoutez, juges! Il y a encore une autre folie: et cette folie est avant l'acte. Hélas! vous n'avez pas pénétré assez profondément dans cette âme!
Ainsi parle le juge rouge: "Pourquoi ce criminel a-t-il tué? Il voulait dérober." Mais je vous dis: son âme voulait du sang, et ne désirait point le vol: il avait soif du bonheur du couteau!
Mais sa pauvre raison ne comprit point cette folie et c'est elle qui décida le criminel. "Qu'importe le sang! dit-elle; ne veux-tu pas profiter de ton crime pour voler? pour te venger?"
Et il écouta sa pauvre raison: son discours pesait sur lui comme du plomb, – alors il vola, après avoir assassiné. Il ne voulait pas avoir honte de sa folie.
Et de nouveau le plomb de sa faute pèse sur lui, de nouveau sa pauvre raison est engourdie, paralysée et lourde.
Si du moins il pouvait secouer la tête, son fardeau roulerait en bas: mais qui secouera cette tête?
Qu'est cet homme? Un monceau de maladies qui, par l'esprit, agissent sur le monde extérieur: c'est là qu'elles veulent leur butin.
Qu'est cet homme? Une grappe de serpents sauvages entrelacés, qui rarement se supportent tranquillement – alors ils s'en vont, chacun de son côté, pour chercher leur butin de par le monde.
Voyez ce pauvre corps! Ses souffrances et ses désirs, sa pauvre âme essaya de les comprendre, – elle crut qu'ils étaient le plaisir et l'envie criminelle d'atteindre le bonheur du couteau.
Celui qui tombe malade maintenant est surpris par le mal qui est le mal de ce moment: il veut faire souffrir avec ce qui le fait souffrir. Mais il y a eu d'autres temps, il y a eu un autre bien et un autre mal.
Autrefois le doute et l'ambition personnelle étaient des crimes. Alors le malade devenait hérétique et sorcier; comme hérétique et comme sorcier il souffrait et voulait faire souffrir.
Mais vous ne voulez pas m'entendre: ce serait nuisible pour ceux d'entre vous qui sont bons, dites-vous. Mais que m'importe vos hommes bons!
Chez vos hommes bons, il y a bien des choses qui me dégoûtent et ce n'est vraiment pas le mal. Je voudrais qu'ils aient une folie dont ils périssent comme ce pâle criminel!
Vraiment, je voudrais que cette folie s'appelât vérité, ou fidélité, ou justice: mais leur vertu consiste à vivre longtemps dans un misérable contentement de soi.
Je suis un garde-fou au bord du fleuve: que celui qui peut me saisir me saisisse! Je ne suis pas votre béquille. -
Ainsi parlait Zarathoustra.
LIRE ET ÉCRIRE
De tout ce qui est écrit, je n'aime que ce que l'on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.
Il n'est pas facile de comprendre du sang étranger: je haïs tous les paresseux qui lisent.
Celui qui connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs – et l'esprit même sentira mauvais.
Que chacun ait le droit d'apprendre à lire, cela gâte à la longue, non seulement l'écriture, mais encore la pensée.
Jadis l'esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s'est fait populace.
Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par coeur.
Sur les montagnes le plus court chemin va d'un sommet à l'autre: mas pour suivre ce chemin il faut que tu aies de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l'on parle des hommes grands et robustes.
L'air léger et pur, le danger proche et l'esprit plein d'une joyeuse méchancheté: tout cela s'accorde bien.
Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins, – le courage veut rire.
Je ne suis plus en communion d'âme avec vous. Cette nuée que je vois au-dessous de moi, cette noirceur et cette lourdeur dont je ris – c'est votre nuée d'orage.
Vous regardez en haut quand vous aspirez à l'élévation. Et moi je regarde en bas puisque je suis élevé.
Qui de vous peut en même temps rire et être élevé?
Celui qui plane sur les plus hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène et de la vie.
Courageux, insoucieux, moqueur, violent – ainsi nous veut la sagesse: elle est femme et ne peut aimer qu'un guerrier.
Vous me dites: "La vie est dure à porter." Mais pourquoi auriez-vous le matin votre fierté et le soir votre soumission?
La vie est dure à porter: mais n'ayez donc pas l'air si tendre! Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux.
Qu'avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble puisqu'une goutte de rosée l'oppresse.
Il est vrai que nous aimons la vie, mais ce n'est pas parce que nous sommes habitués à la vie, mais à l'amour.
Il y a toujours un peu de folie dans l'amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie.
Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semble le mieux connaître le bonheur.
C'est lorsqu'il voit voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et mouvantes – que Zarathoustra est tenté de pleurer et de chanter.
Je ne pourrais croire qu'à un Dieu qui saurait danser.
Et lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel: c'était l'esprit de lourdeur, – c'est par lui que tombent toutes choses.
Ce n'est pas par la colère, mais par le rire que l'on tue. En avant, tuons l'esprit de lourdeur!
J'ai appris à marcher: depuis lors, je me laisse courir. J'ai appris à voler, depuis lors je ne veux pas être poussé pour changer de place.
Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois aud-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi.
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE L'ARBRE SUR LA MONTAGNE
Zarathoustra s'était aperçu qu'un jeune homme l'évitait. Et comme il allait un soir seul par la montagne qui domine la ville appelée "la Vache multicolore", il trouva dans sa promenade ce jeune homme, appuyé contre un arbre et jetant sur la vallée un regard fatigué. Zarathoustra mit son bras autour de l'arbre contre lequel le jeune homme était assis et il parla ainsi:
"Si je voulais secouer cet arbre avec mes mains, je ne le pourrais pas.
Mais le vent que nous ne voyons pas l'agite et le courbe comme il veut. De même nous sommes courbés et agités par des mains invisibles.
Alors le jeune homme se leva stupéfait et il dit: "J'entends Zarathoustra et justement je pensais à lui." Zarathoustra répondit:
"Pourquoi t'effrayes-tu? – Il es est de l'homme comme de l'arbre.
Puis il veut s'élever vers les hauteurs et la clarté, plus profondément aussi ses racines s'enfoncent dans la terre, dans les ténèbres et l'abîme, – dans le mal?"
" Oui, dans le mal! s'écria le jeune homme. Comment est-il possible que tu aies découvert mon âme?"
Zarathoustra se prit à sourire et dit: "Il y a des âmes qu'on ne découvrira jamais, à moins que l'on ne commence par les inventer."
"Oui, dans le mal! s'écria derechef le jeune homme.
Tu disais la vérité, Zarathoustra. Je n'ai plus confiance en moi-même, depuis que je veux monter dans les hauteurs, et personne n'a plus confiance en moi, – d'où cela peut-il donc venir?
Je me transforme trop vite: mon présent réfute mon passé. Je saute souvent des marches quand je monte, – c'est ce que les marches ne me pardonnent pas.
Quand je suis en haut je me trouve toujours seul. Personne ne me parle, le froid de la solitude me fait trembler. Qu'est-ce que je veux donc dans les hauteurs?
Mon mépris et mon désir grandissent ensemble; plus je m'élève, plus je méprise celui qui s'élève. Que veut-il donc dans les hauteurs?
Comme j'ai honte de ma montée et de mes faux pas! Comme je ris de mon souffle haletant! Comme je hais celui qui prend son vol! Comme je suis fatigué lorsque je suis dans les hauteurs!"
Alors le jeune homme se tut. Et Zarathoustra regarda l'arbre près duquel ils étaient debout et il parla ainsi:
"Cet arbre s'élève seul sur la montagne; il a grandi bien au-dessus des hommes et des bêtes.
Et s'il voulait parler, personne ne pourrait le comprendre: tant il a grandi.
Dès lors il attend et il ne cesse d'attendre, – quoi donc? Il habite trop près du siège des nuages: il attend peut-être le premier coup de foudre?"
Quand Zarathoustra eut dit cela, le jeune homme s'écria avec des gestes véhéments: "Oui, Zarathoustra , tu dis la vérité. J'ai désiré ma chute en voulant atteindre les hauteurs, et tu es le coup de foudre que j'attendais! Regarde-moi, que suis-je encore depuis que tu nous es apparu? C'est la jalousie qui m'a tué!" – Ainsi parlait le jeune homme et il pleurait amèrement. Zarathoustra, cependant, mit son bras autour de sa taille et l'emmena avec lui.
Et lorsqu'ils eurent marché côte à côte pendant quelques minutes, Zarathoustra commença à parler ainsi:
J'en ai le coeur déchiré. Mieux que ne le disent tes paroles, ton regard me dit tout le danger que tu cours.
Tu n'es pas libre encore, tu cherches encore la liberté. Tes recherches t'ont rendu noctambule et trop lucide.
Tu veux monter librement vers les hauteurs et ton âme a soif d'étoiles. Mais tes mauvais instincts, eux aussi, ont soif de la liberté.
Tes chiens sauvages veulent être libres; ils aboient de joie dans leur cave, quand ton esprit tend à ouvrir toutes les prisons.
Pour moi, tu es encore un prisonnier qui aspire à la liberté: hélas! l'âme de pareils prisonniers devient prudente, mais elle devient aussi rusée et mauvaise.
Pour celui qui a délivré son esprit il reste encore à se purifier. Il demeure en lui beaucoup de contrainte et de bourbe: il faut que son oeil se purifie.
Oui, je connais le danger que tu cours. Mais par mon amour et mon espoir, je t'en conjure: ne jette pas loin de toi ton amour et ton espoir!
Tu te sens encore noble, et les autres aussi te tiennent pour noble, ceux qui t'en veulent et qui te regardent d'un mauvais oeil. Sache qu'ils ont tous quelqu'un de noble dans leur chemin.
Les bons, eux aussi, ont tous quelqu'un de noble dans leur chemin: et quand même ils l'appelleraient bon, ce ne serait que pour le mettre de côté.
L'homme noble veut créer quelque chose de neuf et une nouvelle vertu. L'homme bon désire les choses vieilles et que les choses vieilles soient conservées.
Mais le danger de l'homme noble n'est pas qu'il devienne bon, mais insolent, railleur et destructeur.
Hélas! j'ai connu des hommes nobles qui perdirent leur plus haut espoir. Et dès lors ils calomnièrent tous les hauts espoirs.
Dès lors ils vécurent, effrontés, en de courts désirs, et à peine se sont-ils tracé un but d'un jour à l'autre.
"L'esprit aussi est une volupté" – ainsi disaient-ils. Alors leur esprit s'est brisé les ailes: maintenant il ne fait plus que ramper et il souille tout ce qu'il dévore.
Jadis ils songeaient à devenir des héros: maintenant ils ne sont plus que des jouisseurs. L'image du héros leur cause de l'affliction et de l'effroi.
Mais par mon amour et par mon espoir, je t'en conjure: ne jette pas loin de toi le héros qui est dans ton âme! Sanctifie ton plus haut espoir! -
Ainsi parlait Zarathoustra.
DES PRÉDICATEURS DE LA MORT
Il y a des prédicateurs de la mort et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher de se détourner de la vie.
La terre est pleine de superflus, la vie est gâtée par ceux qui sont de trop. Qu'on les attire hors de cette vie, par l'appât de la "vie éternelle"!
"Jaunes": c'est ainsi que l'on désigne les prédicateurs de la mort, ou bien on les appelle "noirs". Mais je veux vous les montrer sous d'autres couleurs encore.
Ce sont les plus terribles, ceux qui portent en eux la bête sauvage et qui n'ont pas de choix, si ce n'est entre les convoitises et les mortifications. Et leurs convoitises sont encore des mortifications.