Je marchai près de six heures avec ces barbares, dans l'affreuse position que je viens de vous dire, au bout desquelles, j'aperçus une espèce de bourgade construite avec régularité, et dont la principale maison me parut vaste, et assez belle, quoique de branches d'arbres et de joncs, liés à des pieux. Cette maison était celle du prince, la ville était sa capitale, et j'étais en un mot, dans le royaume de Butua, habité par des peuples antropophages, dont les moeurs et les cruautés surpassent en dépravation tout ce qui a été écrit et dit, jusqu'à présent, sur le compte des peuples les plus féroces. Comme aucun Européen n'était parvenu dans cette partie, que les Portugais n'y avaient point encore pénétré pour lors, malgré le désir qu'ils avaient de s'en emparer, pour établir par là le fil de communication entre leur colonie de Benguele, et celle qu'ils ont à Zimbaoé, près du Zanguebar et du Monomotapa. Comme, dis-je, il n'existe aucune relation de ces contrées, j'imagine que vous ne serez pas fâché d'apprendre quelques détails sur la manière dont ces peuples se conduisent, j'affaiblirai sans doute ce que cette relation pourra présenter d'indécent; mais pour être vrai, je serai pourtant obligé quelquefois de révéler des horreurs qui vous révolteront. Comment pourrai-je autrement vous peindre le peuple le plus cruel et le plus dissolu de la terre?
Aline ici voulut se retirer, mon cher Valcour, et je me flatte que tu reconnais là cette fille sage, qu'alarme et fait rougir la plus légère offense à la pudeur. Mais madame de Blamont soupçonnant le chagrin qu'allait lui causer la perte du récit intéressant de Sainville, lui ordonna de rester, ajoutant qu'elle comptait assez sur l'honnêteté et la manière noble de s'exprimer, de son jeune hôte, pour croire qu'il mettrait dans sa narration, toute la pureté qu'il pourrait, et qu'il gazerait les choses trop fortes.... Pour de la pureté dans les expressions, tant qu'il vous plaira, interrompit le comte; mais pour des gazes, morbleu, mesdames, je m'y oppose; c'est avec toutes ces délicatesses de femmes, que nous ne savons rien, et si messieurs les marins eussent voulu parler plus clair, dans leurs dernières relations, nous connaîtrions aujourd'hui les moeurs des insulaires du Sud, dont nous n'avons que les plus imparfaits détails; ceci n'est pas une historiette indécente: monsieur ne va pas nous faire un roman; c'est une partie de l'histoire humaine, qu'il va peindre; ce sont des développemens de moeurs; si vous voulez profiter de ces récits, si vous désirez y apprendre quelque chose, il faut donc qu'ils soient exacts, et ce qui est gaze, ne l'est jamais. Ce sont les esprits impurs qui s'offensent de tout. Monsieur, poursuivit le comte, en s'adressant à Sainville, les dames qui nous entourent ont trop de vertu, pour que des relations historiques puissent échauffer leur imagination. Plus l'infamie du vice est découverte aux gens du monde, (a écrit quelque part un homme célèbre,) et plus est grande l'horreur qu'en conçoit une âme vertueuse. Y eut-il même quelques obscénités dans ce que vous allez nous dire, eh bien, de telles choses révoltent, dégoûtent, instruisent, mais n'échauffent jamais.... Madame, continua ce vieux et honnête militaire, en fixant madame de Blamont, souvenez-vous que l'impératrice Livie, à laquelle je vous ai toujours comparée, disait que des hommes nuds étaient des statues pour des femmes chastes. Parlez, monsieur, parlez, que vos mots soient décents; tout passe avec de bons termes; soyez honnête et vrai, et sur-tout ne nous cachez rien; ce qui vous est arrivé, ce que vous avez vu, nous paraît trop intéressant, pour que nous en voulions rien perdre.
Le palais du roi de Butua reprit Sainville, est gardé par des femmes noires, jaunes, mulâtres et blafardes8, excepté les dernières, toujours petites et rabougries. Celles que je pus voir, me parurent grandes, fortes, et de l'âge de 20 à 30 ans. Elles étaient absolument nues, dénuées même du pague qui couvre les parties de la pudeur chez les autres peuples de l'Afrique, toutes étaient armées d'arcs et de flèches; dès qu'elles nous virent, elles se rangèrent en haye, et nous laissèrent passer au milieu d'elles. Quoique ce palais n'ait qu'un rez-de-chaussée, il est extrêmement vaste. Nous traversâmes plusieurs appartemens meublés de nattes, avant que d'arriver où était le roi. Des troupes de femmes se tenaient dans les différentes pièces où nous passions. Un dernier poste de six, infiniment mieux faites, et plus grandes, nous ouvrit enfin une porte de claye, qui nous introduisit où se tenait le monarque. On le voyait élevé au fond de cette pièce, dans un gradin, à-demi couché sur des coussins de feuilles, placées sur des nattes très-artistement travaillées; il était entouré d'une trentaine de filles, beaucoup plus jeunes que celles que j'avais vu remplir les fonctions militaires. Il y en avait encore dans l'enfance, et le plus grand nombre, de douze à seize ans. En face du trône, se voyait un autel élevé de trois pieds, sur lequel était une idole, représentant une figure horrible, moitié homme, moitié serpent, ayant les mamelles d'une femme, et les cornes d'un bouc; elle était teinte de sang. Tel était le Dieu du pays; sur les marches de l'autel … le plus affreux spectacle s'offrit bientôt à mes regards. Le prince venait de faire un sacrifice humain; l'endroit où je le trouvais, était son temple, et les victimes récemment immolées, palpitaient encore aux pieds de l'idole.... Les macérations dont le corps de ces malheureuses hosties étaient encore couverts … le sang qui ruisselait de tous cotes … ces têtes séparées des troncs,… achevèrent de glacer mes sens.... Je tressaillis d'horreur.
Le prince demanda qui j'étais, et quand on l'en eut instruit, il me montra du doigt un grand homme blanc, sec et basané, d'environ 65 ans, qui, sur l'ordre du monarque, s'approcha de moi, et me parla sur-le-champ une langue européenne; je dis en italien à cet interprète, que je n'entendais point la langue dont il se servait; il me répondit aussitôt en bon toscan, et nous nous liâmes. Cet homme était portugais; il se nommait Sarmiento, pris, comme je venais de l'être, il y avait environ vingt ans. Il s'était attaché à cette cour, depuis cet intervalle, et n'avait plus pensé à l'Europe. J'appris par son moyen, mon histoire à Ben Mâacoro; (c'était le nom du prince.) Il avait paru en désirer toutes les circonstances; je ne lui en déguisai aucunes. Il rit à gorge déployée, quand on lui dit que j'affrontais tant de périls pour une femme. En voilà deux mille dans ce palais, dit-il, qui ne me feraient seulement pas bouger de ma place. Vous êtes fous, continua-t-il, vous autres Européens, d'idolâtrer ce sexe; une femme est faite pour qu'on en jouisse, et non pour qu'on l'adore; c'est offenser les Dieux de son pays, que de rendre à de simples créatures, le culte qui n'est dû qu'à eux. Il est absurde d'accorder de l'autorité aux femmes, très-dangereux de s'asservir à elles; c'est avilir son sexe, c'est dégrader la nature, c'est devenir esclaves des êtres au-dessus desquels elle nous a placés. Sans m'amuser à réfuter ce raisonnement, je demandai au Portugais où le prince avait acquis ces connaissances sur nos nations. Il en juge sur ce que je lui ai dit, me répondit Sarmiento; il n'a jamais vu d'Européen, que vous et moi. Je sollicitai ma liberté; le prince me fit approcher de lui; j'étais nud: il examina mon corps; il le toucha par-tout, à-peu-près de la même façon qu'un boucher examine un boeuf, et il dit à Sarmiento, qu'il me trouvait trop maigre, pour être mangé, et trop âgé pour ses plaisirs.... Pour ses plaisirs, m'écriai-je.... Eh quoi! ne voilà-t-il pas assez de femmes?… C'est précisément parce qu'il en a de trop, qu'il en est rassasié, me répondit l'interprète.... O Français! ne connais-tu donc pas les effets de la satiété; elle déprave, elle corrompt les goûts, et les rapproche de la nature, en paraissant les en écarter.... Lorsque le grain germe dans la terre, lorsqu'il se fertilise et se reproduit, est-ce autrement que par corruption, et la corruption n'est-elle pas la première des loix génératrices? Quand tu seras resté quelque temps ici, quand tu auras connu les moeurs de cette nation, tu deviendras peut-être plus philosophe.—Ami, dis-je au Portugais, tout ce que je vois, et tout ce que tu m'apprends, ne me donne pas une fort grande envie d'habiter chez elle; j'aime mieux retourner en Europe, où l'on ne mange pas d'hommes, où l'on ne sacrifie pas de filles, et où on ne se sert pas de garçons.—Je vais le demander pour toi, me répondit le Portugais, mais je doute fort que tu l'obtiennes. Il parla en effet au roi, et la réponse fut négative. Cependant on ôta mes liens, et le monarque me dit que celui qui m'expliquait ses pensées, vieillissant, il me destinait à le remplacer; que j'apprendrais facilement, par son moyen, la langue de Butua; que le Portugais me mettrait au fait de mes fonctions à la cour, et qu'on ne me laissait la vie, qu'aux conditions que je les remplirais. Je m'inclinai, et nous nous retirâmes.
Sarmiento m'apprit de quelles espèces étaient ces fonctions; mais préalablement il m'expliqua différentes choses nécessaires à me donner une idée du pays où j'étais. Il me dit que le royaume de Butua était beaucoup plus grand qu'il ne paraissait; qu'il s'étendait d'une part, au midi, jusqu'à la frontière des Hottentots, voisinage qui me séduisit, par l'espérance que je conçus, de regagner un jour par-là, les possessions hollandaises, que j'avais tant d'envie d'atteindre.
Au nord, poursuivit Sarmiento, cet état-ci s'étend jusqu'au royaume de Monoe-mugi; il touche les monts Lutapa, vers l'orient, et confine à l'occident, aux Jagas; tout cela, dans une étendue aussi considérable que le Portugal. De toutes les parties de ce royaume, continua mon instituteur, il arrive chaque mois des tributs de femmes au monarque; tu seras l'inspecteur de cette espèce d'impôt; tu les examineras, mais simplement leur corps; on ne te les montrera jamais que voilées; tu recevras les mieux faites, tu réformeras les autres. Le tribut monte ordinairement à cinq mille; tu en maintiendras toujours sur ce nombre, un complet de deux mille: voilà tes fonctions. Si tu aimes les femmes, tu souffriras sans-doute, et de ne les pas voir, et d'être obligé de les céder, sans en jouir. Au reste, réfléchis à ta réponse; tu sais ce que t'a dit l'empereur: ou cela, ou la mort; il ne ferait peut-être pas la même grâce à d'autres. Mais, d'où vient, demandai-je au Portugais, choisit-il un Européen, pour la partie que tu viens de m'expliquer; un homme de sa nation s'entendrait moins mal, ce me semble, au genre de beauté qui lui convient? Point du tout; il prétend que nous nous y connaissons mieux que ses sujets; quelques réflexions que je lui communiquai sur cela, quand j'arrivai ici, le convainquirent de la délicatesse de mon goût, et de la justesse de mes idées; il imagina de me donner l'emploi dont je viens de te parler. Je m'en suis assez bien acquitté; je vieillis, il veut me remplacer; un Européen se présente à lui, il lui suppose les mêmes lumières, il le choisît, rien de plus simple.
Ma réponse se dictait d'elle-même; pour réussir à l'évasion que je méditais, je devais d'abord mériter de la confiance; on m'offrait les moyens de la gagner; devais-je balancer? Je supposais d'ailleurs Léonore sur les mers d'Afrique; j'étais parti de Maroc. Dans cette opinion; le hasard ne pouvait-il pas l'amener dans cet empire? Voilée ou non, ne la reconnaîtrai-je pas; l'amour égare-t-il; se trompe-t-il à de certains examens?… Mais au moins, dis-je au Portugais, je me flatte que ces morceaux friands, dont il me paraît que le roi se régale, ne seront pas soumis à mon inspection: je quitte l'emploi, s'il faut se mêler des garçons. Ne crains rien, me dit Sarmiento, il ne s'en rapporte qu'à ses yeux, pour le choix de ce gibier; les tributs moins nombreux, n'arrivent que dans son palais, et les choix ne sont jamais faits que par lui. Tout en causant, Sarmiento me promenait de chambre en chambre, et je vis ainsi la totalité du palais, excepté les harems secrets, composés de ce qu'il y avait de plus beau dans l'un et l'autre sexe, mais où nul mortel n'était introduit.
Toutes les femmes du Prince, continua Sarmiento, au nombre de douze mille, se divisent en quatre classes; il forme lui-même ces classes à mesure qu'il reçoit les femmes des mains de celui qui les lui choisit: les plus grandes, les plus fortes, les mieux constituées se placent dans le détachement qui garde son palais; ce qu'on appelle les cinq cens esclaves est formé de l'espèce inférieure à celle dont je viens de parler: ces femmes sont ordinairement de vingt à trente ans; a elles appartient le service intérieur du palais, les travaux des jardins, et généralement toutes les corvées. Il forme la troisième classe depuis seize ans, jusqu'à vingt ans; celles-là servent aux sacrifices; c'est parmi elles que se prennent les victimes immolées à son Dieu. La quatrième classe enfin renferme tout ce qu'il y a de plus délicat et de plus joli depuis l'enfance jusqu'à seize ans. C'est là ce qui sert plus particulièrement à ses plaisirs; ce serait là où se placeraient les blanches, s'il en avait....—En a-t-il eu, interrompis-je avec empressement?—Pas encore, répondit le Portugais; mais il en désire avec ardeur, et ne néglige rien de tout ce qui peut lui en procurer … et l'espérance, à ces paroles, sembla renaître dans mon coeur.
Malgré ces divisions, reprit le Portugais, toutes ces femmes, de quelque classe qu'elles soient, n'en satisfont pas moins la brutalité de ce despote: quand il a envie de l'une d'entr'elles, il envoie un de ses officiers donner cent coups d'étrivières à la femme désirée; cette faveur répond au mouchoir du Sultan de Bisance, elle instruit la favorite de l'honneur qui lui est réservé: dès-lors elle se rend où le Prince l'attend, et comme il en emploie souvent un grand nombre dans le même jour, un grand nombre reçoit chaque matin l'avertissement que je viens de dire.... Ici je frémis: ô Léonore! me dis-je, si tu tombais dans les mains de ce monstre, si je ne pouvais t'en garantir, serait-il possible que ces attraits que j'idolâtre fussent aussi indignement flétris.... Grand Dieu, prive-moi plutôt de la vie que d'exposer Léonore à un tel malheur; que je rentre plutôt mille fois dans le sein de la nature avant que de voir tout ce que j'aime aussi cruellement outragé! Ami repris-je aussi-tôt, tout rempli de l'affreuse idée que le Portugais venait de jeter dans mon esprit, l'exécution de ce raffinement d'horreur dont vous venez de me parler, ne me regardera pas, j'espère....—Non, non, dit Sarmiento, en éclatant de rire, non, tout cela concerne le chef du sérail, tes fonctions n'ont rien de commun avec les siennes: tu lui composes par ton choix dans les cinq mille femmes qui arrivent chaque année, les deux mille sur lesquelles il commande; cela fait, vous n'avez plus rien à démêler ensemble. Bon, répondis-je; car, s'il fallait faire répandre une seule larme à quelques unes de ces infortunées … je t'en préviens … je déserterais le même jour. Je ferai mon devoir avec exactitude, poursuivis-je; mais uniquement occupé de celle que j'idolâtre, ces créatures-ci n'auront assurément de moi ni châtiment, ni faveurs; ainsi, les privations que sa jalousie m'impose, me touche fort peu, comme tu vois.—Ami, me répondit le Portugais, vous me paraissez un galant homme, vous aimez encore comme on faisait au dixième siècle: je crois voir en vous l'un des preux de l'antiquité chevaleresque, et cette vertu me charme, quoique je sois très-loin de l'adopter.... Nous ne verrons plus Sa Majesté du jour: il est tard; vous devez avoir faim, venez vous rafraîchir chez moi, j'achèverai demain de vous instruire.
Je suivis mon guide: il me fit entrer dans une chaumière construite à-peu-près dans le goût de celle du Prince, mais infiniment moins spacieuse. Deux jeunes nègres servirent le souper sur des nattes de jonc, et nous nous plaçâmes à la manière africaine; car notre Portugais, totalement dénaturalisé, avait adopté et les moeurs et toutes les coutumes de la nation chez laquelle il était. On apporta un morceau de viande rôti, et mon saint homme ayant dît son Benedicite, (car la superstition n'abandonne jamais un Portugais) il m'offrit un filet de la chair qu'on venait de placer sur la table.—Un mouvement involontaire me saisit ici malgré moi.—Frère, dis-je avec un trouble qu'il ne m'était pas possible de déguiser, foi d'Européen, je mets que tu me sers là, ne serait-il point par hasard une portion de hanche ou de fesse d'une de ces demoiselles dont le sang inondait tantôt les autels du Dieu de ton maître?… Eh quoi! me répondit flegmatiquement le Portugais, de telles minuties t'arrêteraient-elles? T'imagines-tu vivre ici sans te soumettre à ce régime?—Malheureux! M'écriai-je, en me levant de table, le coeur sur les lèvres, ton régal me fait frémir … j'expirerais plutôt que d'y toucher.... C'est donc sur ce plat effroyable que tu osais demander la bénédiction du Ciel?… Terrible homme! à ce mélange de superstition et de crime, tu n'as même pas voulu déguiser ta Nation.... Va, je t'aurais reconnu sans que tu te nommasses.—Et j'allais sortir tout effrayé de sa maison.... Mais Sarmiento me retenant.—Arrête, me dit-il, je pardonne ce dégoût à tes habitudes, à tes préjugés nationaux; mais c'est trop s'y livrer: cesse de faire ici le difficile, et saches te plier aux situations; les répugnances ne sont que des faiblesses, mon ami, ce sont de petites maladies ce l'organisation, à la cure desquelles on n'a pas travaillé jeune, et qui nous maîtrisent quand nous leur avons cédé. Il en est absolument de ceci comme de beaucoup d'autres choses: l'imagination séduite par des préjugés nous suggère d'abord des refus … on essaie … on s'en trouve bien, et le goût se décide quelquefois avec d'autant plus de violence, que l'éloignement avait plus de force en nous. Je suis arrivé ici comme toi, entêté de sottes idées nationales; je blâmais tout … je trouvais tout absurde: les usages de ces peuples m'effrayaient autant que leurs moeurs, et maintenant je fais tout comme eux. Nous appartenons encore plus à l'habitude qu'à la nature, mon ami; celle-ci n'a fait que nous créer, l'autre nous forme; c'est une folie que de croire qu'il existe une bonté morale: toute manière de se conduire, absolument indifférente en elle-même, devient bonne ou mauvaise en raison du pays qui la juge; mais l'homme sage doit adopter, s'il veut vivre heureux, celle du climat où le sort le jette.... J'eus peut-être fait comme toi à Lisbonne.... A Butua je fais comme les nègres.... Eh que diable veux-tu que je te donne à souper, dès que tu ne veux pas te nourrir de ce dont tout le monde mange?… J'ai bien là un vieux singe, mais il sera dur; je vais ordonner qu'on te le fasse griller.—Soit, je mangerai sûrement avec moins de dégoût la culotte on le râble de ton singe, que les carnosités des sultanes de ton roi.—Ce n'en est pas, morbleu, nous ne mangeons pas la chair des femmes; elle est filandreuse et fade, et tu n'en verras jamais servir nulle part9. Ce mets succulent que tu dédaignes, est la cuisse d'un Jagas tué au combat d'hier, jeune, frais, et dont le suc doit être délicieux; je l'ai fait cuire au four, il est dans son jus … regarde.... Mais qu'à cela ne tienne, trouve bon seulement pendant que tu mangeras mon singe, que je puisse avaler quelques morceaux de ceci.—Laisse-là ton singe, dis-je à mon hôte en apercevant un plat de gâteaux et de fruits qu'on nous préparait sans doute pour le dessert. Fais ton abominable souper tout seul, et dans un coin opposé le plus loin que je pourrai de toi; laisse-moi m'alimenter de ceci, j'en aurai beaucoup plus qu'il ne faut.