Mon cher compatriote, me dit l'Européen cannibalisé, tout en dévorant son Jagas, tu reviendras de ces chimères: je t'ai déjà vu blâmer beaucoup de choses ici, dont tu finiras par faire tes délices; il n'y a rien où l'habitude ne nous ploie; il n'y a pas d'espèce de goût qui ne puisse nous venir par l'habitude.—A en juger par tes propos, frère, les plaisirs dépravés de ton maître sont donc déjà devenus les tiens?—Dans beaucoup de choses, mon ami, jette les yeux sur ces jeunes nègres, voilà ceux qui, comme chez lui, m'apprennent à me passer de femmes, et je te réponds qu'avec eux je ne me doute pas des privations.... Si tu n'étais pas si scrupuleux, je t'en offrirais.... Comme de ceci, dit-il en montrant la dégoûtante chair dont il se repaissait.... Mais tu refus rais tout de même.—Cesse d'en douter, vieux pécheur, et convaincs-toi bien que j'aimerais mieux déserter ton infâme pays, au risque d'être mangé par ceux qui l'habitent, que d'y rester une minute aux dépens de la corruption de mes moeurs.—Ne comprends pas dans la corruption morale l'usage de manger de la chair humaine. Il est aussi simple de se nourrir d'un homme que d'un boeuf10. Dis si tu veux que la guerre, cause de la destruction de l'espèce, est un fléau; mais cette destruction faite, il est absolument égal que ce soient les entrailles de la terre ou celles de l'homme qui servent de sépulcre à des élémens désorganisés.—Soit; mais s'il est vrai que cette viande excite la gourmandise, comme le prétendent et toi, et ceux qui en mangent, le besoin de détruire peut s'ensuivre de la satisfaction de cette sensualité, et voilà dès l'instant des crimes combinés, et bientôt après des crimes commis. Les Voyageurs nous apprennent que les sauvages mangent leurs ennemis, et ils les excusent, en affirmant qu'ils ne mangent jamais que ceux-là; et qui assurera que les sauvages, qui, à la vérité ne dévorent aujourd'hui que ceux qu'ils ont pris à la guerre, n'ont pas commencé par faire la guerre pour avoir le plaisir de manger des hommes? Or, dans, ce cas, y aurait-il un goût plus condamnable et plus dangereux, puisqu'il serait devenu la première cause qui eût armé l'homme contre son semblable, et qui l'eût contraint à s'entre-détruire?—N'en crois rien, mon ami, c'est l'ambition, c'est la vengeance, la cupidité, la tyrannie; ce sont toutes ces passions qui mirent les armes à la main de l'homme, qui l'obligèrent à se détruire; reste à savoir maintenant si cette destruction est un aussi grand mal que l'on se l'imagine, et si, ressemblant aux fléaux que la nature envoie dans les mêmes principes, elle ne la sert pas tout comme eux. Mais ceci nous entraînerait bien loin: il faudrait analyser d'abord, comment toi, faible et vile créature, qui n'as la force de rien créer, peux t'imaginer de pouvoir détruire; comment, selon toi, la mort pourrait être une destruction, puisque la nature n'en admet aucune dans ses loix, et que ses actes ne sont que des métempsycoses et des reproductions perpétuelles; il faudrait en venir ensuite à démontrer comment des changemens de formes, qui ne servent qu'à faciliter ses créations, peuvent devenir des crimes contre ses loix, et comment la manière de les aider ou de les servir, peut en même-tems les outrager. Or, tu vois que de pareilles discussions prendraient trop sur le tems de ton sommeil, va te coucher, mon ami, prends un de mes nègres, si cela te convient, ou quelques femmes, si elles te plaisent mieux.—Rien ne me plaît, qu'un coin pour reposer, dis-je à mon respectable prédécesseur.—Adieu, je vais dormir en détestant tes opinions, en abhorrant tes moeurs, et rendant grâce pourtant au ciel du bonheur que j'ai eu de te rencontrer ici.
Il faut que j'achève de te mettre au fait de ce qui regarde le maître que tu vas servir, me dit Sarmiento en venant m'éveiller le lendemain; suis-moi, nous jaserons tout en parcourant la campagne.
«Il est impossible de te peindre, mon ami, reprit le Portugais, en quel avilissement sont les femmes dans ce pays-ci: il est de luxe d'en avoir beaucoup … d'usage de s'en servir fort peu. Le pauvre et l'opulent, tout pense ici de même sur cette matière; aussi, ce sexe remplit-il dans cette contrée les mêmes soins que nos bêtes de somme en Europe: ce sont les femmes qui ensemencent, qui labourent, qui moissonnent; arrivées à la maison, ce sont elles qui préparent à manger, qui approprient, qui servent, et pour comble de maux, toujours elles qu'on immole aux Dieux. Perpétuellement en butte à la férocité de ce peuple barbare, elles sont tour-à-tour victimes de sa mauvaise humeur; de son intempérance et de sa tyrannie; jette les yeux sur ce champ de maïs, vois ces malheureuses nues courbées dans le sillon, qu'elles entr'ouvrent, et frémissantes sous le fouet de l'époux qui les y conduit; de retour chez cet époux cruel, elles lui prépareront son dîner; le lui serviront, et recevront impitoyablement cent coups de gaules pour la plus légère négligence.»—La population doit cruellement souffrir de ces odieuses coutumes?—«Aussi est-elle presqu'anéantie; deux usages singuliers y contribuent plus que tout encore: le premier est l'opinion où est ce peuple qu'une femme est impure huit jours avant et huit jours après l'époque du mois où la nature la purge; ce qui n'en laisse pas huit dans le mois où il la croie digne de lui servir. Le second usage, également destructeur de la population, est l'abstinence rigoureuse à laquelle est condamnée une femme après couches: son mari ne la voit plus de trois ans. On peut joindre à ces motifs de dépopulation l'ignominie que jette ce peuple sur cette même femme dès qu'elle est enceinte: de ce moment elle n'ose plus paraître, on se moque d'elle, on la montre au doigt, les temples mêmes lui sont fermés11. Une population autrefois trop forte dût autoriser ces anciens usages: un peuple trop nombreux, borné de manière à ne pouvoir s'étendre ou former des colonies, doit nécessairement se détruire lui-même, mais ces pratiques meurtrières deviennent absurdes aujourd'hui dans un royaume qui s'enrichirait du surplus de ses sujets, s'il voulait communiquer avec nous. Je leur ai fait cette observation, ils ne la goûtent point; je leur ai dit que leur nation périrait avant un siècle, ils s'en moquent. Mais cette horreur pour la propagation de son espèce est empreinte dans l'âme des sujets de cet empire; elle est bien autrement gravée dans l'âme du monarque qui le régit: non-seulement ses goûts contrarient les voeux de la nature; mais, s'il lui arrive même de s'oublier avec une femme, et qu'il soit parvenu à la rendre sensible, la peine de mort devient la punition de trop d'ardeur de cette infortunée; elle ne double son exis en ce que pour perdre aussi-tôt la sienne: aussi, n'y a-t-il sortes de précautions que ne prennent ces femmes pour empêcher la propagation, ou pour la détruire. Tu t'étonnais hier de leur quantité, et néanmoins sur ce nombre immense à peine y en a-t-il quatre cent en état de servir chaque jour. Enfermées avec exactitude dans une maison particulière tout le tems de leurs infirmités, reléguées, punies, condamnées à mort pour la moindre chose,… immolées aux Dieux, leur nombre diminue à chaque moment; est-ce trop de ce qui reste pour le service des jardins, du palais, et des plaisirs du souverain?»—Eh quoi! dis-je, parce qu'une femme accomplit la loi de la nature, elle deviendra de cet instant impropre au service des jardins de son maître? Il est déjà, ce me semble assez cruel de l'y faire travailler, sans la juger indigne de ce fatiguant emploi, parce qu'elle subit le sort qu'attache le ciel à son humanité.—«Cela est pourtant: l'Empereur ne voudrait pas qu'en cet état les mains mêmes d'une femme touchassent une feuille de ses arbres.»—Malheur à une nation assez esclave de ses préjugés pour penser ainsi; elle doit être fort près de sa ruine.—« Aussi y touche-t-elle, et tel étendu que soit le royaume, il ne contient pas aujourd'hui trente mille âmes. Miné de par-tout par le vice et la corruption, il va s'écrouler de lui-même, et les Jagas en seront bientôt maîtres; Tributaires aujourd'hui, demain ils seront vainqueurs; il ne leur manque qu'un chef pour opérer cette révolution.»—Voilà donc le vice dangereux, et la corruption des moeurs pernicieuse?—Non pas généralement, je ne l'accorde que relativement à l'individu ou à la nation, je le nie dans le plan général. Ces inconvéniens sont nuls dans les grands desseins de la nature; et qu'importe à ses loix qu'un empire soit plus ou moins puissant, qu'il s'agrandisse par ses vertus, ou se détruise par sa corruption; cette vicissitude est une des premières loix de cette main qui nous gouverne; les vices qui l'occasionnent sont donc nécessaires. La nature ne crée que pour corrompre: or, si elle ne se corrompt que par des vices, voilà le vice une de ses loix. Les crimes des tyrans de Rome, si funestes aux particuliers, n'étaient que les moyens dont se servait la nature pour opérer la chute de l'empire; voilà donc les conventions sociales opposées à celles de la nature; voilà donc ce que l'homme punit, utile aux loix du grand tout; voilà donc ce qui détruit l'homme, essentiel au plan général. Vois en grand, mon ami, ne rapetisse jamais tes idées; souviens-toi que tout sert à la nature, et qu'il n'y a pas sur la terre une seule modification dont elle ne retire un profit réel.—Eh quoi! la plus mauvaise de toutes les actions la servirait donc autant que la meilleure?—Assurément: l'homme vraiment sage doit voir du même oeil; il doit être convaincu de l'indifférence de l'un ou l'autre de ces modes, et n'adopter que celui des deux qui convient le mieux à sa conservation ou à ses intérêts; et telle est la différence essentielle qui se trouve entre les vues de la nature et celles du particulier, que la première gagne presque toujours à ce qui nuit à l'autre; que le vice devient utile à l'une, pendant que l'autre y trouve souvent sa ruine; l'homme fait donc mal, si tu veux, en se livrant à la dépravation de ses moeurs ou a la perversité de ses inclinations; mais le mal qu'il fait n'est que relatif au climat sous lequel il vit: juges-le d'après l'ordre général, il n'a fait qu'en accomplir les loix; juges-le d'après lui-même, tu verras qu'il s'est délecté.—Ce système anéantit toutes les vertus.—Mais la vertu n'est que relative, encore une fois, c'est une vérité dont il faut se convaincre avant de faire un pas sous les portiques du lycée: voilà pourquoi je te disais hier, que je ne serais pas à Lisbonne ce que je ferais ici; il est faux qu'il y ait d'autres vertus que celles de convention, toutes sont locales, et la seule qui soit respectable, la seule qui puisse rendre l'homme content, est celle du pays où il est; crois-tu que l'habitant de Pékin puisse être heureux dans son pays d'une vertu française, et réversiblement le vice chinois donnera-t-il des remords à un Allemand?—C'est une vertu bien chancelante, que celle dont l'existence n'est point universelle.—Et que t'importe sa solidité, qu'as-tu besoin d'une vertu universelle, dès que la nationale suffit à ton bonheur?—Et le Ciel? tu l'invoquais hier.—Ami, ne confonds pas des pratiques habituelles avec les principes de l'esprit: j'ai pu me livrer hier à un usage de mon pays, sans croire qu'il y ait une sorte de vertu qui plaise plus à l'Éternel qu'une autre.... Mais revenons: nous étions sortis pour politiquer, et tu m'ériges en moraliste, quand je ne dois être qu'instituteur.
Il y a long-tems, reprit Sarmiento, que les Portugais désirent d'être maîtres de ce royaume, afin que leurs colonies puissent se donner la main d'une cote à l'autre, et que rien, du Mosa Imbique à Binguelle, ne puisse arrêter leur commerce. Mais ces peuples-ci n'ont jamais voulu s'y prêter.—Pourquoi ne t'a-t-on pas chargé de la négociation, dis-je au Portugais.—Moi? Apprends à me connaître; ne devines-tu pas à mes principes, que je n'ai jamais travaillé que pour moi: lorsque j'ai été conduit comme toi dans cet empire, j'étais exilé sur les côtes d'Afrique pour des malversations dans les mines de diamans de Rio-Janeïro, dont j'étais intendant; j'avais, comme cela se pratique en Europe, préféré ma fortune à celle du Roi; j'étais devenu riche de plusieurs millions, je les dépensais dans le luxe et dans l'abondance: on m'a découvert; je ne volais pas assez, un peu plus de hardiesse, tout fût resté dans le silence; il n'y a jamais que les malfaiteurs en sous-ordre qui se cassent le cou, il est rare que les autres ne réussissent pas; je devais d'ailleurs user de politique, je devais feindre la réforme, au lieu d'éblouir par mon faste; je devais comme font quelque fois vos ministres en France, vendre mes meubles et me dire ruiné12, je ne l'ai pas fait, je me suis perdu. Depuis que j'étudie les hommes, je vois qu'avec leurs sages loix et leurs superbes maximes, ils n'ont réussi qu'à nous faire voir que le plus coupable était toujours le plus heureux; il n'y a d'infortuné que celui qui s'imagine faussement devoir compenser par un peu de bien le mal où son étoile l'entraîne. Quoi qu'il en soit, si j'étais resté dans mon exil, j'aurais été plus malheureux, ici du moins, j'ai encore quelqu'autorité: j'y joue un espèce de rôle; j'ai pris la parti d'être intrigant bas et flatteur, c'est celui de tous les coquins ruinés; il m'a réussi: j'ai promptement appris la langue de ces peuples, et quelques affreuses que soient leurs moeurs, je m'y suis conformé; je te l'ai déjà dit, mon cher, la véritable sagesse de l'homme est d'adopter la coutume du pays où il vit. Destiné à me remplacer, puisse-tu penser de même, c'est le voeu le plus sincère que je puisse faire pour ton repos.—Crois-tu donc que j'aie le dessein de passer comme toi mes jours ici?—N'en dis mot, si ce n'est pas ton projet; ils ne souffriraient pas que tu les quittasses après les avoir connus, ils craindraient que tu n'instruisisse les Portugais de leur faiblesse; ils te mangeraient plutôt que de te laisser partir.—Achève de m'instruire, ami, quel besoin tes compatriotes ont-ils de s'emparer de ces malheureuses contrées?—Ignores-tu donc que nous sommes les courtiers de l'Europe, que c'est nous qui fournissons de nègres tous les peuples commerçans de la terre.—Exécrable métier, sans doute, puisqu'il ne place votre richesse et votre félicité que dans le désespoir et l'asservissement de vos frères.—O Sainville! je ne te verrai donc jamais philosophe; où prends-tu que les hommes soient égaux? La différence de la force et de la faiblesse établie par la nature, prouve évidemment qu'elle a soumis une espèce d'homme à l'autre, aussi essentiellement qu'elle a soumis les animaux à tous. Il n'est aucune nation qui n'ait des castes méprisées: les nègres sont à l'Europe ce qu'étaient les Ilotes aux Lacédémoniens, ce que sont les Parias aux peuples du Gange. La chaîne des devoirs universels est une chimère, mon ami, elle peut s'étendre d'égal à égal, jamais du supérieur à l'inférieur; la diversité d'intérêt détruit nécessairement la ressemblance des rapports. Que veux-tu qu'il y ait de commun entre celui qui peut tout, et celui qui n'ose rien? Il ne s'agit pas de savoir lequel des deux a raison; il n'est question que d'être persuadé que le plus faible a toujours tort: tant que l'or, en un mot, sera regardé comme la richesse d'un État, et que la nature l'enfouira dans les entrailles de la terre, il faudra des bras pour l'en tirer; ceci posé, voilà la nécessité de l'esclavage établie; il n'y en avait pas, sans doute, à ce que les blancs subjuguassent les noirs, ceux-ci pouvaient également asservir les autres; mais il était indispensable qu'une des deux nations fût sous le joug, il était dans la nature que ce fût le plus faible, et les noirs devenaient tels, et par leurs moeurs, et par leur climat. Quelque objection que tu puisses faire, enfin, il n'est pas plus étonnant de voir l'Europe enchaîner l'Afrique, qu'il ne l'est de voir un bouclier assommer le boeuf qui sert à te nourrir; c'est par-tout la raison du plus fort; en connais-tu de plus éloquente?—Il en est sans doute de plus sages: formés par la même main, tous les hommes sont frères, tous se doivent à ce titre des secours mutuels, et si la nature en a créé de plus faibles, c'est pour préparer aux autres le charme délicieux de la bienfaisance et de l'humanité.... Mais revenons au fond de la question, tu rends un continent malheureux pour fournir de l'or aux trois autres; est-il bien vrai que cet or soit la vraie richesse d'un État? Ne jetons les yeux que sur ta Patrie: dis-moi Sarmiento, crois-tu le Portugal, plus florissant depuis qu'il exploite des mines? Partons d'un point: en 1754, il avait été apporté dans ton Royaume plus de deux milliards des mines du Brésil depuis leur ouverture, et cependant à cette époque ta Nation ne possédait pas cinq millions d'écus: vous deviez aux Anglais cinquante millions, et par conséquent rien qu'à un seul de vos créanciers trente-cinq fois plus que vous ne possédiez; si votre or vous appauvrit à ce point, pourquoi sacrifiez-vous tant au désir de l'arracher du sein de la terre? Mais si je me trompe, s'il vous enrichit, pourquoi dans ce cas l'Angleterre vous tient-elle sous sa dépendance?—C'est l'agrandissement de votre monarchie qui nous a précépité dans les bras de l'Angleterre, d'autres causes nous y retiennent peut-être; mais voilà la seule qui nous y a placé. La maison de Bourbon ne fut pas plutôt sur le trône d'Espagne, qu'au lieu de voir dans vous un appui comme autrefois, nous y redoutâmes un ennemi puissant; nous crûmes trouver dans les Anglais ce que les Espagnols avaient en vous, et nous ne rencontrâmes en eux que des tuteurs despotes, qui abusèrent bientôt de notre faiblesse; nous nous forgeâmes des fers sans nous en douter. Nous permîmes l'entrée des draps d'Angleterre sans réfléchir au tort que nous faisions à nos manufactures par cette tolérance, sans voir que les Anglais ne nous accordaient en retour d'un tel gain pour eux, et d'une si grande perte pour nous, que ce qu'avait déjà établi leur intérêt particulier, telle fut l'époque de notre ruine, non-seulement nos manufactures tombèrent, non-seulement celles des Anglais anéantirent les nôtres, mais les comestibles que nous leur fournissions n'équivalant pas à beaucoup près les draps que nous recevions d'eux, il fallut enfin les payer de l'or que nous arrachions du Brésil; il fallut que les galions passassent dans leurs ports sans presque mouiller dans les nôtres.—Et voilà comme l'Angleterre s'empara de votre commerce, vous trouvâtes plus doux d'être menés, que de conduire; elle s'éleva sur vos raines, et le ressort de votre ancienne industrie entièrement rouillé dans vos mains, ne fut plus manié que par elle. Cependant le luxe continuait de vous miner: vous aviez de l'or, mais vous le vouliez manufacturé; vous l'envoyiez à Londres pour le travailler, il vous en coûtait le double, puisque vous ôtiez d'une part dans la masse de l'or monnoyé celui que vous faisiez façonner pour votre luxe, et celui dont vous étiez encore obligé de payer la main-d'oeuvre. Il n'y avait pas jusqu'à vos crucifix, vos reliquaires, vos chapelets, vos ciboires, tous ces instrumens idolâtres dont la superstition dégrade le culte pur de l'Éternel, que vous ne fissiez faire aux Anglais; ils surent enfin vous subjuguer au point de se charger de votre navigation de l'ancien monde, de vous vendre des vaisseaux et des munitions pour vos établissemens du nouveau; vous enchaînant toujours de plus en plus, ils vous ravirent jusqu'à votre propre commerce intérieur: on ne voyait plus que des magasins anglais à Lisbonne, et cela sans que vous y fissiez le plus léger profit; il allait tout à leurs commettans; vous n'aviez dans tout cela que le vain honneur de prêter vos noms; ils furent plus loin: non-seulement ils ruinèrent votre commerce, mais ils vous firent perdre votre crédit, en vous contraignant à n'en avoir plus d'autre que le leur, et ils vous rendirent par ce honteux asservissement les jouets de toute l'Europe. Une nation tellement avilie doit bientôt s'anéantir: vous l'avez vu, les arts, la littérature, les sciences se sont ensevelis sous les ruines de votre commerce, tout s'altère dans un État quand le commerce languit; il est à la Nation ce qu'est le suc nourricier aux différentes parties du corps, il ne se dissout pas que l'entière organisation ne s'en ressente. Vous tirer de cet engourdissement serait l'ouvrage d'un siècle, dont rien n'annonce l'aurore; vous auriez besoin d'un Czar Pierre, et ces génies-là ne naissent pas chez le peuple que dégrade la superstition: Il faudrait commencer par secouer le joug de cette tyrannie religieuse, qui vous affaiblit et vous déshonore; peu-à-peu l'activité renaîtrait, les marchands étrangers reparaîtraient dans vos ports, vous leur vendriez les productions de vos colonies, dont les Anglais n'enlèvent que l'or; par ce moyen, vous ne vous apercevriez pas de ce qu'ils vous ôtent, il vous en resterait autant qu'ils vous en prennent, votre crédit se rétablirait, et vous vous affranchiriez du joug en dépit d'eux.—C'est pour arriver là que nous ranimons nos manufactures.—Il faudrait avant cultiver vos terres, vos manufactures ne seront pour vous des sources de richesses réelles, que quand vous aurez dans votre propre sol la première matière qui s'y emploie; quel profit ferez-vous sur vos draps; si vous êtes obligés d'acheter vos laines? Quel gain retirerez-vous de vos soies, quand vous ne saurez conduire ni vos mûriers, ni vos cocons? Que vous rapporteront vos huiles, quand vous ne soignerez pas vos oliviers? A qui débiterez-vous vos vins, quand d'imbéciles réglemens vous feront arracher vos seps, sous prétexte de semer du bled à leur place, et que vous pousserez l'imbécillité au point de ne pas savoir que le bled ne vient jamais bien dans le terrain propre à la vigne.—L'inquisition nous enlève les bras auxquels nous avons confié la plus grande partie de ces détails; ces braves agriculteurs qu'elle condamne et qu'elle exile, nous avaient appris en cultivant le sol des terres dont nous nous contentions de fouiller les entrailles, ou pouvait rendre une colonie plus utile à sa métropole, que par tout l'or que cette colonie pouvait offrir; la rigueur de ce tribunal de sang est une des premières causes de notre décadence.—Qui vous empêche de l'anéantir? Pourquoi n'osez-vous envers lui ce que vous avez osé envers les Jésuites, qui ne vous avaient jamais fait autant de mal? Détruisez, anéantissez sans pitié ce ver rongeur qui vous mine insensiblement; enchaînez de leurs propres fers ces dangereux ennemis de la liberté et du commerce; qu'on ne voie plus qu'un auto-da-fè à Lisbonne, et que les victimes consumées soient les corps de ces scélérats; mais si vous aviez jamais ce courage, il arriverait alors quelque chose de fort plaisant, c'est que les Anglais, ennemis avec raison de ce tribunal affreux, en deviendraient pourtant les défenseurs; ils le protégeraient, parce qu'il sert leurs vues; ils le soutiendraient, parce qu'ils vous tient dans l'asservissement où ils vous veulent: ce serait l'histoire des Turcs protégeant autrefois le Pape contre les Vénitiens, tant il est vrai que la superstition est d'un secours puissant dans les mains du despotisme, et que notre propre intérêt nous engage souvent à faire respecter aux autres ce que nous méprisons nous-mêmes. Croyez-moi; qu'aucune considération secondaire, qu'aucun respect puéril ne vous fasse négliger votre agriculture; une nation n'est vraiment riche que du superflu de son entretien, et vous n'avez pas même le nécessaire; ne vous rejetez pas sur la faiblesse de votre population, elle est assez nombreuse pour donner à votre sol toute la vigueur dont il est susceptible; ce ne sont point vos bras qui sont faibles, c'est le génie de votre administration; sortez de cette inertie qui vous dessèche. Appauvri, végétant sur votre monceau d'or, vous me donnez l'idée de ces plantes qui ne s'élèvent un instant au-dessus du sol que pour retomber l'instant d'après faute de substance; rétablissez sur-tout cette marine, dont vous tiriez tant de lustre autrefois; rappelez ces tems glorieux où le pavillon portugais s'ouvrait les portes dorées de l'Orient; où, doublant le premier avec courage, (le Cap inconnu de l'Afrique) il enseignait aux Nations de la terre la route de ces Indes précieuses, dont elles ont tiré tant de richesses.... Aviez-vous besoin des Anglais alors?… Servaient-ils de pilotes à vos navires? Sont-ce leurs armes qui chassèrent les Maures du Portugal? Sont-ce eux qui vous aidèrent jadis dans vos démêlés particuliers? Vous ont-ils établis en Afrique? En un mot, jusqu'à l'époque de votre faiblesse, sont-ce eux qui vous ont fait vivre, et n'êtes-vous pas le même peuple? Ayez des alliés enfin; mais n'ayez jamais de protecteurs.—Pour en venir à ce point, ce n'est pas seulement à l'inquisition qu'il faudrait s'en prendre, ce devrait être à la masse entière du clergé: il faudrait retrancher ses membres des conseils et des délibérations; uniquement occupé de faire des bigots de nous, il nous empêchera toujours d'être négocians, guerriers ou cultivateurs, et comment anéantir cette puissance dont notre faiblesse a nourri l'empire?—Par les moyens qu'Henri VIII prit en Angleterre: il rejeta le frein qui gênait son peuple; faites de même. Cette inquisition qui vous fait aujourd'hui frémir, la redoutiez-vous autant lorsque vous condamnâtes à mort le grand inquisiteur de Lisbonne, pour avoir trempé dans la conjuration qui se forma contre la maison de Bragance? Ce que vous avez pu dans un tems, pourquoi ne l'osez-vous pas dans un autre? Ceux qui conspirent contre l'État ne méritent-ils pas un sort plus affreux que ceux qui cabalent contre des rois?—N'espérez point un pareil changement, ce serait risquer de soulever la Nation, que de lui enlever les hochets religieux dont elle s'amuse depuis tant de siècles. Elle aime trop les fers dont on l'accable, pour les lui voir briser jamais; disons mieux, la puissance des Anglais a trop d'activité, sur nous, pour que rien de tout, cela nous devienne possible. Notre premier tort est d'avoir plié sous le joug.... Nous n'en sortirons jamais. Nous sommes comme ces enfans trop accoutumés aux lisières, ils tombent dès qu'on les leur ôte; peut-être vaut-il mieux pour nous que nous restions comme nous sommes: toute variation est nuisible dans l'épuisement.